La semaine dernière, Kim Kardashian révélait une exclu à ses 188 millions de followers sur Instagram: son émission de télé-réalité familiale s'arrêtera en 2021. «Ce show a fait de nous ce que nous sommes, et je serai éternellement redevable à tous ceux qui ont joué un rôle dans la construction de nos carrières et changé nos vies pour toujours», écrivait-elle sous une image exhumée de la première saison de «Keeping Up with the Kardashians» –KUWTK pour les intimes, «L'incroyable famille Kardashian» en version française.
Cette publication déjà pleine de nostalgie a engendré 6 millions de likes, 215.000 commentaires et des centaines d'articles, signes de l'onde de choc d'une page qui se tourne. Qu'est-ce que la fin de cette émission culte, à la longévité remarquable (quatorze ans et vingt saisons télévisuelles, sans compter les spin-off, soit quand même une demi-génération), dit de notre société et de notre rapport aux médias?
Tous les éléments d'une bonne saga
Les ados d'aujourd'hui n'ont pas connu le monde sans les Kardashian. En 2020 elles sont partout, tout le temps («elles», oui, car les hommes ont toujours été secondaires dans le programme). Mais pour comprendre le succès de ce phénomène, il faut revenir sur le contexte dans lequel il est apparu, en 2007, à la télévision.
À l'époque, seule Kim est vaguement identifiée comme la copine brune et voluptueuse de son négatif Paris Hilton. Elle est apparue quelques mois plus tôt dans les rubriques people à la suite de la révélation d'une sextape tournée avec son ex-boyfriend, le chanteur Ray J (technique au préalable validée par son amie Paris pour s'assurer d'un buzz médiatique).
«Il faut un vrai casting à la Dallas pour que ça marche.»
2007, souvenez-vous, c'est la grande époque de la télé-réalité, la pire année de la vie de Britney Spears, les heures de gloire de la presse people. C'est aussi l'année de sortie du premier iPhone, des balbutiements de Facebook et de la naissance de Twitter. Pour Virginie Spies, sémiologue et analyste des médias à l'Université d'Avignon, ce contexte a d'abord servi le show des Kardashian: «Les récits autour du programme étaient multipliés, les médias se sont portés les uns les autres, ils s'alimentaient. Les Kardashian ont su faire leur miel de la presse people et ont très vite compris l'intérêt d'exister sur les réseaux sociaux.» Elle ajoute que rien n'aurait été possible sans des personnages forts. «Pas de récit sans personnage. Or ici, on a tous les éléments d'une bonne saga. En France, Nabilla a essayé de faire la même chose, mais elle n'avait pas la famille des Kardashian. Il faut un vrai casting à la Dallas pour que ça marche.»
De ce côté-là, les Kardashian assurent: elles sont une galerie de portraits frôlant la caricature. Les audiences s'emballent et le show devient une usine à mèmes inépuisable. Kris, la matriarche autoproclamée «Momager» (Mom + manager, elle prend 10% sur tout), règne sur les affaires. Par amour du dollar, elle ne nous épargnera rien de l'intimité de sa famille, ni les joies ni les peines, jusque dans les détails les plus scabreux. Le clan incarne le concept du too much information, mais il le fait bien. Du travail de pro.
Cannibalisées par les réseaux sociaux
Ainsi une famille a priori sans talent particulier s'est imposée dans la pop culture, contribuant à faire bouger les codes de la célébrité (famous for being famous), de l'esthétique de l'image (le selfie érigé en art), des canons de beauté (les cheveux bruns, les fesses de Kim, les lèvres de Kylie), de la mode (jugées vulgaires à leurs débuts, elles ont depuis été adoubées par Anna Wintour et Karl Lagerfeld)...
