Il y a une vingtaine d'années, une plaisanterie faisait beaucoup rire en Chine. Elle racontait qu'un Chinois avait été condamné pour avoir dit que le secrétaire général du Parti communiste de l'époque, Jiang Zemin, était parfaitement idiot. L'histoire précisait que ce Chinois était puni, non pas pour insulte au dirigeant du pays, mais pour divulgation d'un secret d'État!
Cette plaisanterie semble être devenue une réalité le 22 septembre 2020. Ce jour-là, Ren Zhiqiang, blogueur réputé en Chine, est condamné à dix-huit ans de prison pour avoir écrit en avril dernier que Xi Jinping était un «clown». Le numéro 1 du Parti communiste s'était félicité le 23 février de la gestion du coronavirus par le gouvernement chinois. Dans un long article posté sur son site Weibo et intitulé «Mémoires et réflexion», Ren Zhiqiang avait aussitôt écrit: «Ce que j'ai vu était le contraire de la “grandeur” rapportée par les médias. Celui qui se tenait là n'était pas un empereur montrant ses “nouveaux vêtements”, mais un clown nu qui ne pouvait pas dissimuler son ambition d'être empereur ni son ambition de détruire quiconque voudrait l'arrêter.»
Quant au coronavirus, Ren Zhiqiang a critiqué les agissements du pouvoir chinois et en particulier les trois semaines qu'il a fallu pour faire savoir qu'une dangereuse épidémie était apparue à Wuhan. Il écrit: «À travers cette épidémie, vous pouvez voir la réalité: le parti protège les intérêts du parti, la bureaucratie protège ses intérêts, le dirigeant suprême ne protège que sa position et ses intérêts fondamentaux.» Ren Zhiqiang est arrêté par la police quelques jours après la publication de ces lignes.
Xi Jinping au Palais de l'Assemblée nationale du peuple à Pékin, le 25 mai 2020. | Noel Celis / AFP
L'affaire est délicate. Ren Zhiqiang, 69 ans, appartient aux hautes sphères du Parti communiste chinois. Il en sera exclu en juillet dernier. Son père, Ren Quansheng (1918-2007), avait été vice-ministre du Commerce et sa mère fonctionnaire à la municipalité de Pékin. Ils étaient proches de Wang Qishan, vice-président de la République chinoise. Cet important conseiller de Xi Jinping a organisé dans le Parti communiste, entre 2012 et 2017, une redoutable campagne anti-corruption qui a mené en prison 250 «tigres», des cadres de haut rang, et forcé plus de deux millions d'officiel·les subalternes à rembourser des sommes frauduleusement acquises.
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Une grave récidive
Rien ne permet de savoir si Wang Qishan est intervenu pour amoindrir la peine prononcée contre Ren Zhiqiang. Mais il est probable en revanche que le comportement de ce dernier n'était plus tolérable pour Xi Jinping. Et cela n'est pas nouveau. Dans la société chinoise et plus encore dans le fonctionnement du Parti communiste, Ren Zhiqiang a toujours eu un comportement singulier.
En 1989, il fréquentait la place Tian'anmen occupée par les manifestations d'étudiant·es avant qu'elle ne soit évacuée militairement. Puis, alors qu'il aurait pu mener une carrière dans les instances du parti, il choisit de créer le groupe immobilier Hua Yuan Property qui va considérablement se développer au fur et à mesure que les villes chinoises s'étendent. Ren Zhiqiang devient vite très riche. En 2009, son salaire est recensé comme le plus haut parmi 258 entrepreneurs chinois. En 2014, il quitte ses fonctions de PDG de Hua Yuan Property, laissant la place à son fils.
Mais, depuis 2012, Ren Zhiqiang est devenu célèbre grâce à son activité de blogueur sur deux sites, Sina Weibo et Tencent Weibo. Il est suivi par 38 millions d'abonné·es, ce qui est considérable même dans un pays d'1,4 milliard de personnes. Il critique régulièrement le pouvoir communiste, ce qui lui vaut le surnom de «dapao» («le canon»). Mais en 2016, il va aller trop loin.
