À MOSCOU, RUSSIE
Au siège du quartier général de Navalny dans le centre de Moscou, presque toutes les chaises sont occupées. À deux jours des élections locales partielles qui se déroulent un peu partout dans le pays du 11 au 13 septembre, les volontaires sont venu·es en nombre ce mercredi soir pour suivre la conférence de deux heures leur permettant de devenir «observateurs», c'est-à-dire chargé·es de surveiller le déroulement des scrutins. Dans la région de Moscou, deux villes sont concernées par les élections cette année: Podolsk et Balashikha.
Devant un écran où sont projetés des documents et des schémas, un juriste explique à l'assistance –une trentaine d'hommes et de femmes d'âges variés– les subtilités du bulletin de vote, la composition d'une commission électorale, le rôle d'un observateur... Les questions sont nombreuses et le public attentif.
En cette semaine pré-électorale, les responsables de l'organisation avouent n'avoir pas anticipé un tel afflux de volontaires. «Beaucoup de personnes nous disent qu'elles ont été scandalisées par l'attitude de Poutine avec le vote sur les amendements à la Constitution en juillet et par l'empoisonnement d'Alexeï Navalny», relate Alexandre, 24 ans rédacteur au QG moscovite. «C'est pourquoi ils ont décidé d'agir.» Pour chaque nouvelle recrue, un petit entretien préalable permet de vérifier que la ou le candidat n'a pas été envoyé par le pouvoir.
À 19 ans, Galina, mère d'un enfant en bas âge, est simplement venue s'informer car «c'est toujours utile de savoir comment se déroulent les élections. Mon père est un policier, il a combattu en Tchétchénie. Toute ma vie, je l'ai entendu dire que Poutine est bon. Quand je me suis rendue compte que je n'étais pas d'accord avec lui, je suis partie de chez mes parents et je me suis installée à Moscou». Habituellement, la jeune femme suit les actions du Fonds de lutte contre la corruption d'Alexeï Navalny sur internet, mais là, elle a eu envie de se déplacer pour rencontrer les gens. «Après ce qui s'est passé –l'empoisonnement d'Alexeï Navalny–, il est encore plus important d'agir pour défendre nos droits et lutter contre la corruption cauchemardesque en Russie.»
«Pour l'avenir de ma génération»
L'empoisonnement le 20 août en Sibérie de leur leader charismatique, soigné aujourd'hui dans un hôpital de Berlin, a provoqué un choc au sein des équipes d'Alexeï Navalny. Ce nouvel épisode tragique n'a cependant pas entamé leur détermination. Bien au contraire. Il faut dire qu'elles sont habituées à une répression constante: perquisitions des QG ou des domiciles, saisies de matériels, gels de comptes bancaires, attaques en justice, condamnations en diffamation, arrestations, emprisonnements, amendes, intimidations... «Nous n'avons pas peur, affirme Oleg Stepanov, coordinateur du QG moscovite. Nous sommes parfaitement conscients de la situation: on sait qu'en Russie, il n'y a pas de démocratie, mais un régime autoritaire. Poutine va s'accrocher au pouvoir jusqu'à la fin de ses jours et la pression va augmenter. La tentative d'assassinat d'Alexeï Navalny est très alarmante, mais la peur n'est pas le moteur de nos actions.»
À 28 ans, le jeune homme –chemise blanche et veste bleu marine– est engagé en politique depuis l'âge de 18 ans. Après des années de volontariat, il a rejoint l'état-major de Navalny pour préparer la campagne présidentielle de 2018. «Je veux me battre pour mon avenir, pour l'avenir de ma génération, de mon pays et de son peuple. Avec l'équipe de Navalny, même lorsque tout nous est interdit, que la pression et la répression sont énormes, nous continuons toujours à travailler et nous obtenons des résultats. C'est la chose la plus importante pour moi, l'opportunité d'influencer vraiment les choses.»
«Pour Navalny, ce scrutin est une répétition générale importante avant les législatives de 2021.»
Environ un tiers des quatre-vingt-cinq régions de Russie sont concernées par ces élections partielles pour élire maires, député·es ou gouverneur·es. Des scrutins locaux d'ordinaire sans grand enjeu politique en raison de l'omnipotence du parti au pouvoir, Russie unie. Ils pourraient s'annoncer toutefois plus difficiles que prévus pour le Kremlin cette année, dans un contexte politique tendu et sur fond de crise économique.