Kim Kardashian à West Hollywood, le 11 avril 2011. | Toby Canham / Getty Images North America / AFP
Mais l'importance grandissante des réseaux sociaux a fini par devenir problématique pour le récit télévisuel de la vie des Kardashian. Le décalage nécessaire à un programme enregistré, monté puis diffusé des semaines plus tard, ne colle plus avec l'immédiateté des réseaux, où elles sont omniprésentes. «Il y a un côté “leur vie en direct” inhérent à la télé-réalité, explique Virginie Spies. L'émission traite de petites choses du quotidien: un clash, une tromperie, la dernière frasque de Kanye West... Or avec Twitter, Instagram, Snapchat, TikTok, aujourd'hui ce qui se passe chez elles en direct se regarde dans la main, sous forme de stories gratuites sur les smartphones. En ce sens, elles sont devenus maîtresses de leur récit d'elles-mêmes, et peuvent même vendre leurs produits sans besoin d'intermédiaire.»
Fin de l'ère de domination commerciale de la télévision, le petit écran n'est plus nécessaire aux Kardashian. Chacune a su devenir une marque et son propre média. Fatalement, les audiences du show baissent. Selon Variety, le dernier contrat de la famille avec la chaîne E! s'est renégocié en 2017 pour environ 100 millions de dollars. C'est très peu, en valeur Kardashian, quand on sait qu'un post sponsorisé sur Instagram peut rapporter à Kim ou Kylie près d'un million de dollars.
La boucle générationnelle est bouclée
L'autre question qui pèse sur KUWTK, c'est comment se renouveler quand on a déjà tout montré? Kylie, la benjamine de la fratrie, avait 10 ans quand le show a commencé, soit l'âge en 2020 de son neveu Mason, fils aîné de sa grande sœur Kourtney. Les jeunes femmes ont grandi, on les a vues connaître l'amour, le mariage, le divorce, la chirurgie esthétique, la maternité, la drogue, le fait divers, la santé mentale, la transition sexuelle, l'activisme, poser en couv de Vogue, Vanity Fair et Forbes... What else? Une boucle générationnelle est bouclée.
Kylie Jenner à Beverly Hills le 9 février 2020. | Frazer Harrison / Getty Images North America / AFP
Sans compter que les mentalités ont changé. En 2007, Kim surfait facilement sur le bad buzz d'une sextape; aujourd'hui la manœuvre ne ferait sûrement plus recette. On court encore à la célébrité, on cherche toujours à break the internet, mais pas n'importe comment, pas à n'importe quel prix. Désormais, le backlash est vite arrivé, la cancel culture guette et peut défaire des carrières en quelques tweets.
Les crises économiques, sociales et sanitaires sont aussi passées par là, l'étalage de richesses et la futilité subjuguent moins. On note une quête de sens et d'engagement chez les plus jeunes générations de téléspectateurs et téléspectatrices. Est-ce pour autant la fin du genre télé-réalité? Peu probable car la curiosité, le voyeurisme, l'envie et le besoin de se comparer à l'autre (origine de l'expression «to keep up with» en anglais) sont des sentiments vieux comme l'humanité. En revanche, si en 2007 on adorait se blottir dans le canapé pour un rendez-vous de catharsis hebdomadaire face au petit écran, les nouvelles générations ont le réflexe de consommer en streaming, à la demande, ou sur les réseaux sociaux. Le genre devra s'adapter.
On a donc essoré les Kardashian, mais d'autres groupes ou familles pourraient les remplacer. La nouvelle icône médiatique des jeunes se nomme par exemple Greta Thunberg. Du haut de ses 17 ans, Greta a-t-elle grandi en regardant l'émission des Kardashian? On l'imagine mal. Pourtant, elle aussi est devenue une icône de pop culture, une influenceuse.
L'envie de percer le mystère des icônes de son temps en les regardant par le trou de la serrure est loin d'être morte. Pour preuve, la BBC a annoncé en février qu'elle allait produire une série documentaire sur Greta Thunberg. La jeune activiste sera suivie pendant des mois dans son combat contre le changement climatique par une équipe et des caméras de télévision. Rob Liddell, producteur exécutif de BBC Studio, a déclaré: «Pouvoir faire cette série avec Greta est un privilège extraordinaire, ça permettra de montrer ce que c'est vu de l'intérieur d'être une icône mondiale, l'un des visages les plus connus de la planète...» L'un des visages les plus connus de la planète avec celui de Kim Kardashian, qui elle, est aussi reconnaissable de dos.