Que cette vidéo constitue la preuve d'un crime de guerre commis par les soldats américains basés en Irak ou non, c'est indéniable: «on a l'impression qu'ils jouent avec la vie des gens comme dans un jeu vidéo!», s'est indigné Julian Assange, qui a publié sur son site WikiLeaks cette séquence filmée à Bagdad, en 2007, par un hélicoptère Apache, alors que ses occupants ouvraient le feu sur un groupe de civils, dont deux journalistes de Reuters.
C'était aussi ma première impression. A coup sûr, cette vidéo en noir et blanc réalisée depuis un hélicoptère survolant les environs de Bagdad fait écho chez les gamers qui connaissent le jeu vidéo Call of Duty 4: Modern Warfare ou la suite, Call of Duty: Modern Warfare 2.
Dans le premier, il y a un niveau intitulé «Death From Above», où le joueur est dans la peau d'un artilleur à bord d'un avion de combat de type AC-130, qui tourne autour d'un petit village. Pour gagner, il faut tirer sur des minuscules silhouettes qui s'enfuient d'une église. Le second vous permet de survoler un site industriel à bord d'un hélicoptère Apache AH-64 - une scène très proche de celle que l'on voit sur la vidéo publiée par le site WikiLeaks - et de pulvériser vos ennemis, ce qui vous rapporte 100 points à chaque fois.
La guerre moderne est un jeu vidéo
Il est devenu ringard d'accuser les jeux vidéo de reproduire la violence réelle. Certes, des recherches font le lien entre les jeux vidéo et une hausse des agressions chez les jeunes. Mais rien n'établit que les jeux vidéo en sont véritablement responsables. Pour être juste, il faut dire que le propos d'Assange est plus subtil que cela. Il ne dit pas que des tireurs américains tuent des innocents par erreur parce que les jeux vidéo les ont accompagnés dans leur adolescence. Il laisse entendre que s'ils le font, c'est parce que ces fusillades ressemblent à un jeu.
Mais cet argument est lui aussi trop simpliste. La guerre moderne s'apparente de plus en plus à un jeu vidéo, notamment avec les distances de plus en plus importantes entre les soldats et leurs cibles. Mais en même temps, les jeux de guerre deviennent de plus en plus réalistes - et pas seulement sur le côté gore et sanguinaire. Beaucoup de jeux vidéo forcent les joueurs à respecter les règles de combat et à faire preuve de jugement dans des situations délicates: est-ce la meilleure solution de tirer? (Concernant la vidéo qui fait polémique, il n'a pas encore été clairement établi si les soldats ont violé les règles de l'engagement [combat].) Certains jeux sont même pensés pour éviter que des tragédies comme celle survenue en Irak en 2007 ne se produisent.
Le jeu le plus connu qui met en scène des scénarios de champs de bataille réels est America's Army. Ce jeu multijoueur de tir subjectif a été créé en 2002 par l'armée américaine. C'est la référence en matière de «militainment» [entraînement militaire]. Au départ, il avait été lancé pour servir d'outil de recrutement. Cependant, l'armée a fini par s'en servir à des fins d'entraînement de groupes. (America's Army est téléchargeable ici.) L'objectif n'est pas d'anéantir l'ennemi; il s'agit de travailler en équipe pour accomplir rune mission, par exemple, la sécurisation d'une cache d'engins explosifs improvisés.
Le nombre de cibles abattues a une importance relative. Le jeu repose en effet sur une statistique clé appelée «Honor» (Honneur). Les joueurs acquièrent de l'honneur en accumulant des expériences, des compétences et, surtout, en respectant les règles de combat. Si vous tuez un civil, votre honneur en prend un coup. Idem si vous tuez un autre joueur (t vous vous retrouvez dans une cellule de Fort Leavenworth). Votre honneur baisse également si vous causez des dégâts sur des infrastructures locales ou recourrez à une force disproportionnée contre l'ennemi. En revanche, aider un camarade blessé fait croître votre honneur. En 2002, les règles du jeu ont même été mises à jour afin de prendre en compte les nouvelles règles de combat de l'armée américaine.
