La génération Ducasse occupe des places en vue dans la géographie gourmande de l'Hexagone. Alain Ducasse devient en mars 1990 le premier chef à décrocher la suprême récompense décernée à un restaurant de palace. Une date dans les annales du Michelin. Le grand cuisinier landais, disciple d'Alain Chapel, devenu citoyen monégasque en 2008, a été et reste un génial formateur, tout comme son rival et ami Joël Robuchon. Jean-François Piège et Didier Eléna ont figuré dans sa «dream team» du Louis XV, le trois étoiles de l'Hôtel de Paris dans la principauté des Grimaldi.
Aux côtés du chef conquis par la culture sudiste (les légumes - fleurs de courgettes - et les fruits - fraises des bois - de la Riviera, l'agneau de Sisteron, les poissons et crustacés du Golfe de Gênes), Piège et Eléna ont appris le culte de l'excellence, la recherche quotidienne du bon produit (au marché) et l'obsession de la perfection dans les assiettes. Des principes simplissimes qui ont bâti la gestuelle ducassienne, le classicisme revisité.
Au Louis XV, Ducasse a composé la meilleure salade niçoise du monde et un sublime foie de canard cuit sur la braise escorté d'une polenta mouillée d'un jus puissant et d'admirables compositions légumières à l'huile d'olive taggiasche et au vinaigre balsamique - rien de compliqué, de sophistiqué, la pureté naturelle des goûts. Côté gourmandises, un baba au rhum à la chantilly d'anthologie.
Après la troisième étoile, Ducasse a endossé le costume de concepteur de restaurants dans le monde, laissant ses seconds (en fait, des chefs) piloter le Louis XV dans l'ombre du Niçois Franck Cerutti, de Jean-François Piège et de Didier Eléna, les vrais épigones du Landais; en 1996, ils sont montés à Paris quand Ducasse a osé prendre la succession de Joël Robuchon dans le restaurant de l'hôtel particulier 1900 de l'avenue Raymond Poincaré (75016). Là, Piège et Eléna ont accompli un grand pas vers l'indépendance, même si les plats devaient recevoir l'imprimatur ducassienne.
Devenu chef du Plaza Athénée en 2001, dont Alain Ducasse fut et reste le conseiller culinaire, Piège a conçu des plats bien à lui, comme les sublimes langoustines en nage glacée au caviar d'Iran dont il modifiera la recette quatre fois. Puis en 2005, il est appelé par Franka Holtmann, directrice générale du Crillon, pour prendre en charge les cuisines des Ambassadeurs — c'est son premier poste de chef sans la tutelle de Ducasse qui l'a laissé partir, non sans une pointe de regret. Des forts en thème comme le Drômois au sourire permanent ne courent pas les coulisses des grandes tables.
Au Crillon, Piège a su conjuguer une technique imparable, le culte du bon goût et une présentation esthétique, hors des sentiers battus. Il a créé l'œuf sans coque, repensé ses langoustines au caviar - le crustacé dressé dans l'assiette - et proposé des spaghettis carbonara - en rectangle - comme personne n'a eu l'idée de le faire. C'est le prince de la pasta sous toutes ses formes, qu'il décrit dans son gros ouvrage «Crillon Maison» (Flammarion 2007, 80 recettes), un chef-d'œuvre pour les gourmets et les cordons-bleus.
Si la carte des Ambassadeurs paraît courte, ramassée (une douzaine de préparations), elle est mobile, en permanente évolution. Dans le cadre majestueux des Ambassadeurs, marbres, colonnes et vue sur la place de la Concorde, le récital de Piège - à la fois classique et très contemporain - mérite amplement la troisième étoile, comme Éric Fréchon. C'est le même challenge.
Aux Crayères de Reims, ex-trois étoiles, Alain Ducasse a fait engager comme chef Didier Eléna en 2005, à son retour de New York où il a ouvert l'Essex House en 2001, trois étoiles après autant d'années d'activités. Grand gaillard aux yeux bleus, fils d'un pêcheur de Monaco, ex-étudiant en médecine, Eléna a été l'alter ego de Ducasse, son double, son ombre. Il a ouvert Beige à Tokyo, Mix à New York, Le Bar et Bœuf à Monaco et a fait partie de l'équipe des toqués de Paris.
«Ducasse m'a enseigné la rigueur, la religion du produit et la passion du travail bien fait. Sans lui, je n'en serai pas là». Aux Crayères, Eléna a confirmé les deux étoiles et composé un superbe menu en accord avec sept cuvées de champagne.
Oui, un admirable cuisinier d'une extrême clarté dont le répertoire et l'intitulé des plats (rosace de poireaux aux truffes, bar en cocotte sauce blanquette) révèlent une sensibilité et une maîtrise hors du commun. Eléna aux Crayères, cela vaut le voyage.
Nicolas de Rabaudy
Image de Une: «Le Blanc à manger d’oeuf/truffe noire» de Jean-François Piège aux Ambassadeurs / Photo Grant Symon
Les Ambassadeurs du Crillon, 10 place de la Concorde 75008 Paris. Tél. : 01 44 71 16 16. Fermé dimanche et lundi. Déjeuner à 88 euros (en semaine). Carte de 170 à 230 euros.
Château Les Crayères, 64 boulevard Henry Vasnier 51100 Reims. Tél. : 03 26 82 80 80. Fermé lundi et mardi. Menu à 70 euros (déjeuner en semaine). Carte de 150 à 180 euros. Menu champagne à 305 euros. 20 chambres et suites à partir de 350 euros.