Clémentine Fauconnier, maîtresse de conférence en science politique à l'université de Haute-Alsace, souligne également l'enjeu du calendrier. «Il s'agit du dernier scrutin avant les prochaines élections législatives en 2021. Pour l'opposition, en particulier Navalny, qui met en place des stratégies de nuisance à l'égard du parti au pouvoir, c'est une répétition générale importante», détaille cette spécialiste de la politique russe.
Partout dans le pays, les QG de Navalny défendent le «vote intelligent». Cette stratégie élaborée par l'avocat anti-corruption a fait ses preuves lors des élections au Parlement de la ville de Moscou en septembre 2019, permettant l'élection d'une vingtaine de député·es indépendant·es. Elle consiste à appeler les gens à soutenir le candidat d'opposition, quel que soit son parti, le mieux placé pour battre celui de Russie unie.
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Une opposition organisée
Avec un vote étalé sur trois jours pour limiter les risques de propagation du coronavirus, l'opposition craint des fraudes massives. «C'est une escroquerie pour contrer le vote intelligent, tempête Oleg Stepanov. Cette décision a été annoncée deux semaines avant le jour du vote alors que la campagne avait commencé depuis longtemps.»
Cette disposition, appelée à perdurer lors des prochaines élections, complique le travail de contrôle des violations mené par l'opposition. «La multiplication des jours de vote signifie que nous avons besoin de trois fois plus d'observateurs», précise le coordinateur du QG. Rien que dans la région de Moscou, cela représente plus de 400 personnes.
«Depuis dix ans, les contestations montrent que la population russe est beaucoup moins apathique que le pouvoir veut bien le dire.»
Pour faciliter la communication entre les différents observateurs, les équipes d'opposition ont développé un «bot» (programme spécifique qui facilite le dialogue entre différents membres connectés) dédié sur l'application de messagerie instantanée Telegram et prévu une hotline joignable en permanence. Avec trente-neuf états-majors au total et des candidat·es présent·es dans plus de 1.000 circonscriptions, il s'agit d'une grosse organisation. Pavel, 23 ans qui travaille généralement sur les vidéos dénonçant la corruption des élites et des hommes politiques russes, y a participé activement. Il assurera une partie des permanences téléphoniques, assisté de juristes. «C'est un gros stress, les élections seront le point d'orgue mais il y a eu un travail de plusieurs mois en amont», confie le jeune homme vêtu d'un sweat à capuche gris et d'un jean noir.
Localement, une percée de l'opposition libérale démocrate est possible dans les endroits où ses candidat·es sont autorisé·es à participer. Ces dernières semaines, la presse russe a identifié plusieurs points sensibles en province, notamment à Arkhangelsk et Irkoutsk. Mais aussi à Novossibirsk, où Alexeï Navalny s'était rendu juste avant son empoisonnement. Dans la troisième ville de Russie, l'opposition présente trente et un·e candidat·es à des mandats de député·es.
Clémentine Fauconnier n'exclut pas des mouvements de contestations en cas de falsifications et de fraudes comme ce fut le cas à Moscou lors des élections l'an dernier. Les Moscovites sont sorti·es dans la rue en masse pour protester contre l'interdiction de nombreuses candidatures d'opposition. «Depuis dix ans, il y a régulièrement des contestations un peu partout dans le pays, qui montrent que la population russe est beaucoup moins apathique que le pouvoir veut bien le dire.»
Pour Lilia, Moscovite de 46 ans, manageuse dans un café, ce sont justement les actions de l'an dernier qui l'ont conduite à militer. «J'ai participé à un rassemblement à Moscou. J'ai vu la puissance des gens et le besoin de changements. Depuis lors, je participe assez activement.» Célibataire avec deux enfants, elle soutient Navalny et se dit très inquiète des derniers événements. «Bien sûr, j'ai peur, mais j'ai encore plus peur d'avoir mauvaise conscience si je ne fais rien.»
À Khabarovsk dans l'Extrême-Orient russe, depuis deux mois, des milliers de personnes se réunissent chaque week-end dans la rue pour manifester contre l'arrestation de leur ex-gouverneur Sergueï Fourgal. Selon un sondage indépendant du Centre Levada publié le 28 juillet, la moitié des Russes soutiennent ces manifestations anti-Kremlin. Un vrai casse-tête pour le pouvoir, qui observe également de près la situation chez son voisin Bélarus, où le peuple dénonce une élection présidentielle truquée et réclame le départ d'Alexandre Loukachenko, en poste depuis vingt-six ans. En Russie, certain·es y voient déjà une prédiction de ce qui se passera pour Vladimir Poutine en 2024.