Cambridge, Massachusetts, printemps 2017. Les doigts de Will Butler d'Arcade Fire jouent un vieil air folklorique, repris par Bob Dylan sur «Don't Think Twice, It's All Right». Dans ce salon de prof de fac, où les grandes plantes côtoient les tapis orientaux, où des livres d'histoire de l'art prennent la poussière dans d'imposantes bibliothèques, un vers germe dans l'esprit du musicien: «George Washington and all his slaves.»
Trois ans plus tard, en promo pour son deuxième album solo, Generations, Butler développe le fil de sa pensée. «Je me suis dit que c'était terrible qu'on ne se souvienne de ces gens qu'en tant qu'esclaves de George Washington. Alors, j'ai voulu apprendre tout ce qui était possible sur eux. Les esclaves qui se sont enfuis ne sont souvent mentionnés que dans des registres administratifs. D'autres ont été simplement oubliés. Comme s'ils n'avaient jamais été là. C'est quelque chose qui m'horrifie.» Butler achète un livre, Epic Journeys of Freedom, de l'historienne australienne Cassandra Pybus et découvre l'histoire épique d'Harry Washington.
Generations, qui sort le 25 septembre, est un disque politique dans lequel Butler questionne sa place dans l'Amérique présente et passée. Il aborde le racisme systémique, le privilège de la peau blanche et la formation d'un monde bâti sur une version subjective de l'histoire. Harry Washington apparaît dans «Fine», la chanson de fin. «Cette histoire n'est pas enseignée, explique Butler, stupéfait. On nous a conditionnés à voir les esclaves comme une masse sans nom, et non comme des individus. C'est en train de changer. La vérité mérite d'être connue. C'est une histoire importante que l'on devrait connaître, plutôt qu'observer un culte aveugle de George Washington.»
La capture et la fuite
Selon Cassandra Pybus, Harry serait né sur les bords du fleuve Gambie, en Afrique de l'Ouest. Acheté par George Washington à son voisin, Harry est envoyé en 1763 au Great Dismal Swamp, un grand marécage à cheval sur les États de Virginie et de Caroline du Nord. Washington et d'autres investisseurs souhaitaient drainer le marais pour construire dessus. Harry creuse des fossés afin que l'eau s'écoule tout en combattant des nuées de moustiques chargés de malaria. L'entreprise est un désastre.
Au bout de trois, ans, il est transféré sur les rives d'un nouveau fleuve, le Potomac, en Virginie. Harry travaille dans plusieurs plantations appartenant à Washington, avant de rejoindre la principale, celle de Mount Vernon, où demeure celui qui devient en 1774 le commandant en chef de l'armée continentale. Le lieu est aujourd'hui ouvert au public et Mary V. Thompson y œuvre en temps qu'historienne. «Harry travaillait à l'étable, il s'occupait des chevaux des Washington et de leurs fréquents invités, raconte-t-elle. Il devait vivre dans une petite cabane. Washington était un bosseur et escomptait que tout employé ait une éthique de travail similaire.»
Washington motive ses esclaves en promettant de meilleurs habits, positions, couvertures et nourriture en récompense d'un travail bien fait. En cas de mauvaise performance, c'est l'inverse, ils en sont privés. Si ce système ne suffit pas, il reste les coups de fouet. Le 7 novembre 1775, John Murray, gouverneur royal de la colonie de Virginie signe la Dunmore's Proclamation. Ce texte déclare la loi martiale et promet la liberté à tout esclave qui rejoindrait les troupes britanniques dans leur optique de mater la rébellion américaine. La nouvelle se répand dans les plantations et Harry fuit au mois d'août suivant, accostant avec deux autres fuyards un des navires de guerre britanniques qui remonte le Potomac.
La Dunmore's Proclamation de John Murray. | Library of Congress via Wikimedia Commons
D'après le New Yorker, entre 80.000 et 100.000 esclaves l'auraient imité. Le ratio serait d'environ un esclave sur cinq. «Certains esclaves ont combattu, intervient Cassandra Pybus. Mais Harry faisait partie des Black Pioneers, une troupe qui ne combattait pas. Ils étaient payés, leurs officiers étaient blancs mais les sergents et caporaux étaient noirs. On pense qu'Harry était caporal.» Les Black Pioneers portent un uniforme frappé de la mention «Liberty to Slaves» mais sont chargés d'assister le nettoyage des rues. «Une troupe d'appui dont les Britanniques avaient vraiment besoin, nuance Pybus. Parce que s'ils ne faisaient pas ce travail, ils auraient eu à le faire eux-mêmes.»
Harry suit les troupes d'Henry Clinton jusqu'à Charleston. Les Britanniques perdent la ville en décembre 1782 et le régiment d'Harry part pour New York. Dès 1781 et la capitulation de Cornwallis à Yorktown des cohortes d'ancien·nes esclaves fuient à travers la Virginie. Les femmes enceintes ont peur, en allant trop vite, de précipiter un accouchement, alors qu'elles visent les lignes britanniques derrière lesquelles leurs enfants naîtraient libres. Des centaines de soldats de Cornwallis sont capturés par leurs anciens maîtres, parmi lesquels Thomas Jefferson... et George Washington.
