Médias / Société

Faut-il filmer et diffuser les procès comme le suggère Éric Dupond-Moretti?

Temps de lecture : 10 min

La proposition du garde des Sceaux pose de nombreuses questions éthiques.

Éric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice, le 15 mai 2018. |
Eric Feferberg / AFP
Éric Dupond-Moretti, le ministre de la Justice, le 15 mai 2018. | Eric Feferberg / AFP

Lundi 28 septembre, Le Parisien a publié dans ses colonnes un long entretien entre ses lecteurs et le ministre de la Justice, Éric Dupond-Moretti. Ce dernier y déclare: «D'ailleurs je suis pour que la justice soit filmée et diffusée. La justice doit se montrer aux Français. La publicité des débats est une garantie démocratique.» Des propos réitérés et développés dans une vidéo de sept minutes où le garde des Sceaux s'adresse, seul, face caméra, aux internautes.

La démarche est a priori louable: son argumentation est simple, claire, loin de la novlangue et autres bourre-mous de la politique française moderne. En ce sens, elle a le mérite de remettre sur la table un ancien débat démocratique[1], car la question concerne tout le monde: les procès doivent-ils être filmés et diffusés?

Pas de photo, pas de micro, que des stylos

Au procès de Jacques Rançon, jugé en mars 2018 à la cour d'assises de Perpignan, la rumeur a commencé dans la salle de visioconférence. L'ingénieur son avait été le premier à la remarquer: sur les bancs de la cour d'assises, une témoin avait un micro placé sur elle. Il fallut peu de temps pour remonter jusqu'à la journaliste qui avait posé le micro et oublié –de façon opportune ou non– de l'enlever du chemisier de la témoin après une interview à l'extérieur.

L'affaire n'avait pas fait rire les autres journalistes accrédités –qui se voyaient alors toutes et tous catalogués de sans foi ni loi–, et encore moins le président de la cour d'assises de Perpignan, Régis Cayrol, qui avait ordonné la confiscation immédiate du matériel.

Au sein des palais de justice, la captation sonore comme la vidéo des audiences sont strictement interdites, à tel point que des magistrat·es parfois zélé·es vont jusqu'à interdire l'accès aux caméras dans la salle des pas perdus.

On se souvient du scandale provoqué par la photo volée d'Abdelkader Merah durant son procès en 2017, et publiée dans Paris Match. La presse judiciaire avait «fermement condamné» sa publication et l'irresponsabilité du journal. Très vite, chacun y était allé de sa petite enquête: qui avait pu oser? Était-ce un journaliste, une policière, un avocat? L'angle, la lumière, l'instant où la photographie semblait avoir été prise avaient été analysés puis commentés. Paris Match avait finalement été condamné à 4.000 euros d'amende.

Éric Dupond-Moretti, apparaissant sur la photo volée aux côtés de son associé Antoine Vey, était alors l'avocat d'Abdelkader Merah. Au micro de RTL, il s'était dit choqué qu'une telle image puisse paraître en dépit du droit à l'image et de l'interdiction faite par la loi.

Un dessin du procès d'Abdelkader Merah, avec ses avocats Antoine Vey et Éric Dupond-Moretti, le 30 octobre 2017. | Benoit Peyrucq / AFP

Cette loi est celle du 29 juillet 1881, relative à la liberté de la presse. En réalité, le législateur a prohibé les enregistrements vidéos ou sonores des procès en décembre 1954. À l'époque, lors de deux procès retentissants –ceux de Marie Besnard et Gaston Dominici– les flashs des journalistes et la présence des caméras avaient sérieusement entaché la sérénité des débats.

Toute l'institution judiciaire, des magistrats aux accusés en passant par les avocats, ne participaient plus à la justice, mais au spectacle de la justice[2]. L'article visant à laisser les appareils photos dehors a été ensuite incorporé à la loi de 1881, et le Conseil constitutionnel l'a récemment déclaré conforme à la Constitution.

Seuls les journalistes travaillant avec un papier et un crayon –moins encombrant et silencieux– ont été épargnés. Pour la même raison, les dessinateurs et dessinatrices sont autorisées à réaliser des croquis d'audience durant les débats.

Parfois, nous pouvons voir des images d'accusé·e entrer ou sortir du box vitré, des scellés ou de l'intérieur de la cour d'assises. Parce que les temps changent, une exception a été ajoutée à l'article: «Sur demande présentée avant l'audience, le président peut autoriser des prises de vues quand les débats ne sont pas commencés et à la condition que les parties ou leurs représentants et le ministère public y consentent.»

Ces images servent d'illustrations. Les débats, les intonations, les expressions faciales des uns et des autres, restent dans un espace spatio-temporel bien défini: entre quatre murs, à un instant T.

Constituer des archives judiciaires

Au milieu des années 1980, Robert Badinter, ancien avocat devenu garde des Sceaux, s'inquiète de l'absence d'archives judiciaires. À l'instar du vide juridique, il craint un vide historique. Qu'en est-il de la mémoire de ces grands procès? Comment pourrait-on se souvenir de ce qui s'est passé, dans un système judiciaire fondé sur l'oralité des débats?

