Politique / Monde

Il y a vingt-cinq ans, le Québec frôlait l'indépendance

Temps de lecture : 10 min

En 1995, la province tenait un référendum sur son indépendance et son départ du Canada. Quelques milliers de voix firent basculer la décision.

Jacques Parizeau, le 28 octobre 1995, lors d'une manifestation pro-souverainisme. | Andre Pichette / AFP
Jacques Parizeau, le 28 octobre 1995, lors d'une manifestation pro-souverainisme. | Andre Pichette / AFP

À l'automne 1995, le Québec connaissait la campagne électorale la plus intense de son histoire. Arrivé au pouvoir dans la Belle Province un an auparavant, le Premier ministre Jacques Parizeau réalisait sa promesse d'organiser un référendum sur la souveraineté le plus rapidement possible. L'idée souverainiste, liée à la modernisation de la société québécoise connaissait sa seconde épreuve du feu.

In fine, cette aventure référendaire reste une importante leçon de grande politique qui doit tout à l'intelligence et la vision de Jacques Parizeau, cofondateur du Parti Québécois (PQ) et du souverainisme québécois.

Option Québec: le pari fou de René Lévesque

L'option indépendantiste –«souverainiste»– était née au fil des années 1960 comme une conséquence la Révolution tranquille enclenchée par le Parti libéral du Québec (PLQ) après les mornes années du pouvoir Duplessis, conservateur, catholique, anti-communiste et anti-syndicaliste.

À cette époque, les anglophones étaient présumés compétents et les francophones non, comme l'expliqua Jacques Parizeau. Parmi les député·es libéraux portant la Révolution tranquille, se trouvait René Lévesque. Parmi ses hauts-fonctionnaires, Jacques Parizeau. La coïncidence des questions sociales, de l'aspiration à la modernisation de la société de la Belle Province et de l'affirmation internationale de la nation québécoise allaient porter un nouveau parti, le Parti Québécois, jusqu'au pouvoir provincial en 1976.

Jacques Parizeau, en 1981. | Asclepias via Wikicommons

Ancien journaliste vedette de la télévision canadienne, ministre populaire pour avoir nationalisé l'électricité, René Lévesque a endossé très tôt le rôle de chef charismatique du souverainisme naissant. Quant à Jacques Parizeau, issu de la grande bourgeoisie francophone mais formé notamment à la London School of Economics, il s'attacha dès les origines à prouver aux Québécois·es que la souveraineté était bénéfique économiquement.

Parallèlement à la fondation du Parti Québécois en 1968, on assiste à l'essor d'un mouvement culturel francophone, dont les poètes, les chanteurs et chanteuses restent les plus emblématiques représentantes. Gilles Vigneault, Renée Claude, Robert Charlebois, Claude Gauthier, etc. forment cette phalange artistique d'éveil culturel du Québec.

En 1970, le mouvement souverainiste est encore divisé, une fraction accepte la violence au point d'enlever et assassiner un ministre libéral. Le Premier ministre canadien de l'époque, Pierre Elliott Trudeau, choisit d'envoyer l'armée à Montréal et la police arrête 500 sympathisant·es souverainistes. La crise aura pour conséquence de bannir définitivement la violence mais aussi de solidariser les militant·es en faveur de l'indépendance face à la volonté des gouvernements provinciaux de fédérer, de les espionner ou réprimer.

Option Québec, le livre-manifeste de René Lévesque, paru l'année de la fondation du PQ en 1968, devient un succès de vente au Québec et porte dès lors l'ascension politique des souverainistes vers le pouvoir. En 1973, le PQ est défait et n'obtient que 6 sièges, mais aussi 30% des voix au niveau de la Province, score considéré comme prometteur. En 1976, avec 41% et 71 sièges, le PQ chasse les libéraux du pouvoir et s'installe pour la première fois au pouvoir à Québec.

