«I dissent.» En décembre 2000, la cinglante contestation de la juge Ruth Bader Ginsburg qui refuse, pour signifier son indignation, d'utiliser la formule d'usage plus policée («I respectfully dissent») fait l'effet «d'une gifle administrée d'une main gantée» et entre dans la postérité. Contre son avis, la Cour suprême a décidé de mettre fin au recomptage des votes du comté de Palm Beach dans le swing state de la Floride, entraînant l'accession à la présidence de George W. Bush.
À peine quelques centaines de votes l'auraient fait emporter la bataille contre Al Gore (vainqueur, lui, du vote populaire avec plus d'un demi-million de voix sur son concurrent). Si Bush sortait bel et bien gagnant des recomptages dans le comté de Palm Beach, ceux réalisés à l'échelle de l'État de Floride auraient pu faire de Gore le 43e président des États-Unis.
L'objet de la discorde? Des bulletins de vote non valides, dont le design était mis en cause. Dans un tiers des bureaux de vote du pays, les Américain·es ont glissé dans une machine Votomatic une punch card (carte à poinçonner) au centre d'un bulletin au format dit «papillon».
Cette double-page comportant de part et d'autre des listes de noms de candidat·es, délimitée en son centre par une colonne de perforations, aurait induit l'électorat en erreur: les votant·es auraient spontanément lu les noms par colonne, de haut en bas et non de gauche à droite comme le format le prévoyait. Dans le premier cas de figure, le nom d'Al Gore apparaît en deuxième position, directement listé sous celui de Bush. Correctement lu, Gore est en troisième position dans la liste. Mais il est aisé de voter pour le deuxième nom (celui de Pat Buchanan) dans le sens de lecture attendu en pensant voter Gore, comme le souligne cette étude du MIT.
Bulletin de vote à l'élection présidentielle de 2000. | Anthony via Wikimedia Commons
Le vote s'effectue en insérant le stylet dans le trou qui fait face au nom du candidat ou de la candidate, perforant la carte-bulletin que l'électeur glisse dans la machine. Une fois poinçonné, le bulletin est lu électroniquement. Flèches mal alignées, matériel de mauvaise qualité ou design contre-intuitif ont eu des conséquences: votes déplacés, trop de perforations (overvote), pas assez (undervote), ou inabouties.
Pendant plusieurs semaines, l'avenir du pays semblent se jouer autour de l'étude approfondie des chads, ces confettis de papier qui ont refusé de tomber des cartes-bulletins. Ceux qui sont partiellement découpés ou à peine marqués sont passés au crible: dans le premier cas, le vote est validé. Il est invalidé dans le deuxième. La décision de la Cour suprême coupe court aux interprétations. En 2002, le Help America Vote Act signe l'arrêt de mort de la machine Votomatic.
«Better Design, Better Elections»
Lors des élections primaires de cette année, 534.000 bulletins postés ont été rejetés dans vingt-trois États (dont un tiers sont considérés comme des États-clés). Un tel rejet pourrait influer le résultat des présidentielles, plus particulièrement en cas de scores serrés. En 2016, Donald Trump avait emporté le Michigan, la Pennsylvanie et le Wisconsin de seulement 80.000 voix sur son opposante, y obtenant quarante-six grands électeurs.
Afin de faciliter l'accès au vote dans le contexte de la pandémie, vingt États ont récemment assoupli les règles concernant le vote par correspondance. Au total, les trois quarts des Américain·es pourront envoyer un absentee ballot; d'après une estimation publiée par le New York Times, environ 80 millions de bulletins seront postés, doublant le chiffre de 2016. Cette situation inédite a poussé les conseillèr·es de campagne à envisager tous les problèmes qui pourraient se poser (absence de signature, signature non conforme, informations manquantes ou mal remplies, enveloppes non tamponnées par les services postaux) pour y parer.
Le Brennan Center for Justice, organisation indépendante et non partisane née au sein de la NY University School of Law en 1995, a clairement compris les enjeux: nous évoquions déjà le rapport «Better Design, Better Elections» en 2012. D'après Lawrence Norden, directeur du programme de réforme électorale, «l'augmentation des votes par correspondance depuis 2000 n'a fait qu'amplifier l'importance du rôle du design dans les élections».
Il a étudié treize différents types de bulletin de vote pour signaler les erreurs les plus courantes et proposé des pistes pour rendre le design plus inclusif, intuitif et le document plus lisible. Son rapport pointe du doigt les failles et répertorie les conseils professionnels les plus avisés, comme ceux du Center for Civic Design ou de l'American Institute of Graphic Arts (AIGA, une association professionnelle pour le design).
L'AIGA a lancé l'initiative «Design for Democracy» en 1998, dans le but d'appliquer le design comme outil de compréhension pour encourager la participation des citoyen·nes. Le bulletin américain, particulièrement compliqué car comportant de très nombreuses données, l'est encore plus aux yeux de certaines minorités (population âgée, d'origine étrangère ou peu instruite) –qui préfèrent souvent s'abstenir qu'être confrontées à ces difficultés. Son directeur, Bennie F. Johnson, est persuadé que «l'engagement civique est au cœur du design. Rendre l'information –et plus particulièrement celle destinée au matériel de vote– accessible et compréhensible renforce et met en valeur notre démocratie».
Rédigées dans un langage simple, les instructions doivent être concises pour éviter de décourager l'individu déjà submergé d'informations.
L'agence gouvernementale Election Assistance Commission (E.A.C.), née du Help America Vote Act de 2002, a également publié un rapport détaillé sur les meilleurs choix de design appliqués aux élections. Pour rendre ces informations accessibles au plus grand nombre, l'AIGA en a condensé les directives essentielles dans son «Top 10 Election Design Guidelines».
