«Je bouffe du médecin et du gynécologue au petit-déjeuner.» Il sourit, n'empêche qu'il y a une part de vérité dans la plaisanterie. Le grand public connaît Martin Winckler depuis la sortie de son roman La Maladie de Sachs, succès de librairie en 1998, traduit en quatorze langues puis adapté au cinéma en 1999 par Michel Deville. Albert Dupontel y campait le docteur Bruno Sachs, médecin de campagne, bienveillant, attentif, rongé par le malheur de ses patient·es. Martin Winckler, de son vrai nom Marc Zaffran, était lui aussi médecin généraliste, installé en 1983 à Joué-L'Abbé, petit village sarthois.
Dans ce roman, c'est une certaine idée de l'exercice médical qui est défendue. Fiction, La Maladie de Sachs est aussi un acte militant, comme l'est souvent l'œuvre de Martin Winckler, pour une médecine plus humaine. Écouter, soulager, répondre: c'est pour ça qu'il est devenu médecin, pour faire comme son père qu'il admirait, mais aussi pour soulager les gens. «J'ai horreur de voir quelqu'un qui souffre, c'est à l'origine de mon militantisme. Je me suis donc éduqué pour avoir les moyens de soulager les gens», explique à Slate l'auteur d'une bonne cinquantaine de livres, romans, nouvelles et essais.
Dans la galaxie Winckler, l'exercice de la médecine gravite autour de thèmes comme la santé, les droits, le respect et les libertés des femmes. Son premier roman, La Vacation, publié en 1989, raconte l'histoire d'un médecin, déjà nommé Sachs à l'époque, qui une fois par semaine se rend dans un hôpital où il pratique des avortements.
En 2001, Winckler publie le guide La Contraception mode d'emploi, réactualisé plusieurs fois depuis. Il est l'un des premiers à dénoncer les violences obstétricales en France: «Ces violences obstétricales existent partout mais la France en est championne, parce qu'il existe en France ce paternalisme médical très ancien. Le paternalisme n'est pas inhérent à la médecine, mais inhérent à la société française», affirme-t-il.
Médecin féministe
Le roman de Martin Winckler Le Chœur des femmes, paru en 2009 et réédité en 2017, a ému de nombreux lecteurs et lectrices. En toile de fond, des histoires de femmes et l'évocation des cycles menstruels, de la contraception, des douleurs, des saignements, de l'avortement, du plaisir sexuel ou de son absence...
Autant de thèmes à nouveau convoqués dans son dernier essai, C'est mon corps (L'Iconoclaste), dans lequel il répond aux questions qu'on lui a posées lorsqu'il était généraliste, puis au service de planification de l'hôpital du Mans jusqu'en 2008, et sur son blog, Winckler's Webzine, en ligne depuis dix-sept ans. «C'est leur corps, les femmes ont le droit de savoir et les médecins ont l'obligation de répondre, sans paternalisme», avance Winckler.
Au fil des années, Martin Winckler s'est vu estampiller «médecin féministe». «Je m'adapte à la demande. Qui a le plus besoin d'informations? Ce sont les femmes. On me présente comme un médecin féministe, mais les femmes ont fait de moi le médecin dont elles avaient besoin. J'ai toujours été militant, pour l'euthanasie, l'avortement, la stérilisation volontaire… Je milite pour la liberté individuelle.» Les femmes sont les premières victimes de violence, dont les violences obstétricales. «La cause des femme n'était pas un plan de carrière. Je m'y suis engagé parce que c'était là qu'il y avait du travail. C'est là que je voulais militer», explique-t-il.
«C'est leur corps, les femmes ont le droit de savoir et les médecins ont l'obligation de répondre, sans paternalisme.»
Pour Sarah Durocher, co-présidente du Planning familial, «Martin Winckler fait partie des références du Planning sur les questions de santé sexuelle, du corps et de la parole des femmes surtout. Son discours, qui place la femme au cœur de sa demande et de sa problématique, nous rassure et montre une posture de médecin très intéressante, et surtout très rare.»
Alors que certains médecins usent de leur pouvoir médical, «un médecin qui parle aux autres médecins, qui parle de la formation des médecins, c'est important pour montrer qu'on peut faire différemment, qu'on peut être à l'écoute, avoir du temps, assure-t-elle. Dans chaque formation, dont celles des soignants, il y a un formatage, que Martin Winckler déconstruit. Sa voix compte car elle peut être plus audible et légitime, aux yeux des soignants, que celle d'une association féministe.»
