Après le meurtre de Samuel Paty, je suis restée en état de sidération. L'information tournait dans ma tête mais j'avais l'impression que mon cerveau était incapable de la traiter. C'est d'ailleurs peut-être encore un peu le cas, je reste collée à l'énormité symbolique et concrète de l'événement. Un prof a été décapité pour avoir enseigné la liberté d'expression.
Je ne suis pas spécialiste de l'islamisme, ni enseignante, ni très au fait de l'histoire de la Tchétchénie.
Mais au bout de deux jours, alors que Patrick Boucheron lâchait publiquement un «mais fermez vos gueules» à l'attention des commentateurs qui tournaient non-stop dans les médias, j'ai eu l'impression que celles et ceux qui parlaient en profitaient pour nous faire un hold-up politique. Ces gens, qui n'avaient pas l'air d'être tellement plus experts que moi sur ces sujets, avaient trouvé les vrais coupables.
Ce n'était même plus le terroriste. Ni certains parents d'élèves. Ni certains imams.
Brusquement, les vrais coupables, c'était toute une partie des discours de gauche.
Brusquement, Manuel Valls était donné en exemple.
Manuel Valls qui accuse qui d'être responsable de la mort de Samuel Paty? Rien de moins que La France insoumise, la gauche journalistique, Edwy Plenel, la gauche radicale, l'Unef, la Ligue de l'enseignement, la Ligue des droits de l'Homme.
Par je ne sais quel tour rhétorique, le fait d'avoir répété qu'il ne fallait pas tenir pour responsables des attentats tous les musulmans fait désormais de vous un suppôt du terrorisme.
Jean-Michel Blanquer a même parlé de «complicité intellectuelle du terrorisme», visant les universitaires qu'il soupçonne du fameux islamo-gauchisme, dont on taxe désormais n'importe qui. On est arrivé à un stade où, quand Gérald Darmanin dit qu'il est choqué par les rayons halal et qu'on fait remarquer que c'est une phrase digne de l'extrême droite, on est direct catalogué islamo-gauchiste.
Mais ce n'est pas tout. Si j'ai bien compris, accepter la présence de femmes qui portent le voile dans l'espace public fait également de vous un·e islamo-gauchiste. Pareil si vous trouvez normal qu'elles aient le droit de parler.
Ça ne vous dérange pas que des mères d'élèves qui portent un voile accompagnent une sortie scolaire au Louvre? Vous êtes complice de terrorisme.
La manière dont ces personnes –Jean-Michel Blanquer ou Gérald Darmanin– mélangent tout me terrifie. Comme le disait Leïla Slimani il y a un mois dans «C politique», où est la nuance? Où est l'humain?
Encore sous le choc de la mort de Samuel Paty, alors que j'attendais une analyse calme et intelligente de ce qui venait de se passer, j'avais l'impression de voir s'ouvrir les vannes de la haine idiote et démago, une turbine géante qui brasserait de la haine à plein régime. Sur le site de Télérama, Samuel Gontier a très bien résumé le processus en un article, intitulé «Après le meurtre de Samuel Paty, le concours Lépine des idées d'extrême droite».
J'avais presque l'impression qu'on me disait à moi que j'étais coupable. Ces gens créaient une affinité intellectuelle entre moi, qui pense que toute personne mérite le respect, et un Tchétchène qui décapite un prof.
Ça avait de quoi faire griller les neurones.
Mais ce n'était qu'une impression plus ou moins diffuse jusqu'à ce que Pascal Bruckner accuse ouvertement Rokhaya Diallo d'être responsable de l'attentat contre Charlie.
On en est là de l'ignominie.
Il n'y a aucun avantage moral à être victime de terrorisme
Ce que dit Bruckner est extrêmement dangereux. En tenant publiquement ces propos, il désigne Diallo comme cible. Il dit «regardez, c'est à cause d'elle, elle est coupable». Il fait donc exactement ce qu'il lui reproche: il mène un procès public, et ce faisant, il justifie d'éventuelles violences contre elle. Dans cette période de grande violence, de tous côtés, accuser ainsi quelqu'un est irresponsable.
Peut-être ne se rend-il pas compte du nombre de menaces qui pèsent déjà sur certaines militantes? Pourtant, il suffit de voir la manière dont a été traitée Alice Coffin ces dernières semaines, qui a dû être placée sous protection policière, pour en avoir un aperçu.
Mais non, Bruckner nous tient toujours le même discours, ce serait le néo-féminisme qui serait menaçant, qui condamnerait des hommes, qui ferait régner la terreur dans les médias. Comme il n'était plus à ça près, il a encore ressorti une déclaration tronquée de Caroline de Haas. Il y a certains hommes, vous les écoutez, vous avez l'impression de vivre dans une dimension parallèle où Caroline de Haas est présidente de la République. (Et c'est toujours un bonheur de les entendre dénoncer cette hyperpuissance médiatique des féministes, alors qu'ils ont leurs ronds de serviette dans toutes les matinales radio de France.)
Qu'il y ait de la part de Pascal Bruckner une grande méconnaissance de la situation ne m'étonne pas franchement. Qu'il s'autorise à parler à tort et à travers malgré sa méconnaissance ne m'étonne pas davantage.
Mais est-il si ignorant?
J'ai été stupéfaite par son cynisme. En début d'interview, sur France Inter, il explique que l'une de ses grandes inquiétudes, c'est qu'un déséquilibré s'attaque à une mosquée parce qu'alors «cela nous ferait perdre l'avantage moral».
Ce ne serait pas grave parce que des gens mourraient.
Ce qui l'embêterait, ce serait que cela nous ferait perdre un avantage moral.
Je le cite in extenso: «Ma deuxième inquiétude, c'est l'action d'un déséquilibré, d'un extrémiste, qui va commencer, on a déjà vu l'exemple peut-être au Champ-de-Mars, qui va aller tirer sur une mosquée, qui va vouloir aller frapper des femmes voilées, et si un tel événement se produisait ou se répétait plusieurs fois, nous perdrions l'avantage moral que nous avons gagné en tant que nation victime du terrorisme islamiste.»
Peut-on dire quelque chose de plus ignoble?
Quel avantage moral gagne-t-on à voir des gens se faire massacrer à un concert ou à une terrasse de bar?
Quel est ce calcul dégueulasse?
Il n'y a aucun avantage moral en soi à être victime de terrorisme. Ce qui peut nous en faire gagner, en revanche, c'est la manière dont la société réagit à ces attaques.
Et au vu des derniers jours, je ne suis pas optimiste.
Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.