Après 1976: la démonstration de la capacité du PQ à gouverner

Installé au pouvoir provincial, le PQ et Lévesque font adopter une série de réformes dont la Loi 101 Charte de la langue française et d'autres lois, à vocation sociale notamment. Après quatre années de gouvernement provincial largement appuyé par la population, le PQ de Lévesque propose aux Québécois·es un référendum visant à négocier avec le Canada un accord de souveraineté-association, qui serait lui-même soumis à une seconde consultation. Pour Parizeau néanmoins, la question porte en elle-même les raisons de la défaite; le 20 mai 1980, le non l'emporte avec 59,5% des voix. Quinze ans plus tard, Parizeau jugera que la seule séparation avec le Canada possible sera «chirurgicale», c'est-à-dire à partir d'un seul référendum.

En octobre, à l'occasion du rapatriement de la Constitution canadienne –qui permettrait au Canada de modifier son propre cadre législatif et politique sans devoir passer par Londres– annoncé par Pierre Elliott Trudeau, Lévesque entrevoit la possibilité de renégocier les règles du fédéralisme canadien. Cependant, lors de la Nuit des longs couteaux (Kitchen accord) de novembre 1981, le procureur général canadien Jean Chrétien (futur Premier ministre fédéral) organise la signature d'un accord dont le Québec est tenu à l'écart. L'événement laissera longtemps, et sans doute jusqu'à maintenant des traces au Québec et au Canada.

Lévesque va alors prendre un «beau risque» et soutenir les conservateurs de Brian Mulroney dans la conquête du pouvoir fédéral en 1984 après le départ de Trudeau. L'objectif est de réviser les relations Québec-Ottawa ou provincial-fédéral.

1987-1995: nouvelle marche vers la souveraineté

Nouveau président du Parti Québécois à partir de 1989, Jacques Parizeau affronte une période de marasme puis un nouvel essor du souverainisme. Au niveau fédéral, un accord pour renforcer les pouvoirs provinciaux, l'accord du Lac Meech, est signé entre les provinces sous l'impulsion de Mulroney en 1987.

En 1990, néanmoins, l'accord est rejeté, entraînant une crispation du gouvernement libéral provincial Bourassa et une flambée souverainiste dans la Belle Province. Le pari du Québec d'être reconnu comme «société distincte» au sein du Canada échoue, un nouveau processus politique s'engage. Ce dernier a été patiemment anticipé et préparé par Jacques Parizeau.

Alors qu'il se trouve rassemblé, le PQ reçoit un télégramme de Lucien Bouchard, amendé par Jacques Parizeau, où il félicite René Lévesque d'avoir fait découvrir «aux Québécois le droit inaliénable de décider eux-mêmes de leur destin».

Une missive qui scelle alors le destin du gouvernement Mulroney. Proche de ce dernier, Lucien Bouchard, pourtant ministre fédéral, démissionne pour fonder un nouveau parti à vocation fédérale (c'est-à-dire siégeant à Ottawa) mais souverainiste québécois: le Bloc Québécois. Celui-ci devient l'opposition officielle aux Communes d'Ottawa après avoir obtenu près de 50% des voix au Québec et 54 des 75 sièges de la province à l'élection de 1994. Le processus politique élaboré par Parizeau et Bouchard a franchi sa première étape.

Lucien Bouchard, après sa démission en 1990. | Markbellis via Wikicommons

La stratégie Parizeau s'appuie sur les faiblesses de la bonne volonté du PQ depuis le «beau risque» de Lévesque. Participant à la chute de Mulroney, par l'entremise de Bouchard, le souverainisme québécois devenu opposition officielle à Ottawa n'a plus qu'à devenir majorité provinciale à Québec.

Entre-temps, le référendum à l'échelle du Canada sur l'Accord de Charlottetown, visant à réformer le fédéralisme, échoue en octobre 1992, scellant pour un moment l'idée d'une Constitution réformable. En septembre 1994, le PQ remporte les élections générales avec près de 45% des voix. Installé à Québec, le gouvernement Parizeau peut engager le processus politique vers la souveraineté, d'autant plus inévitable que Jean Chrétien, le nouveau Premier ministre libéral, refuse toute nouvelle réforme. Tout est en place pour «faire d'un peuple un pays», comme le disait Parizeau.

