Égalités / Société

La redéfinition du mot «transphobe» étouffe-t-elle le débat?

Temps de lecture : 7 min

Le sens du mot a été tellement élargi que de nombreuses personnes trans sont maintenant considérées comme transphobes.

Manifestation pour les droits des personnes trans à New York en octobre 2018. | Drew Angerer / Getty Images / AFP
Manifestation pour les droits des personnes trans à New York en octobre 2018. | Drew Angerer / Getty Images / AFP

Buck Angel est un homme trans américain qui a eu une carrière d'acteur pornographique dans les années 2000. Angel a toujours milité pour une plus grande acceptation des personnes LGBT+, mais à l'âge de 58 ans, il est désormais considéré comme transphobe par un grand nombre d'activistes de sa communauté.

Sur Twitter, Buck Angel fait régulièrement l'objet d'insultes, car il refuse de nier l'existence d'une binarité des sexes. Il pense qu'il y a une différence entre un homme trans, comme lui, qui est né avec un vagin, et un homme né avec des organes génitaux mâles. Or le nouveau credo trans dominant est que la binarité sexuelle est un concept néfaste et dépassé. Bien que cette binarité concerne environ 98 à 99% de la population, certain·es scientifiques et activistes utilisent les exceptions (les 1% à 2% de personnes intersexes, par exemple) pour expliquer que cette catégorisation est fausse et dangereuse pour les personnes trans.

«Ils veulent nier la biologie, ce qui pose problème, car c'est la raison pour laquelle j'ai fait ma transition, pourquoi je suis transsexuel, explique Buck Angel. Je suis né fille et j'ai voulu devenir un homme parce que c'est ce que mon cerveau ressentait. Quand vous commencez à dire que la biologie n'existe pas, vous attaquez ma transition. Or ma transition m'a sauvé la vie.»

«Quand vous commencez à dire que la biologie n'existe pas, vous attaquez ma transition.»
Buck Angel, homme transgenre

Alors que le mouvement trans actuel pense un monde d'identités non-binaires avec des pronoms neutres, où on peut se définir comme femme ou homme sur simple déclaration, un homme trans comme Buck Angel, issu d'une autre génération, revendique justement cette binarité, préfèrant se dire transsexuel (plutôt que transgenre) afin de souligner le caractère médical de sa transition.

Angel prend des hormones et a subi une opération mammaire, mais pas de chirurgie génitale. Il soutient évidemment l'idée que la société doit accepter que les femmes trans sont des femmes, qu'elles doivent pouvoir vivre en tant que femmes –même chose pour les hommes trans– mais il pense qu'on peut les accepter sans pour autant nier la différence biologique entre une femme trans née avec un pénis et une femme née avec un vagin.

Dans le climat actuel, tenir ce propos banal est considéré comme transphobe. «Les femmes trans sont des femmes, mais ce ne sont pas des femmes biologiques, explique l'ancien acteur. Je suis un homme mais je suis un homme transsexuel. On ne peut pas nier cela car nous avons des besoins médicaux différents. Si je vais chez le docteur en disant que je suis un homme, mais que je baisse mon pantalon et qu'en fait j'ai un vagin... comment on va gérer ça?»

Persona non grata

Buck Angel est loin d'être le seul à penser ainsi –malgré les torrents de haine sur Twitter, il reçoit aussi de nombreux messages de soutien de personnes trans– mais il est désormais considéré comme radioactif dans la communauté trans. Tellement radioactif que la YouTubeuse trans Natalie Wynn a été harcelée et accusée d'être transphobe pour l'avoir invité à lire une citation dans l'une de ses vidéos.

Le terme «transphobe» tel qu'il est utilisé sur les réseaux sociaux et dans certains médias n'a donc plus grand-chose à avoir avec sa définition traditionnelle. Lorsque les associations se battent contre la transphobie, elles soutiennent des personnes transgenres qui sont discriminées au quotidien, licenciées car elles ont fait leur transition, humiliées lors de simples démarches administratives ou agressées dans l'espace public.

À cet activisme plus ancien s'ajoute désormais un autre message très influent sur les réseaux sociaux: l'idée selon laquelle parler des différences biologiques représente toujours une menace pour les droits des personnes trans. Cette position radicale est née en réaction à la transphobie ambiante. Aux États-Unis, les campagnes contre l'utilisation des toilettes pour femmes par les femmes trans décrivent le danger de la présence d'«hommes dans les toilettes pour femmes».

Un grand nombre d'activistes trans affirme qu'il faut arrêter de parler de corps masculins ou féminins.

Pour contrer ce discours, un grand nombre d'activistes trans affirme qu'il faut arrêter de parler de corps masculins ou féminins. C'est ainsi que l'explique Chase Strangio, avocat spécialisé dans les questions LGBT+: «En acceptant le récit que quelqu'un est né dans un corps d'homme, nous renforçons l'idée que seuls les corps auxquels on a attribué le sexe masculin à la naissance –les corps qui ont des pénis– sont mâles. Cette rhétorique a renforcé l'idée que les femmes trans sont en fait des hommes –le même message que beaucoup d'entre nous ont assimilé et qui mène à de très forts taux de violences contre les personnes trans.»

De son côté, un activiste dissident comme Buck Angel pense qu'on peut soutenir les droits des personnes trans sans nier l'existence de différences biologiques entre hommes et femmes. Mais cette position est controversée.