Le New Yorker partage une note prise par un esclave du nom de Boston King, témoin de propriétaires «tirant leurs esclaves de leurs lits» de New York City. Ils auraient été près de 5.000 à venir récupérer leurs biens. «George Washington était furieux, poursuit Pybus. Ils étaient à lui et il voulait les récupérer. Il était endetté et des esclaves qui s'enfuyaient, c'était perdre de l'argent. Il a engagé des gens qui, sous ses ordres, fouillaient les bateaux.»
La faim et la révolte
Le général Washington aurait récupéré la plupart de ses esclaves, mais pas Harry. «Les Britanniques demandaient à chaque esclave de montrer un certificat de liberté. Harry en avait un. Ils n'allaient pas le rendre...» En juillet 1783, le vétéran grimpe à bord de l'Abondance, destination la Nouvelle-Écosse, Canada. L'information est consignée dans le Book of Negroes, un registre listant les 3.000 loyalistes noirs ayant emprunté le même chemin. À côté de son nom, il est noté: «43 ans, chic type. Ancienne propriété du Général Washington; l'a quitté il y a sept ans.»
Quand Harry arrive à Birchtown, où sont installés 1.500 loyalistes noirs, les vivres s'amenuisent déjà. La saison à laquelle on plante est passée, le sol est mauvais. Trois ans plus tard, les habitants vendent leurs habits pour acheter de la farine. Certains mangent leurs chiens ou leurs chats. Il fait très froid et on crève de faim. La vie est si dure que Thomas Peters, autre éminent black loyalist, entreprend un long voyage vers Londres, où il compte dénoncer les conditions de vie de ceux qui se sont battus pour la Couronne.
Aidé par Henry Clinton, il parvient à rencontrer le gouvernement. «Et même le Premier ministre, assure Pybus. On lui a raconté que, quelques années plus tôt, le Royaume-Uni avait envoyé d'autres Noirs en Sierra Leone. Ils étaient morts mais la colonie existait toujours. Il a promis d'envoyer les colons de Nouvelle-Écosse là-bas et de leur offrir des terres. Les Britanniques avaient l'impression que l'esclavagisme était un péché dont il fallait se laver.»
En janvier 1792, près de 1.200 anciens esclaves s'entassent dans quinze navires au large d'Halifax. Harry est parmi eux. John Clarkson, grand abolitionniste d'alors, a été dépêché sur place pour organiser la traversée. Avant le départ, il confie à chaque famille un certificat indiquant la terre, gratuite, qu'elle recevra une fois en Afrique. En mars, les colons fondent Freetown, actuelle capitale de la Sierra Leone.
Portrait de John Clarkson, abolitionniste anglais et premier gouverneur de Freetown. | The Abolition Project via Wikimedia Commons
Sur place, Harry possède une ferme, il fait pousser du café et élève ses enfants issus d'une union avec Jenny, ancienne esclave rencontrée à NYC. Tout se passe bien jusqu'au départ de Clarkson pour l'Angleterre. Sur place, les autorités expriment leur mécontentement: on aurait aimé que Clarkson fasse de la Sierra Leone Company une entreprise profitable. La gouvernance de la colonie change et commence à réclamer les loyers.
Le New Yorker cite une lettre adressée par un colon à Clarkson en 1795: «Nous l'appelions “free town”, mais depuis votre départ, nous pouvons dire qu'il s'agit d'une ville d'esclavage.» Quatre ans plus tard, une révolte éclate. Harry est un des leaders. «Les rebelles auraient gagné mais les Britanniques ont fait venir des marrons de Jamaïque, développe Pybus. C'était des guerriers, entraînés à chasser des esclaves. On leur a dit que des gens se rebellaient contre la compagnie. On leur a promis que s'ils les attrapaient, on leur donnerait leurs terres. Ils n'ont compris que quand ils étaient face à face qu'ils se battaient contre des gens comme eux.»
Jugés par un tribunal militaire, les révoltés sont bannis. Harry aurait pris la tête de cette nouvelle colonie avant de mourir de maladie en l'an 1800, quelques mois après George Washington. «Il devrait être considéré comme un héros américain, achève Pybus. Mais nombre d'Américains ne veulent entendre qu'une seule histoire: celle de la création de leur glorieuse république. Ils ne sont pas intéressés par ceux qui les ont combattus. Ils refusent l'idée selon laquelle cette guerre était une guerre civile. Le monde moderne avait besoin de héros pour se construire. George Washington était meilleur que nombre de ses contemporains, mais il n'a libéré ses esclaves que sur son lit de mort. Et seulement les siens, pas ceux de sa femme, qui étaient plus nombreux. Il ne mérite pas d'être glorifié pour ça. On peut être un grand homme, même avec des défauts, mais l'Amérique peine à le reconnaître. Le résultat est la société terriblement fracturée dans laquelle les Américains vivent en 2020.»