Campagne référendaire

Parizeau s'est avéré un stratège hors-pair au Québec comme au sein du Canada. Il sait alors qu'il lui reste à faire accepter la souveraineté par les États-Unis et qu'il a, pour cela, besoin de la France. Depuis 1967, le Québec est choyé à Paris où il a une délégation générale –une quasi-ambassade– et si, en son temps, René Lévesque s'était plaint avec un brin d'amusement de l'accueil de François Mitterrand, la France dans son ensemble a de la sympathie pour la cause québécoise.

À la fin du second septennat mitterrandien, le président de l'Assemblée nationale, Philippe Séguin, et l'un des favoris pour l'élection présidentielle, le maire de Paris Jacques Chirac, allient un protocole et une pompe dignes d'un chef d'État pour l'accueillir et des déclarations diplomatiques favorables à la reconnaissance très rapide de la souveraineté pour le soutenir.

Parizeau, méticuleux et précis dans ses raisonnements, crédibilise ainsi aussi aux yeux des Québécois·es l'idée de l'indépendance du Québec et de son entrée sur la scène internationale. Autre aspect de cette crédibilisation aux yeux de Parizeau, la création de l'ALENA, zone de libre-échange entre États-Unis, Canada et Mexique, le 1er janvier 1994.

Affirmant dans sa campagne victorieuse entendre y demeurer après la souveraineté, il casse l'idée d'un souverainisme apôtre de l'autarcie ou du hors-jeu économique. Mais «Monsieur» (surnom de Parizeau) a un problème d'image qui fait patiner la campagne. Perçu comme trop aristocratique, il touche relativement moins la Québécoise ou le Québécois moyen qu'un autre tribun, le chef du Bloc Québécois, Lucien Bouchard.

Or, déjà très populaire, Bouchard est devenu encore plus populaire après avoir frôlé la mort au tournant de l'année 1994-1995. Atteint d'une septicémie gravissime, entre la vie et la mort, finalement sauvé de justesse mais amputé d'une jambe, le destin de Bouchard a ému et tenu en haleine l'ensemble du Québec et du Canada bien au-delà des frontières politiques ou provinciales. Afin de faire aboutir son projet historique, Parizeau concède à faire de Bouchard le négociateur du Québec après le référendum. Afin d'élargir encore l'audience du «oui», il convainc le chef du petit parti Action démocratique du Québec (ADQ), Mario Dumont de soutenir la souveraineté.

Lucien Bouchard et Jacques Parizeau, le 27 janvier 1996, à Montréal. | Andre Pichette / AFP

L'ADQ, qui n'a qu'un député, incarne un courant politique «ni souverainiste ni fédéraliste», plutôt «autonomiste» (c'est-à-dire pour gagner des marges de manœuvre vis-à-vis d'Ottawa) et «identitaire», plus soucieux de préserver «l'identité québécoise» que de réaliser l'indépendance. Ce courant, nous le verrons, va prendre l'ascendant sur les autres dans les années 2010. Du côté des fédéralistes, entre milieux économiques et politiques, entre anglophones et francophones, entre partisan·es libéraux de Québec et d'Ottawa, des nuances, des différences ou des antagonismes subsistent.

Après l'échec de Meech, ils et elles avaient demandé que soit reconnu le Québec comme «société distincte» au sein du Canada. Or, de «société distincte», il n'a jamais été question pour Jean Chrétien, chef du Parti libéral du Québec et… Premier ministre du Canada. Ce dernier, accusé de toutes parts d'avoir saboté l'accord Québec-Ottawa, est donc prié d'entrer en campagne le plus tard possible.

La campagne du «non» s'enlisa et perdit du terrain. Il fallut que Jean Chrétien prétende qu'il avait toujours soutenu l'idée d'une société distincte pour remettre en selle le camp fédéraliste. Par ailleurs, les milieux économiques se mobilisèrent fortement et organisèrent une manifestation pro-Canada très tendue dans le centre de Montréal, suscitant un certain rejet local.