Cette année-là, le président Xi Jinping visite les locaux de la CCTV, la télévision centrale à Pékin, puis ceux de l'agence de presse Chine nouvelle et rappelle sa vision des médias: leur rôle est de «protéger l'autorité du parti» et les informations qu'ils donnent doivent donc être conformes à la ligne fixée par le parti. Ren Zhiqiang commente ces visites en écrivant: «Cessez d'utiliser l'argent des contribuables pour une information qui ne leur sert à rien.» Aussitôt, l'Administration du cyberespace chinois estime qu'il y a là une «publication d'informations illégales» et les comptes de Ren Zhiqiang sur Sina et Tencent sont supprimés pour une durée d'un an.
Par rapport à cette sanction de 2016, ce que publie Ren Zhiqiang en 2020 apparaît, aux yeux des dirigeants chinois, comme une grave récidive. Il est donc placé officiellement, en avril, sous enquête pour «graves violation de la discipline et de la loi», la formule qu'utilise la justice chinoise pour viser des malversations financières.
Une influence dans l'opinion
Le 22 septembre, c'est pour «corruption, acceptation de pots-de-vin, détournements de fonds publics et abus de pouvoir» que le Tribunal populaire intermédiaire numéro 2 de Pékin condamne Ren Zhiqiang à dix-huit ans de prison et 4,2 millions de yuans (530.000 euros) d'amende. Le jugement précise le montant des dessous-de-table que le prévenu est accusé d'avoir touché: 1,25 million de yuans (160.000 euros) entre 2003 et 2017. De plus, il aurait utilisé à son profit personnel environ 111 millions de yuans (13,9 millions d'euros) de fonds publics, essentiellement pour pratiquer le golf, son sport préféré. Le tribunal indique que Ren Zhiqiang a «avoué tous ses crimes volontairement et honnêtement» et qu'il ne fera pas appel du jugement.
Escorté par la police, Ren Zhiqiang arrive au Tribunal populaire intermédiaire numéro 2 de Pékin, le 11 septembre 2020. | Nicolas Asfouri / AFP
La peine prononcée est particulièrement lourde à l'encontre de quelqu'un qui n'appartient pas du tout à la catégorie habituelle des dissident·es chinois. Ren Zhiqiang n'est pas un intellectuel, professeur ou étudiant, mais un milliardaire connu dans le pays. Sa fortune avait largement été mise en avant il y a une vingtaine d'années pour montrer ce que pouvait être un enrichissement à la chinoise. Ses origines familiales lui fournissaient de nombreux contacts dans le monde politique chinois et, par ailleurs, il ne manquait pas de relations parmi les Occidentaux de Pékin, hommes d'affaires et journalistes. De plus, en 2019, il avait dévoilé des talents artistiques en exposant ses peintures de paysages abstraits dans une galerie du quartier d'art 798, un ensemble d'anciennes usines pékinoises où se côtoient toutes sortes de tendances artistiques modernes.
Mais pour l'entourage de Xi Jinping, Ren Zhiqiang était devenu, par sa liberté de parole, un exemple auquel il fallait absolument mettre fin. Sa célébrité et la portée de ses propos, largement véhiculées par internet, risquaient d'avoir de l'influence dans l'opinion. Pour les autorités chinoises, il s'agissait de dissuader quiconque voudrait exprimer des doutes sur la façon dont a été gérée l'apparition du coronavirus. Il est difficile d'évaluer combien de membres du pouvoir chinois partagent les opinions émises par Ren Zhiqiang. Aussi, dans le système mis en place autour de Xi Jinping, il n'est pas inutile de montrer que même un membre de la nomenklatura la plus classique du Parti communiste chinois peut être lourdement sanctionné.
En tout cas, comme cela est courant en Chine, ce ne sont surtout pas les propos politiques de Ren Zhiqiang qui ont été mis en cause par la justice mais une accumulation de faits permettant de faire apparaître des éléments de corruption réels ou supposés. L'important était d'accumuler suffisamment de prétextes pour pouvoir condamner l'accusé, sans entrer dans un débat qui risquerait d'atteindre le pouvoir. Si bien que Ren Zhiqiang n'a même pas eu droit à un procès en rapport avec ce qui lui est reproché.