Contre le corporatisme médical
Martin Winckler n'est plus médecin aujourd'hui. Il a quitté la France en 2008 pour s'installer au Canada, où il vit désormais de son écriture. En 2016, il publie une charge violente contre le système médical français qui lui vaut de se mettre à dos de nombreux confrères et consœurs. Les Brutes en blanc dénonce la maltraitance médicale, l'esprit de caste, le paternalisme et le sentiment de toute-puissance de ces professionnel·les. Mais également la confraternité, qui primerait, selon lui, sur les intérêts du patient.
«Je croirai et prendrai toujours la défense d'un patient qui affirme avoir été maltraité. Mais ça ne marche pas comme ça dans la profession.»
«On oublie que dans le code de déontologie, la confraternité vient après les articles qui parlent des obligations envers le patient. C'est un état d'esprit corporatiste. Les gens de cette corporation seraient-ils beaucoup plus respectables que ceux qui n'en font pas partie?», interroge-t-il.
«Je croirai et prendrai toujours la défense d'un patient qui affirme avoir été maltraité. Mais ça ne marche pas comme ça dans la profession. C'est une mentalité de caste, un état d'esprit collectif, qu'on ne peut remettre en cause. Que ce soit au Canada, en Angleterre, aux États-Unis, dans un hôpital, quand un médecin est soupçonné d'avoir commis une erreur, il est suspendu immédiatement. Et ensuite, on étudie le problème. En France, on a une conception élitiste. Plus on monte dans la hiérarchie, plus on est considéré comme inattaquable. On le retrouve aussi en politique», tacle Martin Winckler.
Que propose-t-il pour changer le système? Il a en partie brossé la réponse dans son utopie féministe L'École des soignantes (P.O.L, 2019), en imaginant une école-hôpital qui, entre autres, révolutionne l'apprentissage du soin en effaçant la hiérarchie entre les soignant·es, et entre les soignant·es et les patient·es. Martin Winckler développe ce qui, selon lui, pourrait sauver le système médical français:
«En France tout le monde souffre de cette hiérarchie. Toutes les professions doivent être au même niveau. La formation des médecins laisse entendre aux étudiants en médecine qu'ils sont supérieurs à tous les autres professionnels. Pourtant, ils ont tout à apprendre d'eux. Il faut une formation plus égalitaire et plus collective. Je prône une fin de la hiérarchie et un enseignement progressif à travers tous les aspects du soin. Si un médecin apprend ce que fait une aide-soignante et une infirmière, il les respectera davantage, et sera, en plus, un meilleur médecin.»
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Un lanceur d'alerte?
On a reproché à Martin Winckler de s'en prendre aux médecins alors qu'il ne l'est plus lui-même depuis 2008. Sans concession, il balaie la critique rapidement. «La médecine est un exercice clinique, pose-t-il. J'étais un généraliste qui passait beaucoup de temps à écouter les gens et à leur parler. L'essentiel de mon travail était d'informer, de répondre aux questions et de donner des outils. Je le fais toujours. Je reçois cinquante questions médicales par semaine et quatre mille visites par jour sur mon site. J'écris des livres et je donne des conférences. Je n'ai pas l'impression de ne plus être médecin. Ce n'est pas parce que je ne prescris plus que je ne suis pas médecin.»
Bavard, rompu à la confrontation d'idées, il affirme être prêt à débattre avec n'importe lequel de ses détracteurs ou détractrices, pourvu qu'on reste sur les idées.
Personnage non-consensuel, Martin Winckler est aussi présenté comme un lanceur d'alerte par certain·es professionnel·les. C'est ainsi que le décrit Philippe Faucher, gynécologue obstétricien à la maternité des Bluets, à Paris, et au centre de planification et d'orthogénie à Trousseau:
«Comme n'importe quel lanceur d'alerte, il faut protéger Martin Winckler. Il a raison de dénoncer les violences gynécologiques et obstétricales. Il a raison de vouloir donner plus d'autonomie aux femmes dans la gestion de leur santé gynécologique et reproductive, commente le médecin, interrogé par Slate. Le corps médical est peu enclin à l'auto-critique, surtout quand ces critiques s'adressent à des spécialistes. Pourtant, les prises de position de Martin Winckler jouent un rôle très important, un rôle d'éveil et de prise de conscience, J'ai moi-même été complètement bouleversé et transformé par la lecture du Chœur des femmes.»