Le soir des résultats, le suspens fut à son comble jusqu'à la dernière minute. In extremis, les derniers comtés dépouillés donnèrent le «non» en tête de 50.000 voix environ avec un total de 50,58%. «On a été battus mais pas de beaucoup», commenta immédiatement Parizeau à la tribune du Palais des Congrès de Montréal.

Ce ne sont pas les fonctionnaires fédéraux rejoignant chaque jour Ottawa depuis le Québec qui auront fait le résultat mais, pour l'essentiel, les fonctionnaires de Québec mécontents: il y avait un grain de sable dans la mécanique impeccable conçue par Jacques Parizeau et il venait –grand paradoxe– de l'administration provinciale. Les anglophones votèrent unanimement «non» comme cela était attendu.

La principale polémique née au soir du référendum vint d'une phrase de Jacques Parizeau relative à «l'argent et à des votes ethniques». L'implication des milieux d'affaires dans le Comité pour le «non» explique «l'argent» mais la polémique se nourrit des «votes ethniques». Elle peut s'expliquer d'abord par un constat: les tribus autochtones transfrontalières Québec-Ontario étaient largement favorable au «non», contrairement aux autres. Elle peut aussi s'expliquer par un contentieux opposant le PQ à l'administration fédérale. Cette dernière est, depuis 1995, fréquemment accusée d'avoir naturalisé massivement des immigrant·es anglophones et freiné la naturalisation des francophones… La polémique blessa durablement Jacques Parizeau.

Le lendemain du 30 octobre, il démissionna de son poste de Premier ministre et fut remplacé par Lucien Bouchard. Il vécut dès lors et jusqu'à son décès, une grande partie de son temps à Collioure, en France, où il exploita un vignoble.

Héritage du référendum

Vainqueur des élections de 1998 de justesse au vote populaire, Lucien Bouchard renonça à mener un nouveau référendum faute d'appui populaire suffisant. Il mena une politique visant à prouver que le PQ pouvait à la fois bien gérer les finances publiques et mener des politiques sociales avancées, ainsi qu'à bien répondre à la Crise du verglas, qui le révéla en homme d'État.

Bouchard quitte le pouvoir au bout de cinq années en 2001, conscient, sans doute comme René Lévesque avant lui, qu'une autre chefferie devait prendre le relais. Progressivement, le mouvement souverainiste perdit de la vitesse et se scinda entre sa gauche radicale (Québec Solidaire) et sa frange social-démocrate (le PQ maintenu). Comme toutes les autres sociétés, le Québec est aussi soumis aux effets de la crise comme d'un questionnement sur son identité.

Le débat sur les accommodements raisonnables venu du fédéral, c'est-à-dire vis-à-vis des minorités religieuses, empoisonna tous les gouvernements successifs des années 2010. Il consacra la centralité progressive de l'identité dans le débat public en lieu et place de la souveraineté, permettant in fine au courant né avec l'ADQ de prendre le dessus sur le PQ.

Le gouvernement de Pauline Marois tente de lancer une Charte des valeurs québécoises, dont le débat s'éternise. Ni les gouvernements Marois (PQ) ni Couillard (PLQ) ne parviennent à trancher le problème. Finalement, c'est un nouveau parti, la Coalition Avenir Québec (CAQ) –née notamment de l'ADQ qui, après avoir pratiqué une surenchère habile vis-à-vis du PQ sur la question des signes religieux, avança l'idée d'un abaissement du seuil d'immigration et un productivisme assumé– qui gagne la majorité aux élections générales provinciales.

François Legault, ancien ministre péquiste (du PQ), devient Premier ministre. Il affirme ne pas vouloir la souveraineté du Québec. Une fois de plus, les débats identitaires ont fini par mettre au second plan les débats sur la souveraineté et contribué à tuer le combat souverainiste (selon un récent sondage 20% des Québécois·es se disent souverainistes, 20% fédéralistes, 60% ne se prononcent pas).

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