Le 11 décembre 1985, une nouvelle loi est inscrite non pas dans la loi relative à la liberté de la presse, ni dans un code de procédure, mais dans le code du patrimoine: l'enregistrement intégral des audiences (administratives ou judiciaires) peut être autorisé, à condition que cela présente un intérêt «pour la constitution d'archives historiques de la justice».

En 1987, le procès de Klaus Barbie sera ainsi filmé. Celui de Maurice Papon dix ans plus tard, en 1997, aussi. Tout comme le sont ceux des attentats de janvier 2015 se tenant en ce moment à Paris.

Klaus Barbie, le premier jour de son procès, le 11 mai 1987, à Lyon. | AFP

Actuellement, il faut attendre cinquante ans avant que ces procès filmés puissent être diffusés. Car ces enregistrements servent à une finalité plus grande: celle de ne pas oublier.

Quelles images, pour qui?

L'annonce d'Éric Dupond-Moretti est inédite pour deux raisons: la première est que le ministre de la Justice semble vouloir généraliser les enregistrements; la seconde est qu'il souhaite que ces procès soient diffusés.

Bien sûr, il arrive que quelques rares procès soient filmés et diffusés. C'est le cas dans le film 10e Chambre, Instants d'audience de Raymond Depardon par exemple, ou plus récemment dans le reportage sur le procès de Carmen Bois diffusé sur M6, qui a nécessité un an de démarches et négociations auprès de la Chancellerie. À chaque fois, le résultat n'est jamais livré de façon brute aux spectateurs et spectatrices: il fait l'objet d'un montage minutieux.

Les procès filmés subiront-ils un montage? Qui décidera de ce qui doit être montré ou non?

Qu'en sera-t-il de ces procès filmés que Dupond-Moretti appelle de ses vœux? Subiront-ils un montage et alors, quelle sera la durée du film? Qui décidera de ce qui doit être montré ou non? S'il n'y a pas de montage, alors comment seront-ils diffusés? En direct –cela risquerait de nuire à la sérénité des débats. En différé oui, mais alors sur quelle chaîne de télévision? Y aura-t-il une chaîne dédiée aux procès sur la TNT, ou un YouTube judiciaire, et si oui, qui le dirigera? À qui appartiendront ces données?

L'idée du ministre de la Justice est séduisante. En France, un des principes est que, la justice étant rendue au nom du peuple, elle doit être publique. Éric Dupond-Moretti argue: «Cette publicité, elle est restreinte parce que dans une salle d'audience, quand il y a 400 places, le 401e ou le 402e ne peut pas suivre le procès.»

400 places, c'est encore dans le meilleur des cas, car la plupart des cours d'assises et salles d'audience en contiennent bien moins que ça. Éric Dupond-Moretti a à cœur de faire entrer les citoyen·nes dans l'enceinte des palais: il est d'ailleurs farouchement opposé à la suppression des jury d'assises. Comment lui en faire le reproche? Nous pourrions aussi arguer que les live-tweets des chroniqueurs judiciaires sont de plus en plus suivis en direct sur les réseaux sociaux.

Mais la justice est affaire de patience, et ne se résume pas à la salle d'audience. Un procès d'assises se construit au fil des jours, au rythme des suspensions, des déjeuners pris sur le pouce, des pauses cigarettes fumées sur le parvis du palais de justice où ont lieu la majorité des échanges. La justice se dessine aussi hors-champ.

Comprendre la justice dans ses coulisses

Les jurés ont droit à des explications juridiques de la part des magistrats. Ils et elles peuvent poser des questions, directement à l'accusé, ou derrière les portes de la salle de délibérations.

Le public présent dans la salle d'audience entend ainsi les explications données par le magistrat, ou il a, le cas échéant, la possibilité de discuter avec l'avocat ou les journalistes pour espérer comprendre le fonctionnement de la justice.

La vérité émerge dans les détails dévoilés à la barre, dans la formulation d'une question, et parfois dans une ligne de procès verbal cachée à la côte D1752 d'un dossier.

Savez-vous combien de Françaises et de Français ignorent le rôle du procureur ou de l'avocate générale? Ils ignorent jusqu'à leurs appellations, alors même que ces dernièr·es représentent les intérêts de la société, c'est-à-dire leurs propres intérêts. Qui viendra leur expliquer, derrière leur écran de télévision? La vue et l'ouïe sont insuffisantes pour comprendre la justice, tout comme avoir un avis et du bon sens ne suffisent pas à juger.

Pour comprendre la justice, il faut des connaissances. Sans parler des crimes de sang et des délits de stupéfiants, quel citoyen lambda pourra suivre un procès Clearstream sur les montages financiers politiques, ou un procès Erika sur une catastrophe écologique sans aucun éclaircissement?