Nouvel agenda

Depuis 2019, plusieurs associations LGBT+ ont par exemple coupé les ponts avec la joueuse de tennis Martina Navratilova, considérée comme transphobe parce qu'elle a déclaré que dans les compétitions sportives, les femmes trans (qui ont fait leur puberté en tant qu'homme et ont des taux naturels de testostérone beaucoup plus élevés que les femmes) avaient un avantage injuste en sport. Plusieurs sportives transgenres sont d'accord avec Navratilova, mais ses propos restent considérés comme dangereux et condamnables.

Parmi les personnalités accusées de transphobie, le cas de JK Rowling est évidemment le plus célèbre. L'autrice de Harry Potter est perçue comme transphobe car elle s'oppose au fait que chacun·e puisse se considérer comme femme (ou homme) par simple déclaration. En outre, elle s'oppose à l'idée qu'être une femme n'a plus rien à voir avec une réalité biologique (d'où son tweet moqueur en réponse au terme «personne qui a ses règles», utilisé pour remplacer «femme»).

«L'activisme trans est contre-productif car c'est comme s'il y avait une seule opinion possible.»
Buck Angel, homme transgenre

Selon Buck Angel, JK Rowling a tenu des propos problématiques, puisqu'elle a notamment mis l'accent sur le potentiel danger posé par la présence de femmes trans dans certains espaces réservés aux femmes –et notamment les prisons. Mais puisqu'elle défend les droits des personnes trans (elle écrit que les personnes trans «ont besoin et méritent d'être protégées»), Buck Angel considère donc que la solution serait d'avoir une conversation avec elle, et pas de la condamner de façon aussi catégorique. «L'activisme trans est contre-productif car c'est comme s'il y avait une seule opinion possible. Une seule façon de voir les choses. Il faut détester JK Rowling, la biologie n'existe pas, on n'a pas besoin de dysphorie de genre pour être trans...»

Buck Angel n'a rien contre les personnes trans qui, contrairement à lui, ne font pas de transition médicale ou s'identifient comme non-binaires, mais il s'oppose au caractère monolithique et sectaire d'un certain activisme dominant dans les médias. «Il y a un nouvel agenda et ça ne me dérange pas. Si c'est ce dont les gens ont besoin pour avancer, très bien. Mais ce qui me dérange, c'est quand un groupe se met à parler pour tout le monde.»

Le droit de s'interroger

Angel s'inquiète notamment des contradictions que ce discours implique. Si la biologie n'a pas d'importance, s'il n'y a pas de binarité, alors pourquoi les personnes comme lui ont-elles besoin de faire leur transition médicalement? Pourquoi des cliniques donnent-elles des bloqueurs de puberté à des enfants ou des traitements hormonaux irréversibles à des jeunes filles?

L'extension de la définition de la transphobie est utilisée pour discréditer des propos, des questionnements et des individus, qui se voient étiquetés transphobes pour des raisons qui n'ont plus grand-chose à voir avec la définition communément admise de la transphobie. Aux États-Unis, des journalistes comme Jesse Singal et Katie Herzog, qui ont écrit sur les personnes opérant des détransitions –souvent des jeunes filles ayant commencé des traitements hormonaux irréversibles et se rendent ensuite compte qu'elles veulent revenir en arrière– sont considéré·es comme transphobes et ont été harcelées. Le fait que ces journalistes défendent par ailleurs les droits des personnes trans ne change rien à l'affaire.

De même, la chercheuse américaine Lisa Littman a été accusée d'avoir publié un article dangereux pour les personnes trans parce qu'elle y décrivait l'impact de la contagion sociale sur la soudaine hausse du nombre de jeunes filles qui se disent trans. Situation similaire pour la philosophe américaine Rebecca Tuvel, harcelée et accusée de transphobie pour s'être posé cette question dans un article: si on peut changer son identité de genre sans diagnostic médical de dysphorie de genre, alors pourquoi est-il si controversé de changer d'identité raciale, comme l'a fait Rachel Dolezal, la femme blanche qui se considère noire?

Les questions qu'abordent les personnes susnommées sont difficiles à résoudre: quel genre de traitement hormonal faut-il donner à un·e athlète transgenre pour que la compétition soit juste? À partir de quel âge et dans quelles circonstances peut-on commencer des traitements hormonaux irréversibles lorsqu'un enfant se dit trans? Quel genre de suivi psychologique faut-il fournir avant de démarrer une transition médicale? Les personnes qui abordent ces sujets courent le risque d'être accusées de nuire à une communauté marginalisée. Même lorsqu'elles sont elles-mêmes trans.

Les personnes qui abordent ces sujets courent le risque d'être accusées de nuire à une communauté marginalisée.

«Je suis la personne la moins conservatrice qui soit, explique Buck Angel. J'ai travaillé dans le milieu du porno. Mais je suis considéré comme conservateur dans le monde trans car je crois en un système de soins. Quand j'ai fait ma transition, j'ai dû faire une psychothérapie, j'ai dû vivre en tant qu'homme sans hormone pendant deux ans. Il y avait une structure en place pour s'assurer que je n'étais pas en train de faire quelque chose que j'allais regretter... Maintenant, il y a des personnes qui détransitionnent, mais c'est caché. C'est irréversible mais personne n'en parle. Pourquoi est-ce que nous n'avons pas cette conversation?»

Si en parler peut conduire à être considéré·e comme transphobe et conservateur, alors beaucoup, pour éviter d'être étiqueté·es ainsi, préfèrent se taire.

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