Pas assez compliqué à votre goût? D'autres jeux simulent des dilemmes auxquels les soldats peuvent être confrontés. Gator Six est un recueil de 260 vidéos de différents scénarios militaires (laisser un camion de munitions en panne sur le bas-côté ou parler à son interprète, par exemple). Le jeu Full Spectrum Warrior, dans lequel le joueur dirige une escouade au Zekistan, un pays fictif déchiré par la guerre, accorde une part équivalente aux qualités de chef et à la résolution des problèmes et au fait de tuer ses ennemis. Une grenade fumigène peut s'avérer plus utile qu'une balle. D'ailleurs, le chef n'est même pas équipé d'un fusil.
Pas d'armes, mais des questions morales
Dans un article publié récemment sur Foreign Policy, P.W. Singer présente un nouveau genre de jeux vidéo destiné à aider les soldats à avoir un aperçu de leurs futures missions en Irak: «Des gamins déboulent et vous mettent en garde contre une mine; à vous de voir si vous les croyez ou non. Une femme crie que les Américains ont tué son mari; comment réagir?»
Et puis il existe une série de jeux où il n'est pas du tout question d'utiliser une arme. Army 360 place le joueur dans des situations culturelles. Vous devez discuter avec des Afghans ou faire la différence entre des coups de feu hostiles et ceux que l'on tire à l'occasion d'un mariage. Saving Sergeant Pabletti sensibilise les soldats au harcèlement sexuel. Virtual Iraq aide les anciens combattants à gérer leur état de stress post-traumatique. UrbanSim apprend aux soldats à aborder les aspects plus monotones de la contre-insurrection, comme rencontrer les aînés des tribus et créer des perspectives économiques.
Certains jeux commerciaux se sont inspirés de leurs cousins davantage axés sur les questions culturelles. Même si Call of Duty ne se veut pas réaliste, les joueurs sont sanctionnés quand ils causent des dégâts (matériels ou humains) chez leurs alliés ou lorsqu'ils tuent des civils (il existe néanmoins un niveau dans Modern Warfare 2 où vous êtes censé tuer des civils). Dans le niveau (évoqué plus haut) où vous êtes à bord d'un avion de combat, vous avez pour ordre de ne pas tirer sur l'église, mais uniquement sur les méchants qui en sortent.
Mais il s'agit d'aspects secondaires du jeu, et tant mieux. Car pour que le jeu soit prenant, il ne faut pas que les joueurs aient constamment à se pencher sur des questions morales. A force de réalisme, le jeu finit par ressembler à ceci. Tant il est vrai que l'observation des règles de combat contredit les critiques selon lesquelles les jeux vidéo de guerre ne sont que des loisirs violents et sanglants où on tire sur tout ce qui bouge.
Alors que les avancées technologiques permettent de recréer une violence toujours plus réaliste (et banalisée) dans les jeux vidéo, elles rendent aussi les jeux plus complexes et, du même coup, plus utiles en tant que moyen d'entraînement des soldats. Bien sûr, ils ne seront jamais parfaits: les dilemmes éthiques les plus sérieux peuvent difficilement être reconstitués en 3D. En outre, il est impossible de reproduire à l'écran le rythme rapide et la confusion qui règnent sur un champ de bataille.
Mais les jeux les plus sophistiqués peuvent permettre à l'armée d'anticiper les conditions du monde réel. Aussi, peut-on difficilement mettre en cause les jeux vidéo dans le drame qui a eu lieu à Bagdad en 2007. Au contraire, ils pourraient contribuer à prévenir le prochain.
Christopher Beam
Traduit par Micha Cziffra
Image de une: Des soldats jouent aux jeux vidéos à Kandahar, en Afghanistan / REUTERS, STR New