Politique / Société

Bien sûr que le gouvernement fait passer le travail avant tout

Temps de lecture : 4 min

Dans les réactions de colère contre le couvre-feu, on dirait que beaucoup de gens découvrent que l'on vit dans un système capitaliste.

Emmanuel Macron annonce qu'un couvre-feu sera instauré dans les grandes métropoles françaises, lors d'une interview en direct, le 14 octobre. | Christophe Archambault / AFP
Emmanuel Macron annonce qu'un couvre-feu sera instauré dans les grandes métropoles françaises, lors d'une interview en direct, le 14 octobre. | Christophe Archambault / AFP

Je le pressentais déjà depuis un moment mais cela se confirme et, je peux vous assurer que je ne suis pas fière de moi, mais je crois sincèrement que je suis le rêve absolu d'Emmanuel Macron.

Genre y a Brigitte et juste au-dessus, y a moi.

Dès que j'ai commencé ma vie de pigiste, je disais à mes collègues «tremblez, je suis votre avenir professionnel». J'entendais par là que je représentais tout ce dont un patronat un peu sérieux pouvait rêver. Une personne très diplômée mais payée au tarif minimum. Encore mieux, une personne rémunérée à la tâche. (Quand je prends des vacances, je ne suis pas payée.) Une personne qui répondait aux mails à n'importe quelle heure. Une personne qu'on n'était même pas obligé de payer en temps voulu. Tout·e pigiste le sait, une partie du travail consiste à envoyer des mails de relance aux services compta, ce qui implique d'être une variable d'ajustement de la boîte en fonction de sa trésorerie.

Également à mettre dans mes bons points: je ne prends pas de place. Je télétravaille depuis toujours. Je ne coûte rien en frais de déplacements, en tickets restau, en lumière, chauffage, internet ou papier toilette.
Avec l'épidémie, j'ai découvert que mon mode de vie était non seulement un rêve de patronat, mais également Covid-compatible. Je déjeune seule. Je travaille seule. (J'en profite pour faire une précision importante: le télétravail pendant le confinement n'avait rien à voir avec du télétravail. Le télétravail, ce n'est pas quand les enfants courent autour de la table en hurlant toute la journée.)

J'en viens donc à cette terrible conclusion: je suis un rêve macroniste.
Je n'ai même jamais réussi à obtenir de congé maternité pour mon premier enfant. Je crois que je n'ai jamais eu d'arrêt maladie –alors que je suis malade à peu près 25% de mon temps. Mais quand je suis malade, bah je ne travaille pas et quand je ne travaille pas, eh bien je ne suis pas payée.

L'argent au cœur de notre vie

Avec l'annonce du couvre-feu, je dois également admettre un autre élément: je ne sors plus après 21 heures depuis environ cinq ans (ce qui coïncide peu ou prou avec l'arrivée du deuxième enfant, coïncidence?). 21 heures est approximativement l'heure où j'enfile mon pyjama en marmonnant «les enfants, arrêtez de parler, il est très tard», en insistant lourdement sur le «très». J'en profite d'ailleurs pour vous dire que c'est un peu vexant de vous voir tous râler contre ce couvre-feu qui va vous forcer à avoir une vie de merde, parce que ce que vous appelez une vie de merde, c'est la vie que moi et mon rythme circadien on a choisie.

Bref, à mon corps défendant, je dois donc être l'incarnation de ce dont rêve le gouvernement en ce moment alors que le gouvernement est à peu près l'incarnation de ce que je honnis. Beau paradoxe.

Dans les réactions de colère contre le couvre-feu, réactions que je comprends tout à fait, il y a tout de même quelque chose qui m'étonne: on dirait que beaucoup de gens découvrent que l'on vit dans un système capitaliste. Le gouvernement fait passer le travail avant tout. Bah oui. Le fait d'être productif est prioritaire sur les petits bonheurs de la vie. Oui. On se retrouve dans la configuration métro, boulot, dodo. Oui. Soyons honnête, on se doutait bien que le président de la République n'allait pas annoncer «on ferme tous les bureaux et les usines, plus personne ne travaille, et on peut se déplacer comme on veut».

On vit dans un système capitaliste où un reconfinement mettrait en faillite des entreprises et aggraverait le niveau de pauvreté déjà galopant. C'est la situation présente. Je suis la première à regretter qu'on vive dans ce système qui place le boulot et l'argent au cœur de notre vie en communauté mais être anti-capitaliste, ça ne signifie pas dire «oh bah on s'en fout que les gens perdent leur boulot».

Une grande hypocrisie

Lucien Marbœuf, prof des écoles qui tient un blog, résume très bien la situation. Ce qu'il dénonce, c'est l'hypocrisie du gouvernement qui prétend qu'il n'y pas de contamination dans les écoles alors que, tout le monde l'a compris: «Les écoles doivent rester ouvertes, non seulement parce que les élèves ont besoin de leur enseignant à leurs côtés pour progresser, mais surtout parce que leurs parents ont besoin d'aller travailler. Personnellement, c'est quelque chose que je comprends parfaitement, il est clair que la santé économique du pays est un enjeu considérable, et je n'ai aucune envie d'assister au grand collapse. Mais alors, pourquoi ne nous dit-on pas “vous avez un rôle majeur à jouer dans cette continuité économique, en plus de préparer la nation de demain vous permettez à celle d'aujourd'hui d'exister, c'est parce que vous jouez votre rôle que les autres travailleurs peuvent jouer le leur, et la patrie vous en est infiniment reconnaissante”?»

Il a raison. Et cette hypocrisie, on la retrouve face à la situation sanitaire. Pourquoi fait-on un couvre-feu maintenant? Parce que d'après les chiffres, les hôpitaux vont atteindre leur limite. Pas en raison de la nature de la pandémie en elle-même, qui est, entendons-nous bien, extrêmement dangereuse, mais ce qui détermine les décisions politiques actuelles ce sont nos capacités matérielles à l'affronter. Et bien sûr, on sait tous que depuis plus de quinze ans, les gouvernements ont méthodiquement détruit le système hospitalier. Évidemment qu'il y a une hypocrisie politique énorme là-dedans. Mais de même qu'on peut être anticapitaliste et s'inquiéter des effets de la crise économique, on peut dire que c'est honteux d'avoir laissé mourir l'hôpital mais que maintenant que nous en sommes là, nous devons nous plier aux mesures qui vont aider les hostos à tenir debout.

Mais le plus intéressant dans cette séquence, c'est ce qu'elle révèle de la nature même du régime capitaliste. On nous a beaucoup répété que le capitalisme avait certes des inconvénients, mais tout de même on ne pouvait pas nier qu'il était la forme économique de la démocratie. On nous a seriné que le capitalisme, c'était la liberté individuelle, qu'on se plaignait, nous les gauchistes, mais qu'on ne se rendait pas compte de la chance qu'on avait. Le capitalisme était imparfait, le capitalisme était violent, le capitalisme était inégalitaire, mais le capitalisme assurait nos libertés.

Or ce que nous dit ce couvre-feu, c'est que le capitalisme nous fait perdre des droits de base (comme sortir de chez soi). Il n'assure pas nos libertés. Nous avons atteint un stade où nous devons sacrifier certains de nos droits pour sauver le système, au minimum hospitalier.

Ce texte est paru dans la newsletter hebdomadaire de Titiou Lecoq.

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