Parfois, je tombe sur des reportages qui me sidèrent. Des jeunes y confient leur désespoir de voir les bars fermés à la nuit tombée et devant cet état de fait menacent désormais de passer leurs soirées chez eux, entre amis, sans masques, en toute liberté. Faut nous comprendre disent-ils, le confinement a été une terrible épreuve, on a pris sur nous mais hors de question de continuer à gâcher ainsi notre jeunesse. On a le droit de s'amuser, de sortir, de danser.
Soit.
Admettons.
Je rappellerai toutefois à cette belle jeunesse –celle qui semble se foutre du virus et de ses conséquences– qu'en des temps pas si reculés, pendant dix mois voire une année complète, les jeunes n'avaient d'autre choix que de passer leurs journées enfermés dans une caserne. On appelait cela le service militaire et si un certain nombre y échappait, la grande majorité le subissait.
Été comme hiver, cette jeunesse-là n'avait guère le temps de s'amuser. Réveillés à cinq heures et demie du matin par la voix tonitruante d'un caporal qui s'en allait ainsi de chambrée en chambrée, les conscrits avaient à peine le temps de s'habiller, de déjeuner, de faire leur lit, que retentissait déjà l'appel. Dans les lueurs blafardes de l'aube, sur la place d'armes où flottait un drapeau tricolore, souvent dans le froid du petit matin, au garde-à-vous, ils attendaient que le sergent en ait fini avec sa besogne.
Commençait alors le ballet des réjouissances: le footing, le maniement des armes, l'épluchage de patates, le récital de chants militaires aboyés à pleins poumons et en cadence, le passage du balai, le nettoyage des chiottes, le cirage des bottes, le parcours du combattant, le lancer de grenades, la séance de tonte, l'ineffable beauté de la vie en régiment que surveillait du coin de l'œil un caporal-chef versé dans les humanités.
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Ah la vie au grand air, l'armée, la patrie, le drapeau, l'ordre, l'amour de son prochain, la fraternité des hommes, des vrais! Pour y danser on y dansait mais c'était au son de la fanfare qui vous commandait de chanter l'hymne du régiment, une merveille de finesse qui exaltait l'esprit de camaraderie et le sacrifice des hommes de bonne volonté. Quant à boire, on buvait aussi, de la bière en canette chaude et jaune qui vous rendait mélancolique comme un lion dans sa cage.
Et ce pendant des mois et des mois. Dix jours de permission en tout et pour tout. Le reste du temps, couché à dix heures, levé sept heures plus tard. Comme distraction, la visite de la ville la plus proche, les promenades dominicales le long des avenues désertes, les déambulations chagrines d'un troupeau de trouffions qui s'en allaient s'égayer l'âme dans les rares bistrots ouverts avant de revenir à la caserne, le cœur triste à pleurer.
Même pour les pistonnés comme moi, la vie n'était pas de tout repos. On glandouillait du matin au soir, le regard fixé sur l'horloge qui n'avançait pas, l'ennui si pesant que quand un colonel vous demandait de lui porter un courrier, on ressentait comme un pincement de joie reconnaissante. Parfois on répondait au téléphone. Ou on conduisait l'épouse d'un général à une vente de charité. La plupart du temps, on restait là à ne rien faire, si assommé de fatigue qu'on se couchait avec les poules.
C'était une année entière qu'on passait confiné. Confiné dans son ennui. Dans son inactivité désespérante. Dans l'enfermement d'une caserne perdue au fin fond de nulle part où l'on devait obéir à toute une flopée de dignitaires dont l'activité favorite consistait à surveiller l'état de votre rasage et la propreté de votre attirail, lesquels ne convenaient jamais et vous valaient quelques rappels à l'ordre. Une année sans divertissement. Une année de perdue.
Cette absurdité s'est achevée en 1997.
Et c'était obligatoire.
Rompez!
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