Société

«Je me sens des responsabilités familiales et je n'ai pas envie de rester la nounou»

Temps de lecture : 5 min

[C'est compliqué] Cette semaine, Lucile conseille Henri, célibataire de longue date qui cherche à se faire une place auprès d'une femme et de son bébé.

«M'attacher à un enfant m'a donné un besoin de stabilité affective.» | Kevin N. Murphy via Flickr
«M'attacher à un enfant m'a donné un besoin de stabilité affective.» | Kevin N. Murphy via Flickr

«C'est compliqué» est une sorte de courrier du cœur moderne dans lequel vous racontez vos histoires –dans toute leur complexité– et où une chroniqueuse vous répond. Cette chroniqueuse, c'est Lucile Bellan. Elle est journaliste: ni psy, ni médecin, ni gourou. Elle avait simplement envie de parler de vos problèmes. Si vous voulez lui envoyer vos histoires, vous pouvez écrire à cette adresse: [email protected]

Vous pouvez aussi laisser votre message sur notre boîte vocale en appelant au 07 61 76 74 01 ou par Whatsapp au même numéro. Lucile vous répondra prochainement dans «C'est compliqué, le podcast», dont vous pouvez retrouver les épisodes ici.

Et pour retrouver les chroniques précédentes, c'est par là.

Chère Lucile,

J'ai 30 ans et suis un célibataire endurci. En raison d'incertitudes sur mon orientation sexuelle et d'un refus de prendre la vie au sérieux, j'ai mené une vie sentimentale superficielle avant de ne plus en avoir. Je suis resté proche de mon ancienne amante, qui vit avec quelqu'un qui ne la prend pas vraiment en considération. Mais elle ne dit rien contre lui et je ne suis pas assez idiot pour essayer de lui faire voir la vérité en face. Je crois qu'elle reste accrochée à lui comme à un roc à cause de son passé difficile et de son expérience bizarre avec moi.

Plus jeune, je pouvais fantasmer sur des femmes mais sans volonté de concrétiser quelque chose. Les adolescentes m'indifféraient, à chercher à séduire ou à s'enticher pour un rien. Je consommais de la pornographie hétérosexuelle, j'en ai montré à des amis, avec l'un d'eux on se masturbait ensemble devant, c'était convivial et sans enjeu de séduction ni de sentimentalité.

J'essayais le maquillage des filles quand j'allais chez elles, ensuite j'ai commencé à sortir le soir en portant des robes ou du maquillage. Je suis entré dans une première relation sentimentale gay, où j'ai refusé la sodomie: j'ai toujours trouvé l'idée bestiale et malpropre, un peu comme de déféquer à l'envers. Mon copain m'a un peu pressé et m'a agacé.

À ce moment, j'ai commencé à sortir avec cette amie qui était une fille chagrin. Je l'ai ramenée en soirée, je lui ai touché les cuisses quand elle était assise près de moi. Ce n'était pas vraiment interprété comme de la drague vu que j'étais travesti en femme et que c'était une ambiance gay. C'était la première fois que je me laissais aller à des sensations érotiques sur une femme. Vu que je voulais lui faire passer un moment convivial et que ça me tiraillait la mécanique du corps de ne pas aller au bout avec mon copain, je lui ai proposé de coucher avec moi comme un divertissement pour finir la soirée.

Par la suite, j'ai continué d'enchaîner des relations courtes avec les hommes sans tout leur céder, et quand j'avais besoin de pénétrer, je revoyais cette fille. Je ne me rendais pas compte que c'était goujat de l'utiliser pour un besoin organique, j'avais l'impression de lui rendre un service en la sortant et en lui donnant du plaisir, mais je ne pense pas qu'elle en ait eu. Un malaise s'est installé et on s'est éloigné·es.

Je suis parti à l'étranger pendant une année où elle a rencontré un homme toxicomane qui vient de la Sibérie profonde. Le fait qu'il ait frappé des homosexuels me donnait envie de la pousser à le tromper avec moi. Mais elle m'a dit qu'elle n'avait pas envie de le tromper, qu'il lui donnait la chaleur qu'elle n'avait jamais eue dans sa vie.

