Lorsqu'il était adolescent, Vincenzo Ravina a créé un site internet au nom si percutant et clivant qu'il a reçu l'attention des médias du monde entier: ihatecrocs.com («jehaislescrocs.com»). C'était aux alentours de 2005, 2006. Ravina se souvient: «La première fois que j'en ai vues, j'étais avec un ami, Matt. Nous nous sommes tournés l'un vers l'autre avec l'air de nous dire: “C'est quoi ce truc? C'est hideux!”»
Les Crocs, ce sont ces sabots colorés en plastique pleins de trous. C'est avec le plus grand effroi que Vincenzo les a vues envahir son lycée. En l'espace de quelques semaines, tout le monde s'était mis à en porter. C'est à ce moment qu'il a décidé d'acheter l'URL ihatecrocs.com, site web se donnant pour mission «l'élimination des Crocs et de tous ceux qui pensent que leurs excuses pour en porter sont recevables».
Le site fut incroyablement fréquenté, mais en dépit de tous ses efforts, Vincenzo ne parvint pas à freiner l'essor de la chaussure. C'était l'apogée de la Crocs-mania. En 2006, l'entrée en bourse de la société produisant les Crocs (nées en 2002) fut la plus réussie de l'histoire du marché de la chaussure. En 2007, le président américain George W. Bush fut photographié une paire de Crocs aux pieds –les Crocs avaient conquis la Maison-Blanche! Mais le revers de fortune ne tarda pas. En 2008, la société annonça des pertes et en 2009, l'action plongea. L'entreprise était au bord de la faillite.
Il semblait alors que cette ascension vertigineuse ne pouvait qu'être suivie par un violent retour sur terre. Les Crocs faillirent ne pas survivre à cette période, mais après un parcours long et semé d'embûches, elles sont de retour. Croyez-le ou non, elles sont peut-être même carrément devenues cool. On les voit dans les défilés de mode, aux pieds des célébrités... mais le plus étonnant est que c'est sans doute ce côté «on adore ou on déteste» qui pourrait sortir la marque du gouffre, alors que c'était lui qui l'avait conduite au bord du précipice.
Sans leur confort, pas de raison d'être
Robin Givhan, la critique de mode du Washington Post, lauréate du prix Pulitzer, écrit sur le phénomène Crocs depuis plus d'une décennie, soit très exactement depuis un article sur le fait que Bush portait des Crocs. Elle avait alors trouvé que sa décision de les associer à des chaussettes noires était particulièrement maladroite. Pour elle, les Crocs ne méritent même pas de porter le nom de chaussures. Elle préfère parler de footwear: «Pour moi, le mot chaussures, shoes, implique un certain niveau de style, un certain plaisir esthétique à les porter. Le footwear est beaucoup plus dans le côté pratique et fonctionnel.»
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En dépit de son aversion personnelle, Robin Givhan ne fut pas choquée lorsque les Crocs firent leur apparition dans les défilés de haute couture il y a quelques années. Le look grossier des Crocs, qui faillit tuer la marque lorsque le vent tourna en sa défaveur, est finalement ce qui a fait son attrait dans le monde de la mode, toujours en quête de réappropriation.
C'est le couturier Christopher Kane qui fut le premier, en faisant défiler des mannequins en Crocs dès 2016, lors de la London Fashion Week. Puis, en 2017, un autre styliste réinventa les Crocs pour la maison Balenciaga en en faisant des chaussures à plateformes délirantes, avec des semelles si épaisses que l'on aurait dit des miches de pain.
And yes... @crocs x @christopherkane just happened and ... I like them?
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«Je n'ai pas été particulièrement surprise car le designer de Balenciaga a toujours semblé fasciné par l'idée de ces trucs facilement disponibles sur le marché, vraiment pratiques et confortables, mais qui ne sont pas perçus comme dignes d'intérêt, explique Robin Givhan. Pour les Crocs, je crois que cela n'a fait que les placer encore un peu plus dans une conversation contemporaine, comme quelque chose qui est un peu plus qu'une simple paire de chaussures à 30 dollars que l'on va acheter à la boutique du coin.»
Il convient de garder à l'esprit que les Crocs n'auraient aucune raison d'être si elles n'étaient pas extrêmement confortables. Ce serait juste des chaussures bizarres et inutiles. Mais le fait est que la fonctionnalité des Crocs justifie leur forme absurde. Et j'ai parfois même l'impression que nous voulons presque que les choses confortables soient moches, un peu comme nous avons besoin que les médicaments aient mauvais goût pour être sûrs qu'ils nous font quelque chose.
Même Robin Givhan s'y est mise: «Moi aussi, j'en suis venue à apprécier le fait qu'elles sont moches et que c'est comme ça qu'on les aime, d'une certaine façon. Et je pense que l'une des raisons pour lesquelles la mode s'en est, d'une certaine manière, emparée, et l'une des raisons pour lesquelles mon opinion à leur encontre a quelque peu évolué, est que, selon moi, culturellement, quand nous regardons ces sabots affreux... nous leur attachons une certaine forme d'authenticité que nous respectons et admirons.»
Obsolescence programmée
Après avoir été remarquée dans les défilés de mode, la marque Crocs a su profiter de son regain de prestige en signant des partenariats avec des célébrités, comme le rappeur Post Malone, qui en est aujourd'hui à plusieurs collaborations avec la marque. Cette émergence des Crocs comme chaussures pouvant être portées par des pieds célèbres a forcément entraîné une résurgence de la marque auprès des ados, qui semblent trouver de plus en plus que les Crocs sont cool.
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Erinn Murphy, analyste chez Piper Sandler, a suivi les pics de popularité des Crocs chez les lycéen·nes: «Nous menons des enquêtes bisannuelles, au printemps et à l'automne, lors desquelles nous discutons avec les adolescents et leur demandons, sans proposer de réponse, quelles sont leurs marques favorites. [Les Crocs] faisaient habituellement partie du top 40. Du genre 37e place. Aujourd'hui, la marque figure à la 12e place. Tout ça s'est fait sur une période de trois ans.»
La conquête du jeune public est essentielle pour le succès d'une marque, car les jeunes lancent les tendances. C'est l'une des raisons pour lesquelles Erinn Murphy recommande l'achat d'actions Crocs aujourd'hui. Elle pense qu'il s'agit d'un bon investissement. Elle note également les marges généreuses de la marque. Une paire de Crocs coûte environ 4 dollars à fabriquer en Asie et, de nos jours, elles se vendent autour de 45 dollars aux États-Unis.
Pour beaucoup de jeunes, l'attrait des Crocs réside encore en grande partie dans leur côté pratique. C'est la chaussure que l'on enfile facilement après avoir retiré ses crampons de foot ou autres chaussures de sport. «Elles sont devenues incontournables dans les vestiaires des lycées», assure Erinn Murphy.
Toutefois, si les Crocs n'étaient rien d'autre que des chaussures confortables et moches, elles ne parleraient pas autant à l'imagination des ados. Pour les jeunes comme pour les créateurs et créatrices de mode, l'adoption d'une chaussure qui était autrefois jugée trop laide pour être portée prend une valeur de déclaration d'indépendance. «Il y a ce côté cool à être authentique et à ne pas faire les choses parce que les autres le font, constate Murphy. Je pense que cela a également contribué à forger le succès de la marque.»
Bien entendu, la tendance finira par s'inverser. Lorsque trop d'ados porteront des Crocs, le côté cool diminuera à nouveau. Alors, un nouveau déclin aura lieu et un nouveau cycle pourra redémarrer.