Égalités / Parents & enfants

Ces parents qui ne peuvent plus «saquer leur gosse» après le confinement

Temps de lecture : 7 min

Après des vacances et une rentrée agitées, au moment où des classes ferment, le spectre du retour à la maison des enfants effraie de plus en plus les parents.

«En juillet je n'en pouvais plus d'être mère», nous raconte Lucille. | Markus Spiske via Unsplash
«En juillet je n'en pouvais plus d'être mère», nous raconte Lucille. | Markus Spiske via Unsplash

«J'ai pas signé pour ça quand j'ai décidé d'avoir des enfants», m'explique Lisa* sur le pas de sa porte, alors que sa fille de 7 ans et son fils de 5 ans bondissent derrière elle à l'intérieur de l'appartement.

Nous sommes en mai 2020. Cette architecte de 36 ans a mal vécu ce printemps pendant lequel elle télétravaillait alors que son compagnon continuait à se rendre au bureau: «C'est juste trop, trop d'enfants, trop de travail scolaire, trop de réunions en ligne, trop de repas à préparer. Je me rends compte, mais je le savais, que j'ai fait des enfants justement parce que je ne pensais pas avoir à tout prendre en charge. Pour moi, la crèche, l'école, la cantine en semaine rendent possible le fait d'être parent. En fait, je n'ai pas la vocation d'être mère autant de temps dans ma vie, ce n'était pas le projet.»

J'ai moi-même été très déstabilisée. L'angoisse était métaphysique et nourrie par les petits bouleversements de la vie ordinaire, qui ne l'était plus tellement. En a résulté un mélange d'appréhension de l'avenir qui mêlait la peur des virus, la crainte qu'il arrive quelque chose à mes parents, que la planète et l'humanité sombrent dans la chaos –un fil sur lequel il ne faut pas tirer– et les soucis habituels, amplifiés par le confinement: réussir à coucher les enfants, s'assurer qu'ils fassent leurs devoirs, nous organiser entre la reprise de l'école à temps partiel et le travail, etc. Tout cela a fini par peser des tonnes, et à l'hyper mobilisation des premières semaines a succédé une période d'abattement profond. J'ai mis du temps à comprendre que je n'étais pas la seule à vivre cela.

Des ambitions qui pourrissent la vie

Évidemment, cela n'échappe pas aux professionnel·les de la santé un tant soit peu attentives comme cette pédiatre contactée sur Twitter qui écrit sous le pseudo Charge mentale pédiatrie: «Je vois beaucoup de femmes en burn out post-confinement après avoir géré non pas une double mais une quadruple journée (télétravail, école à la maison, tâches domestiques et charge émotionnelle/esthétique).»

Comme l'explique la psychologue Sophie Marinopoulos, créatrice de l'association d'écoute parentale Les pâtes au beurre –j'adore ce nom–, les appels ont explosé et le standard a fonctionné à triple régime depuis mars. Pour elle, le contexte et les injonctions contemporaines à la parentalité sont à mettre en cause. «Les psys n'ont pas arrêté de le répéter pendant le confinement, cette situation est compliquée pour les parents et particulièrement les mères qui se sont senties acculées, détaille la psychologue. Leur besoin de bien faire, par exemple, en faisant faire à la lettre aux enfants le travail demandé par les enseignants les a épuisées. En cherchant à faire au mieux et en appliquant des critères de performance, de compétence et d'efficacité à sa famille, dans ces circonstances difficiles, on finit par ne plus rien supporter.»

Des ambitions qui pourrissent la vie des mères –et il n'est pas question de vague à l'âme ou de déprime. On ne dispose pas de statistiques sur la colère mais ne plus supporter cette vie de famille augmentée a fini par se traduire chez de nombreuses personnes par des attitudes agressives, dont elles ne se croyaient pas capables. «Je viens de hurler sur ma fille, j'étais hors de moi. J'ai vraiment crié plus fort que jamais, je ne me reconnais pas», me confie Olivia, désespérée. Lucille résume ainsi la situation: «En juillet je n'en pouvais plus d'être mère. Le confinement a clairement dégradé notre relation avec mon fils.»

«Le métro me manquait»

Comme me le raconte Marie, mère d'une petite Louise de 3 ans, ce qui compte aujourd'hui est l'écoute, la sororité et les cercles amicaux où elles peuvent se confier. Marie se demande aussi si elle aura l'énergie de faire un autre enfant comme elle le souhaitait avant le confinement: «Le Covid n'aide pas à être un bon parent, c'est clair! On a fait un week-end de filles pendant les vacances; j'ai halluciné sur le nombre de copines au bout du rouleau qui ne peuvent plus saquer leurs gosses et qui ont été odieuses pendant le confinement. Ce n'est pas anecdotique mais très sérieux. On a pris trop cher là.»