Quand elle est tombée enceinte de lui, c'était moi qui faisais en sorte qu'elle ne manque de rien pendant sa grossesse. Il ne s'occupait pas de la nourrir, il oubliait les horaires de ses rendez-vous médicaux, il jouait au poker avec ses lascars et perdait son cerveau dans les stupéfiants. Il laisse le ménage à sa mère ou à elle. Je l'aide chez elle et je me suis pas mal occupé du fils depuis qu'il est né.

M'attacher à un enfant m'a donné un besoin de stabilité affective. Je me sens des responsabilités familiales et je n'ai pas envie de rester la nounou. Je ne sais pas comment m'y prendre pour qu'elle me voie comme un compagnon maintenant. C'est sûr que sur le plan amoureux, son copain a été plus investi avec elle par rapport à ce que j'avais été. Il la prend dans les bras, il l'embrasse à pleine bouche, il s'occupe de sa libido, mais ça ne suffit pas pour construire une vie commune. Elle est dans le déni qu'il ne la traite pas de façon équilibrée, peut-être qu'elle a peur de perdre ce qu'il lui donne et dont j'avais dû lui faire sentir un manque.

Comment répare-t-on le passé?

Henri

Cher Henri,

Je suis convaincue qu'il n'existe pas qu'un seul modèle de famille. On peut, par exemple, être des parents sans être des amant·es, tout comme on peut être un parent sans avoir de lien de sang avec son ou ses enfants. Le modèle largement imposé par la société est une prison pour les femmes qui se retrouvent à se reproduire avec des hommes qui ne tiennent pas leurs engagements vis-à-vis d'elles ou de leurs enfants.

La littérature nous a depuis longtemps fait croire que l'amour passion, violent et destructeur, était le seul qui vaille la peine d'être vécu. Pour s'engager dans la voie de l'affranchissement du modèle sociétal et aller vers la création d'un modèle tout à fait à soi, il est nécessaire de faire un travail de déconstruction mais aussi de partager avec l'autre, si autre il y a, la même vision.

Je comprends que vous ayez des envies d'engagement vis-à-vis de cette femme, même si la romance avec une femme ne semble pas faire partie de votre identité. Je comprends également le besoin d'avoir une vraie place auprès de l'enfant que vous voyez grandir. Mais, toutes sincères et honnêtes soient vos intentions, vous ne pouvez pas imposer à cette femme et à son enfant le fantasme de famille dans lequel vous vous imaginez pouvoir vivre.

Même enfermée dans une relation toxique, une femme doit pouvoir garder son libre arbitre. Vous ne pouvez pas décider seul que ce que vous avez à lui offrir est mieux pour elle. Elle peut avoir besoin de la tendresse physique et du désir que vous ne pouvez pas lui offrir. Et, malgré votre aide répétée depuis la naissance de l'enfant, vous ne pouvez décemment pas proclamer avoir des droits sur lui.

Vous me demandez comment réparer le passé et je vais vous répondre simplement. Vous ne voulez pas réparer le passé. Ce que vous faites en essayant de vous faire une place auprès de cette femme et de son enfant, c'est reproduire ce que vous avez fait par le passé en décidant pour elle qu'elle avait besoin de sortir et que le sexe avec vous était une bonne chose pour elle.

Ne décidez plus pour elle. Là, ce sera un vrai changement. Laissez-la être libre. Laissez-la choisir sa vie. Peut-être que vous aurez la chance d'y avoir une place. Mais peut-être pas. En tout cas, je peux vous assurer qu'aucun service rendu, aucun cadeau, aucune présence rassurante ne pourra vous donner des droits sur elle et sur son enfant. Elle ne vous verra comme un compagnon que si elle le décide. Et elle a parfaitement le droit de ne jamais le faire.

La leçon de tout ça, c'est qu'on ne peut et ne doit jamais s'approprier qui que ce soit. Même avec les meilleures intentions du monde, on doit laisser l'autre libre. C'est la seule manière de s'assurer des relations durables et équilibrées.

«C'est compliqué», c'est aussi un podcast. Retrouvez tous les épisodes:

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