Culture

Par pitié, arrêtez de dire «les Anglo-Saxons»

Temps de lecture : 5 min

Nous utilisons ce terme quotidiennement et pourtant, ça ne veut pas dire ce que nous croyons. C'est comme si on nous appelait «les Belgo-Gaulois».

Le premier réflexe devrait être d'aller jeter un coup d'œil dans le dictionnaire. | Waldemar Brandt via Unsplash
Le premier réflexe devrait être d'aller jeter un coup d'œil dans le dictionnaire. | Waldemar Brandt via Unsplash

Ils sont omniprésents et vous ne vous en êtes même pas rendu compte. Ils alimentent nos fantasmes, nos peurs mais aussi nos désirs. Qui? Les Anglo-Saxons, évidemment. Pas un jour ne passe sans qu'un article parle du «modèle anglo-saxon», sans qu'un·e philosophe s'inquiète de l'importation d'un concept «anglo-saxon», sans que des politiques opposent le modèle d'intégration français à celui, forcément communautariste, des «Anglo-Saxons».

Rien qu'écrire ces quelques lignes m'a énervé. Parce que personne ne sait exactement ce que veut dire «anglo-saxon». Allez-y, donnez-moi une définition précise. J'attends. Rien? Normal. La vérité, c'est qu'il n'y en a pas: les Anglo-Saxons sont parfois les Britanniques, parfois les Américains, parfois le monde anglophone et parfois un axe anglo-américain. La signification de cette expression est nébuleuse.

D'ailleurs, ce n'est pas un hasard si le terme n'est quasiment jamais utilisé par des personnes anglophones. «Je déteste que les Français l'utilisent autant», me confiait récemment une ancienne collègue franco-canadienne. Son usage intempestif a même tendance à rendre un peu fous les Britanniques, Américain·es ou Canadien·nes qui habitent en France. Je me souviens encore de la tête qu'ont fait mes ancien·nes collègues de RFI English lorsque j'ai utilisé l'expression en conférence de rédaction.

Sait-on vraiment de qui on parle?

Vous vous direz qu'on a les combats que l'on mérite. Mais si ce terme provoque un rejet, ce n'est pas seulement parce qu'il est une généralisation, mais aussi un mot à définition variable, comme «bobo» ou «cancel culture». «On sait de quoi on parle», m'a rétorqué un ancien chef alors que je pinaillais sur l'usage de cette expression. Mais sait-on, vraiment, de qui on parle? Le premier réflexe devrait être d'aller jeter un coup d'œil dans le dictionnaire. Le Robert indique plusieurs sens: «groupe des anciens parlers germaniques de Grande-Bretagne» et «relatif aux peuples de civilisation britannique». Nous voilà plus avancés (ou pas).

Découpons: dans «Anglo-Saxons», il y a les Angles et les Saxons. Deux tribus germaniques qui ont envahi la Grande-Bretagne entre le VIIe et le XIe siècle. Cet événement provoque d'ailleurs l'émigration d'une partie des Bretons de l'époque en Armorique (Bretagne actuelle). Ensuite, s'enchaînent la conquête des Normands des îles britanniques et différentes vagues d'immigration. Difficile, donc, de dire que les Britanniques actuels ont autre chose qu'un lien ténu avec les Anglo-Saxons de l'époque. Voilà pour l'explication historique.

Compétition entre la France et «les Anglo-Saxons»

Comment en sommes-nous arrivés, en France, à assimiler ce terme aux pays anglophones? «C'est dans les années 1860 qu'un nouveau sens apparaît, après les offensives manquées de Napoléon III en Amérique latine, où il voulait étendre l'empire français», explique Emile Chabal, professeur d'histoire contemporaine à l'Université d'Édimbourg. «Dans les publications savantes telles que la Revue des races latines, fondée en 1857, “l'anglo-saxonisme” est juxtaposé à la “latinité” afin de placer la France au cœur d'un monde latin s'étendant de l'Amérique du Sud à Paris, en passant par les Antilles et Madrid.» En pleine remise en question après des défaites militaires, l'intelligentsia française serait allée chercher des idées ailleurs. Notamment du côté de la Grande-Bretagne et de son empire, le «monde anglo-saxon».

S'installe, d'une certaine façon, une compétition entre la France et les «Anglo-Saxons». En témoigne l'essai À quoi tient la supériorité des Anglo-Saxons publié en 1897 par l'intellectuel Edmond Demolins. La littérature de l'époque s'empare du sujet, l'inscrivant durablement dans nos imaginaires.