Il tempère toutefois: «Si Martin Winckler est tout à fait légitime dans son rôle de poil-à-gratter du système médical en France, cela ne veut pas dire qu'il faut adhérer à 100 % à tout ce qu'il dit. Il doit lui aussi être réceptif à l'autocritique!»
À la sortie des Brutes en blancs, plusieurs praticien·nes ont critiqué les prises de position de Martin Winckler, et sa manière de les formuler, dont la gynécologue obstétricienne Dominique Thiers-Bautrant. Contactée par Slate, elle commente: «Il y a des choses parfaitement exactes dans cet ouvrage, comme par exemple, le fait que l'enseignement, dispensé principalement par des hospitalo-universitaires, est très technique et froid. Le cursus est dur, voire maltraitant, et le risque de reproduire cette maltraitance existe.»
Elle remet toutefois en question la façon de faire de Martin Winckler, et lui reproche d'opposer les «gentils docteurs antisystèmes» aux «méchants», effectuant «un amalgame grossier et radicalisant des positions alors qu'on a besoin de dialogue. Résumer la situation à “les médecins veulent le pouvoir” est un peu réducteur», estime-t-elle.
Une génération biberonnée aux écrits de Winckler
«Clairement son mérite est de soulever une problématique, mais il n'a pas l'ambition de la résoudre, ni de répondre aux questionnements techniques, son expérience étant plus observationnelle qu'opérationnelle en gynéco-obstétrique notamment, poursuit la spécialiste. Je crois qu'il est plutôt dans une caricature volontaire, une généralisation pédagogique afin de donner du poids à l'alerte qu'il relaie, ce n'est pas la méthode que j'aurais choisie.»
Dominique Thiers-Bautrant reproche également à Martin Winckler, trop «excessif» selon elle, d'avoir jeté le discrédit sur l'ensemble de la profession: «La perte de confiance en un médecin se surmonte, la perte de confiance en toute une profession mise dans le même sac est potentiellement grave, et incite les gens à se tourner vers des systèmes de prise en charge alternatifs de qualité très variable, et surtout non évaluables.»
«Je crois qu'il est dans une caricature volontaire, une généralisation pédagogique afin de donner du poids à l'alerte qu'il relaie.»
Martin Winckler manque-t-il de nuances? Brosse-t-il une caricature du système médical français? «Tout ce qu'écrit Martin Winckler dans Les Brutes en blancs, j'ai pu le constater moi-même au cours de mes études et de ma pratique», nous répond Baptiste Beaulieu, médecin généraliste, romancier et engagé dans la défense des droits des personnes LGBT.
«Je pense même que c'est encore un peu en dessous de la réalité. Aucune institution ne se départit de ses privilèges de son plein gré. Il faut secouer le cocotier pour que les noix de coco tombent. La manière dont Martin Winckler le dit est plus qu'appropriée et il a bien raison. La génération de médecins militants qui arrive, biberonnée aux écrits de Winckler, est dix fois plus agressive et violente et dans son bon droit de l'être que Martin Winckler.»
Pour ce médecin militant, né en 1985, Martin Winckler est «un précurseur»: «C'est en partie grâce à lui que j'ai su qu'une autre médecine était possible, une médecine capable de se départir de sa mainmise sur le corps des patients et de cette domination d'un médecin sur un malade. Il fut l'un des premiers à m'ouvrir les yeux et a su faire exister en moi l'idée que d'autres médecins existaient.»
Comme Philippe Faucher, Baptiste Beaulieu confère à Martin Winckler le statut de lanceur d'alerte, notamment sur les maltraitances gynécologiques, à propos de «la violence extrême que peuvent subir certaines femmes lorsqu'elles pensent être en confiance entre les mains d'un praticien ou d'une praticienne, leur confiant leur intimité. Personne ne peut lui enlever ça, à part ceux qui ne l'aiment pas parce qu'il a remis en cause les certitudes de ceux qui veulent maintenir le statu quo en ce qui concerne la mainmise du corps médical sur le corps des patients, et plus particulièrement sur le corps des patientes», tranche-t-il.