Pile et face? Ils sont loin d'être les deux seuls côtés possibles du cinéma, mais parmi les pas moins de quatorze nouveaux longs-métrages qui arrivent sur les écrans français ce 23 septembre, ces deux titres n'apparaissent pas seulement comme les plus dignes d'intérêt, ils dessinent une possible carte, très partielle mais très parlante, des manières de mobiliser l'art du film.
«Ondine», magie blanche d'un conte actuel
Le nouveau film de Christian Petzold, qui est une des principales figures du cinéma allemand contemporain, et peut-être son meilleur, prend à bras-le-corps les ressources romanesques, narratives et imaginaires du cinéma. Transposition libre et contemporaine du mythe de la sirène trahie et vengeresse, il ne cesse d'en inventer la justesse actuelle, inscrite dans le monde et les sentiments d'aujourd'hui.
C'est un véritable tour de magie blanche qu'opère la mise en scène, grâce à l'imparable cohérence des ressources mobilisées. La plus évidente de ces ressources ce sont les interprètes, et d'abord Paula Beer qui, quatre ans après Franz de François Ozon confirme qu'elle est une actrice exceptionnelle.
Elle est comme le film tout entier, d'une beauté évidente et sûre, et qui en même temps ne cesse de se déplacer, de donner à percevoir autre chose, de plus trouble, de plus triste, de plus enfantin, de plus viril, de plus angoissé.
Tout aussi complexe sous une apparence encore plus simple (le beau gars gentil et costaud), Franz Rogowski propose une incarnation d'une grande subtilité, qui lui aussi participe de ce qui pourrait tenir de la prestidigitation, et frôle l'envoûtement.
Mais il faut encore considérer la présence, impressionnante, de ces immenses maquettes de la ville de Berlin dont l'héroïne est l'historienne inspirée, et qui sont comme le pendant ultraréaliste et précis de la présence légendaire du mythe d'Ondine, qui rôde dans les lacs et les étangs d'Allemagne et du monde. Dans l'un d'eux, elle et lui, Ondine et Christoph, plongent jusqu'au fond de l'amour qui les unit.
Ondine, jeune femme d'aujourd'hui et figure mythique, amoureuse radicale et employée municipale. | via Les Films du Losange
Puisque la principale ressource est là: dans la croyance absolue de Petzold en la possibilité de filmer et de faire partager les sentiments de ses personnages, et les émotions qu'ils peuvent inspirer. Admirable acte de foi, dans le cinéma, dans son public, anti-cynisme radical, fièrement à contre-courant.
Sorcière et amoureuse, implacable et vulnérable, Ondine existe absolument dans le monde urbain contemporain et dans l'univers féérique des contes.
Viennent les monstres, les phénomènes surnaturels, les miracles, les rebondissements dramatiques. Dès lors, ils font partie du seul monde qui soit, le nôtre, celui que les films peuvent nous aider à habiter un peu moins mal, sur la terre comme dans les profondeurs des eaux et des songes.
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«Lux Æterna», caméras et sorcières
Avec le nouveau film de Gaspar Noé, c'est l'inverse. C'est-à-dire que c'est finalement très proche. Magie noire cette fois, et envers du décors. La fiction ne croit plus à ses propres sortilèges, les ressources du cinéma sont sans cesse attaquées par le travers, critiquées, moquées, dénoncées.
Peu importe quand, comme ici, ce grand mouvement de dérision à la fois sincère et désespéré s'embrase grâce à un combustible fulgurant: les actrices Charlotte Gainsbourg et Béatrice Dalle.
Ce qui s'allume entre elles durant la première partie de ce bref long-métrage (moins d'une heure) est d'une telle justesse à fleur de colère, de tendresse, d'attention blessée mais têtue aux rouages du monde, que c'est comme si toute l'opération Lux Æterna avait été propulsée dans une stratosphère, et une quasi-apesanteur, où tout est permis. Sauf qu'on ne va pas au ciel, mais en enfer.
Dans la pénombre, en plans séquences montés côte à côte sur l'écran divisé comme pour ne rien manquer de ce qui se joue constamment chez l'une et l'autre, Noé multiplie durant ce premier acte les inventions de filmage pour être au plus près d'une intimité, d'une sincérité.
Dialogue sans barrières entre deux sœurs d'écran, celle qui joue la réalisatrice (Béatrice Dalle) et celle qui joue l'actrice (Charlotte Gainsbourg). | via UFO Distribution-Potemkine Films
Il s'agit cette fois de magie noire, assurément, celle qui est supposée s'exercer sur un plateau de cinéma, où Béatrice Dalle interprète une réalisatrice en porte-à-faux avec ses projets et son équipe, en conflit ouvert avec son producteur et son chef opérateur, en déshérence de ce qu'elle tente de raconter.
À l'autre bout du monde –dans la loge d'à côté– l'actrice que joue Charlotte Gainsbourg la soutient et la délaisse, les gouffres ne cessent de s'ouvrir, sous les pas des personnages et sur le chemin du public. Explose l'écran, se fissurent les enceintes, saturent les couleurs, envahit l'obscurité, hurlent les stridences. Jaillit peut-être un éclair de lumière noire, d'anti-matière cinématographique.
Gaspar Noé croit en un cinéma de la disruption, il s'applique à explorer les vertiges intérieurs auxquels les outils de la réalisation seraient susceptibles de donner accès. Après les grandes merveilles modestes et sombres qu'étaient ses deux premiers films, Carne et Seul contre tous (grâce aussi à son acteur d'alors, l'extraordinaire et regretté Philippe Nahon), le résultat de ces précédentes tentatives a paru souvent appliqué, pré-programmé dans son apparente folie.
Le studio de tournage comme vision de cauchemar. | via UFO Distribution-Potemkine Films
Cette fois, grâce à la richesse de la présence humaine apportée par les deux actrices, grâce au fil à haute tension qui relie la situation décrite par la fiction (le tournage d'une séquence de film de sorcières brûlées sur un Golgotha de carton-pâte) et ce qu'on devine du tournage de Lux Æterna lui-même, celui-ci emporte sur le chemin d'une hallucination chromatique et lumineuse. Et devient un trip légitime au bout d'une nuit passionnément terrorisée par la possibilité de faire encore un film.
Expérience limite tant qu'on voudra, grand huit des sensations optiques et sonores, le septième film de Gaspar Noé est quand même une déclaration d'amour, et même une déclaration tendre. Tendre mais irréconciliée: si son titre emprunte à la liturgie du Requiem, nul ici ne sera laissé en repos.
Ondine
de Christian Petzold, avec Paula Beer, Franz Rogowski, Maryam Zaree, Jacob Matchenz
Durée: 1h30.
Sortie le 23 septembre 2020
Lux Æterna
de Gaspar Noé, avec Béatrice Dalle, Charlotte Gainsbourg, Felix Maritaud, Karl Glusman, Abbey Lee
Durée: 51 minutes.
Sortie le 23 septembre 2020