«À part la langue anglaise, ces pays sont totalement différents, aussi bien d'un point de vue historique que culturel.»
Emile Chabal, professeur d'histoire contemporaine

«Jules Verne écrit fréquemment que la force et la robustesse sont des traits uniques à l'homme anglo-saxon, détaille Emile Chabal. De la même manière, les romanciers Paul Bourget et Georges Bernanos décrivent les Anglo-Saxons comme singulièrement disciplinés, honnêtes et francs. Cette image correspond parfaitement au stéréotype de l'homme de l'Empire: l'expansion impériale est à son apogée durant les premières décennies du XXe siècle et les élites françaises veulent déterminer pourquoi les Britanniques sont si doués à ce jeu.»

Si l'expression a peut être un jour recoupé une réalité, celle de la colonisation britannique, a-t-elle encore un sens aujourd'hui? «Non, à part la langue anglaise, ces pays sont totalement différents, aussi bien d'un point de vue historique que culturel, assure le chercheur. L'idée d'une unité culturelle renvoie plutôt à une matrice impériale du XIXe siècle selon laquelle il y aurait eu une homogénéité ethno-raciale à travers l'empire britannique –et en particulier les territoires “blancs”.» Une vision raciale du monde, qui met de côté les personnes non blanches et non européennes habitant dans ces pays, abandonnée depuis la fin des empires coloniaux et la chute du nazisme.

Ce que «les Anglo-Saxons» dit de notre rapport au monde

Pourtant, en France, on semble ne l'avoir jamais autant utilisée. Les Français·es ont beau y voir une expression neutre, elle dit pourtant beaucoup de nous et de notre rapport au monde. «En utilisant ce terme, les Français parlent surtout d'eux-mêmes», souligne Emile Chabal.

En somme, cette figure d'une culture anglo-saxonne unique viendrait parfois servir de contre-modèle, mais aussi de repoussoir. «Il y a une forte tendance dans le discours politique français à aller chercher des “modèles” –très souvent assez mythiques– pour mettre en lumière une soi-disant “spécificité” ou “exception” française, détaille le chercheur. On cherche à se définir à travers l'autre.» Les Gaulois contre les Anglo-Saxons, quoi.

Il est probable que l'émergence du modèle néolibéral au Royaume-Uni et aux États-Unis dans les années 1980, un moment où la France était en perte de vitesse économique, ait fait ressurgir ce terme dans les consciences. D'autant que ce système économique s'est imposé mondialement depuis. Mais s'il y a bien un lien économique entre le Royaume-Uni et les États-Unis, ainsi qu'une unicité de langue, peut-on pour autant dire qu'il existe une unité culturelle? Au niveau des pratiques politiques, traditions, populations... Les deux pays divergent tant. Et ne parlons même pas de l'Irlande, de la Nouvelle-Zélande ou de l'Australie.

«Je préfère toujours le terme “anglophone” car celui-ci désigne une unité linguistique, mais on pourrait aussi parler d'“anglo-américain”.»
Emile Chabal, professeur d'histoire contemporaine

Pendant un temps utilisé comme un modèle, ce «monde anglo-saxon» prend de plus en plus une consonance négative. Accusé de rapporter en France des choses aussi variées que le communautarisme, le néo-féminisme, l'individualisme, la cancel culture ou l'anglicisation de la langue... Comme si tous les pays anglophones partageaient les mêmes valeurs. Confortable en ce qu'il simplifie, le terme est particulièrement réducteur.

Or, il est pourtant évident que non, les modèles d'intégration ne sont pas les mêmes aux États-Unis et au Canada, que non, le militantisme féministe n'y est pas le même non plus. La lecture des médias britanniques montrera d'ailleurs une peur de la cancel culture, ici aussi fantasmée comme venant des États-Unis. Il faudra d'ailleurs expliquer ce qu'il reste de la culture anglo-saxonne outre-Atlantique, alors que la population blanche y sera minoritaire dans moins de trente ans.

Mais alors, que dire? Cela dépend de quoi on parle. «Je préfère toujours le terme “anglophone” car celui-ci désigne une unité linguistique, mais on pourrait aussi parler d'“anglo-américain” pour désigner, par exemple, la politique étrangère au moment de la seconde guerre du Golfe et l'axe Bush-Blair», suggère Emile Chabal. Sinon, on pourra parler de «modèle britannique» ou de «modèle états-unien» suivant les sujets. Se forcer à mieux nommer les choses ne pourra que faire gagner en nuances. Et nous évitera d'énerver un·e anglophone de trop qui se mettra à parler de la Belgique, de la France et de la Suisse comme des «Belgo-Gaulois».

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