Certaines règles peuvent sembler évidentes mais ne sont pas toujours appliquées: aux lettres capitales, il faut préférer les minuscules. Leurs formes distinctives sont plus familières et rendent la lecture plus fluide. Le corps devrait être d'au moins 12 pour être lisible par tout le monde, dans une police sans empattement de type Arial ou Helvetica (grande favorite des designers graphiques et des marques pour sa neutralité).
Les informations doivent être exprimées en phrases courtes et directives, et accompagnées de logos (les emblèmes des partis politiques sont à bannir) plutôt que d'illustrations type «pas-à-pas». Les instructions doivent être isolées et mises en avant (des bulletins qui mélangeaient instructions et candidat·es ont créé la confusion et entraîné l'invalidation de 9% des votes).
Rédigées dans un langage simple, elles doivent être concises pour éviter de décourager l'individu déjà submergé d'informations: il n'est pas rare de voir les bulletins comporter des dizaines de noms égrenés sur plusieurs pages, une spécificité américaine –qui, au même titre que cette possibilité d'ajouter le nom d'un candidat, trouve sa source dans l'histoire politique ancienne du pays.
«Union Republican Ticket», Mississippi, 1868, recto. Sur ce bulletin émis pendant la Guerre civile, des corrections et des noms de candidats remplacés –pratique parfaitement normale et acceptée à l'époque. Le mot «Pour» remplacé par «Contre» devant «la Constitution» est une forme de protestation contre l'administration Lincoln. | Extrait de This is What Democracy Looked Like, avec la permission de la New York Public Library, Rare Books Division
Une histoire spectaculaire
Les médias s'arrachent Alicia Cheng, brillante designer, cofondatrice de l'agence MGMT et qui a notamment enseigné à Yale. Il lui a fallu près de douze ans pour réunir les étonnantes archives et anecdotes historiques qui émaillent son nouveau livre, This is What Democracy Looked Like: A Visual History of the Printed Ballot. Au téléphone, elle nous raconte avec enthousiasme comment lui est venue l'envie de livrer une histoire graphique du bulletin de vote.
«Au fil de mes recherches, je découvrais une histoire fascinante, qui laissait aussi entrevoir l'origine de nos machines à voter, de notre système politique, toute la complexité de notre démocratie participative. Jusqu'au XIXe siècle, on votait de vive voix ou à main levée. Mais dans les années 1830, la population est passée de 4 à 30 millions: le système devait évoluer. Le président Andrew Jackson, élu en 1829, a aussi introduit le suffrage universel pour tous les hommes blancs: ce furent les débuts de la fièvre électorale!»
Les bulletins réunis par Alicia Cheng donnent le ton: typographies alambiquées, myriade de couleurs, caricatures ou noms de partis farfelus laissent deviner une compétition féroce, peu régulée, dans laquelle tous les coups étaient permis.
Avant l'adoption de l'Australian ballot, chaque candidat était responsable de son bulletin. Format, couleurs, illustrations et teneur du message étaient laissés à leur discrétion. | Extrait de This is What Democracy Looked Like, avec la permission de la New York Public Library, Rare Books Division
«Les municipalités étaient en charge des élections, sans contrôle au niveau fédéral. Chaque parti participait à l'organisation et fournissait ses propres bulletins. Il n'y avait pas beaucoup de loisirs à l'époque, les élections étaient l'occasion de s'amuser: parades, coups de canons, barbecues, buvettes bien garnies offraient le moyen de séduire les électeurs.» Les bulletins sont alors supports de propagande, «comme ces bulletins anti-Chinois à San Francisco». La protection du «white labor» connaîtra son point culminant avec le vote du Chinese Exclusion Act en 1882, vivement décrié (les opposants utiliseront notamment l'image de Lady Columbia).
Fraude et corruption font florès. «Jusqu'à ce qu'arrive dans les années 1880 le bulletin australien, surnommé “kangaroo vote”. Assez froidement reçu, il impose le vote anonyme, et pour des candidats officiellement listés par le gouvernement fédéral. Au lieu d'un bulletin par candidat, tous les noms figurent sur le même bulletin, préfigurant notre bulletin actuel.» Un mieux qui fait parfois figure d'ennemi du bien: de nombreuses charges publiques sont à pourvoir, les listes s'allongent.
«Un bulletin a créé l'émotion lorsque je l'ai déplié à la bibliothèque de New York: long de 4,30m, il comprenait 600 noms de candidats!»
Bulletin imprimé dans l'Illinois en 1900. Le format du bulletin dit australien, qui réunit l'ensemble des noms des candidats sur un même document, classés par partis et par charges, aura découragé beaucoup d'électeurs. | Extrait de This is What Democracy Looked Like, avec la permission de la New York Public Library, Rare Books Division
Mais le progrès revêt aussi un caractère excluant. Le problème souligné par le Brennan Center et de nombreux médias ne date pas d'hier. «Le bulletin australien impliquait aussi patience, niveaux d'éducation et de compréhension plus élevés: par conséquent, le taux de participation a dégringolé.» Pour encourager les Américain·es à retrouver le chemin des urnes, le bulletin se simplifie, les symboles réapparaissent. La machine à voter (1890) multiplie les options.
«Finalement, conclut Alicia Cheng, ces bulletins sont de formidables artefacts qui jalonnent l'histoire de notre démocratie et font écho à l'actualité: ils nous plongent dans une certaine confusion, ils sont difficiles à compléter, peuvent être excluants à divers niveaux. La fraude est encore présente et ébranle parfois notre foi en l'intégrité de ce système. Mais, considérant la taille de notre pays, son nombre de citoyens, le voir fonctionner n'est rien de moins qu'un miracle.»