La justice ne se résume pas aux plaidoiries de la défense et aux réquisitions du ministère public. La vérité émerge dans les détails dévoilés à la barre, dans la formulation d'une question, et parfois dans une ligne de procès verbal cachée à la côte D1752 d'un dossier. Le public aura-t-il le courage, l'envie et la disponibilité de suivre un procès de plusieurs jours à plusieurs semaines dans son intégralité, et si oui, ne le fait-il pas déjà en passant lui-même la porte du tribunal?

Et puis, il y a celles et ceux placés devant la caméra. Les principaux intéressés.

Un droit à l'oubli

De fait et de droit, l'État a un pouvoir infiniment plus grand que la personne jugée. La condamner ne lui suffit-il pas? L'enfermer, lui confisquer sa liberté, l'obliger à payer, n'est-elle pas une peine suffisante? Faut-il encore réduire ses chances de réinsertion? Faut-il aussi la condamner à supporter le poids des regards à sa sortie, à annihiler toute éventuelle rédemption? Est-elle coupable à vie? Dans ce cas, une victime l'est-elle aussi à vie, ou lui confère-t-on le droit à être quelque chose d'autre, un individu à part entière?

Dans un rapport du CESE sur la détention publié fin 2019, on peut lire: «Les Français et les Françaises sont de plus en plus nombreux à penser que la souffrance et l'enfermement participent légitimement de la peine: 50% (contre 18% en 2000) estiment que les personnes détenues sont trop bien traitées.»

Que fait-on de sa propre liberté à oublier?

Si certains n'ont que peu d'égard envers les criminels et les délinquants, c'est qu'ils et elles en ont beaucoup pour les victimes. Filmer la défense suppose aussi de filmer la partie civile. Et avec le risque de l'enfermer dans ce cadre, et la contraindre à revivre un moment douloureux, intime, aux yeux de toutes et de tous.

Nul doute que les chaînes télévisées étant ce qu'elles sont, il y aura des rediffusions. A minima, des morceaux seront sélectionnés, coupés et diffusés ad nauseam sur les réseaux sociaux, la forçant à se revoir en boucle, à entendre ses mots coupés, peut-être sortis de leur contexte, utilisés pour servir d'autres propos et d'autres idéologies que les siennes. Alors, elle sera doublement victime. Qui accepterait de porter plainte et de témoigner dans ces conditions? Que fait-on de sa propre liberté à oublier?

Cette proposition, puisqu'elle en est au stade de la réflexion, est d'autant plus surprenante qu'elle relève moins de la vérité que de la transparence. En août dernier, Éric Dupond-Moretti affirmait à la télévision: «Je n'aime pas la transparence.»

Se méfier du populisme

Qu'en est-il de celles et ceux qui font la justice: les avocat·es, les juré·es, et les magistrat·es?

«Non seulement la justice doit être rendue, mais elle doit être perçue comme rendue», disait Gordon Hewart, le lord juge en chef d'Angleterre et du pays de Galles, en 1924. Près d'un siècle plus tard, le ministre de la Justice française souhaite à son tour que «les Français aient davantage confiance en la justice de ce pays».

Là encore, c'est une assertion à laquelle tout le monde peut adhérer. Le garde des Sceaux veut ouvrir la justice au public. Quand les cours criminelles ont été expérimentées, il s'y est farouchement opposé et a défendu les jurys populaires. Son argument part d'un constat que tous les acteurs et actrices judiciaires ont pu faire au cours de leur carrière: quand un·e citoyen·ne doit juger, et découvre la responsabilité qui va avec, il se rend compte combien c'est difficile. Mais quelle sera la responsabilité des spectateurs et spectatrices face au procès filmé?

Maintenant que le budget de la justice doit être augmenté de 8% –une première depuis un quart de siècle, se félicite Dupond-Moretti– il aimerait allouer une partie de ce budget aux justiciables. Pour l'heure, il n'y a qu'une seule façon de redonner confiance aux Françaises en leur justice: c'est en lui donnant plus de moyens humains et matériels qu'elle nous montrera ce qu'elle est capable de faire.

En 2011, Robert Badinter appelait à se méfier du «populisme pénal et judiciaire». Il étrillait à l'époque Nicolas Sarkozy, qui souhaitait instaurer les jurys dans les tribunaux correctionnels. Il précisait: «Tout cela révèle au fond une véritable défiance vis-à-vis de la magistrature.» L'aversion de Nicolas Sarkozy –alors président de la République– envers les magistrat·es était telle qu'elle les a conduit·es à la grève la même année.

Une défiance renouvelée envers François Hollande, qui a un jour confié «la lâcheté» de l'institution, et qui persiste aujourd'hui avec Dupond-Moretti. Les caméras calmeront-elles la méfiance des Françaises et des Français, entretenue par le politique, envers les juges? Est-ce que les magistrats prendront des décisions justes, ou des décisions qui satisferont spectateurs et spectatrices?

Ces dernières années, et particulièrement ces dernières semaines, les magistrats revendiquent leur indépendance: une justice saine est une justice impartiale. Si nous sommes tant attachés à la séparation des pouvoirs, c'est que nous refusons toute ingérence de l'État dans les affaires judiciaires. Pourquoi serions-nous alors d'accord pour que l'opinion populaire s'immisce dans la justice?

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