Des femmes qui, en plus de la colère, ressentent une profonde culpabilité, comme le relate Sonia: «L'autre jour, en grondant mon fils de 11 ans pour qu'il arrête de regarder la télé, j'ai vu une appréhension que je ne connaissais pas dans ses yeux. Il a eu peur que je me mette hors de moi et qu'il revoit la rage que j'ai exprimée en juin et juillet quand j'étais à bout de nerfs, après des mois passés à m'occuper de mes trois enfants à plein temps. Ça m'a bouleversée, je me sens nulle et coupable. Je ne veux pas être cette mère qui pète les plombs et qui est crainte pour cela!»

Mais pourquoi les femmes, les mères? Pourquoi ce ne sont que des activistes qui prennent la plume pour évoquer ces difficultés aujourd'hui, si bien décrites par Titiou? On peut largement avancer l'hypothèse que les hommes, quel que soit leur niveau d'investissement auprès de leurs enfants, ne sont pas jugés personnellement sur la qualité de leur parentalité, car il est convenu qu'un homme peut s'occuper de ses enfants sur son temps libre alors que les mères organisent toute leur vie autour d'eux. Aussi parce qu'elles se fixent des objectifs éducatifs plus ambitieux, comme le dit Sophie Marinopoulos: «Les femmes se sentent aspirées par un système qui les enjoint à réussir en tant que mère et à s'épanouir dans ce rôle.» Cela devient alors une forme de prison mentale car «certaines personnes restent psychiquement confinées.»

Pendant le confinement, beaucoup de mères ont ainsi perdu le peu de temps qu'elles avaient pour elles, un temps particulièrement rare et précieux. «Le métro me manquait, raconte Olivia dans un sourire. Même si je n'ai aucune envie que l'épidémie se répande à l'école, depuis la rentrée je vis dans la terreur que le collège ferme et que ma fille revienne passer toutes ses journées à la maison m'obligeant au passage à gérer dix fois plus son quotidien.»

La grande dépression

Pour Coline Charpentier, féministe et autrice de T'as pensé… à? Guide d'autodéfense sur la charge parentale, inspiré du compte Instagram du même nom et publié chez Le Livre de Poche, «la colère, les troubles de l'humeur sont bien un des signaux que les personnes explosent sous la charge mentale. C'est une colère qui saisit les personnes, les dépasse et prend toute la place. C'est ce qui se passe quand on pète un câble».

L'activiste raconte notamment qu'à la sortie du confinement «beaucoup plus de femmes ont consulté pour épuisement, et le tryptique “télétravail, école à la maison et charge domestique” revenait à chaque fois».

L'école n'a pas repris pour beaucoup. Je le sais. Et je pense à vous. Vous êtes beaucoup à me dire que vous prenez les décisions ensemble, mais que vous êtes seules à mettre en place la décision. Si on prend d'autres décisions, ce sont aussi des rôles traditionnels. Par exemple, dans un couple héteros, traditionnellement, l'homme demande la femme en mariage et la femme prépare le grand jour. Beaucoup d'hommes qu'en prenant des décisions communes, c'est être à égalité. Être à égalité dans son couple, c'est aussi passer par la mise en oeuvre de la théorie. Prenez soin de vous. Édit : l'école va reprendre le 22 juin. #taspensea #chargementale #feminisme #deconfinement

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Les colères, ces scènes à l'intérieur des foyers, ne sont pas anecdotiques. Quand elles se répètent, c'est une «inquiétante étrangeté» du familier, pour Sophie Marinopoulos, qui cite Freud. Un sentiment effrayant qui nous dit quelque chose du monde, du craquage général et de la violence de la situation induite par l'épidémie de Covid-19.

Les psys parlent de troisième vague, d'une grande dépression qui va saisir de nombreuses personnes. Nous ne devrions pas accepter cette dégradation de notre état psychique comme un état de fait. Surtout si, en bout de chaîne, les enfants en subissent les conséquences: des parents au bout du rouleau. Nous devrions même pouvoir nous dire que cette colère dans les familles n'est pas une déprime ou la marque d'une future dépression, mais une réaction qui doit absolument être entendue.

En cela, il faut la sortir du domaine de la vie privée et en faire un sujet de société. Si le confinement strict abîme les relations familiales, si parents et enfants en pâtissent, si les mères n'en peuvent plus, les enjeux ne sont pas moins importants que la reprise de l'école ou la bonne santé de l'économie. Au-delà de la circulation de la parole, des réponses concrètes doivent notamment être imaginées. Pour Coline Charpentier, qui est aussi enseignante, «le message de l'Éducation nationale manque complètement de clarté. Il faut que l'organisation soit assurée sur le plan local avec des aides pour les élèves et les parents. Il est impératif de ne pas recommencer comme en mars».

Autre urgence, que tous les parents jouent leur rôle. Que les pères, et pas seulement les plus motivés, acceptent de partager l'immense charge mentale induite par cette situation de crise. Une crise révélatrice du caractère intenable des inégalités, qui finissent forcément par nous affaiblir.

*Tous les prénoms ont été changés.

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