Comme BFM, comme CNews, comme RMC, Sud Radio est une scène où il faut grincher et parler fort pour se faire entendre. Michel Onfray a l'habitude. Le 4 septembre, il vient y faire son numéro de visionnaire au pays des aveugles, docteur aux poches pleines d'évidences frappées au coin du bon sens et porteur de mauvaises nouvelles.
«On a un cancer ou on n'a pas de cancer? Si on a un cancer, ça s'appelle un cancer. Si la société est en train de s'ensauvager, le problème n'est pas de savoir si on a le droit d'utiliser ce mot-là. J'ai vu des débats télévisés: une heure entière avec des gens qui nous disent: “Ah mais non, "ensauvagement", vous vous rendez compte!” M'enfin, y a des tournantes, y a des assassinats, y a des massacres, y a des viols, y a des passages à tabac.»
A priori, rien de nouveau sous le soleil blême de la France qui tombe. On connaît la chanson, la rengaine de comptoir: le pays est malade et approche du stade terminal; les barbares pavoisent dans la cité; le pouvoir est faible et consacre tous ses efforts à la dissimulation du fléau; les lâches et les collabos regardent ailleurs, tandis que les lucides et les résistants seuls ont le courage de nommer le mal; on n'ose pas le dire, mais la guerre a déjà commencé entre vrais Français et Français anti-Français.
Cette énième variation sur le thème décliniste n'appelle pas, en soi, de commentaire: elle nourrit le bruit blanc qui est la matière première de ces émissions toutes semblables, décors où s'empoignent ou se succèdent polémistes et éditorialistes dont la gravitas, le pessimisme professionnel et la passion du tragique sont les seuls outils pour appréhender le réel.
De ce brouhaha qui, s'il faut en croire les sondages, se confond de plus en plus avec le monologue intérieur de l'opinion publique, de ce lamento qui ne finit jamais et ira probablement crescendo jusqu'en 2022, il y a pourtant quelques leçons à tirer.
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L'ensauvagement est un spectacle
Bien calé dans sa rythmique et dans ses rimes, MC Onfray enchaîne en moquant le déni de réalité dont souffrent celles et ceux qui ne sont pas d'accord avec lui: «On voit des images terribles et on dit: “Est-ce qu'on a le droit de dire "ensauvagement"? Quand même, on manque beaucoup de respect à ces gens-là, qui sont des victimes de ceci, des victimes de cela.”»
De quelles images parle-t-il? À quelles tournantes a-t-il assisté? Quels assassinats a-t-il vus? Quels massacres, quels viols, quels passages à tabac? Le Monsieur Loyal qui tient le crachoir ne lui demande pas de préciser: la chose ne doit pas avoir d'importance. Ce qui compte, dit le brave homme, c'est de «nommer les choses».
Onfray, bon client, ne se fait pas prier. Il repart à la charge, intarissable –à croire qu'il passe son temps devant sa télé, à scruter les horreurs que les chaînes info nous refourguent à la pelle. En l'écoutant, on en arrive à la conclusion que les seuls moments où il ne les regarde pas, c'est quand il est lui-même en plateau pour témoigner des atrocités que la bien-pensance ambiante nous empêche de voir.
De quelles images parle-t-il? À quelles tournantes a-t-il assisté? Quels assassinats a-t-il vus? Quels massacres, quels viols, quels passages à tabac?
Il en a vu tellement, des abominations, qu'il ne fait plus la différence entre lectures et visions, entre l'écrit et l'image: «J'ai vu, j'ai lu hier une information de quelqu'un qui s'est fait tuer en prison. Y a quelqu'un qui lui sautait sur le visage, une vingtaine de fois pieds joints sur le visage, en prenant appui sur deux copains pendant que les autres le tabassaient, soixante-dix coups, etc.»
Il parle et nous n'avons pas besoin d'ouvrir les yeux, bercé·es que nous sommes par sa mélancolie: la sauvagerie est là, dans nos têtes, comme si nous étions l'un des droogies d'Orange mécanique.
L'ensauvagement est une nécessité
«Si vous êtes malade, on dit quelle maladie vous avez, et si on ne pose pas le diagnostic, comment voulez-vous avoir une thérapie? Si vous dites non, y a pas d'ensauvagement, y a quoi? Mais qu'est-ce qui se passe, alors?»
Le docteur Onfray, on ne la lui fait pas. Serment d'Hippocrate en bandoulière, impatient de dégainer ses ordonnances et de procéder à l'amputation, il ne perd pas de temps avec la nuance.
Ah, la fameuse et «sidérante» sémantique, domaine de prédilection des coupeurs de cheveux en quatre, tout comme l'excuse sociale. Pour une fois, Onfray est d'accord avec son bouc émissaire favori: Macron ne se moque-t-il pas lui aussi des journalistes adeptes du «Kamasutra» de l'ensauvagement?
Le mot «ensauvagement» n'a aucune valeur en droit –quelle serait la traduction juridique de «sauvage»? Peu importe, pour le chef de l'État comme pour l'oracle qui aime tant pointer la veulerie de celui-ci: il s'agit de brouiller la qualification solide et singulière de crimes (vols aggravés, viols, agressions, meurtres) dont le dénominateur commun serait la sauvagerie, quelle que soit la gravité des faits.
L'échange, ici, prend une tonalité quasi surréaliste:
Onfray: «Je suis sûr que tous, autour de cette table, on s'est fait piquer un téléphone portable, moi deux…
Monsieur Loyal: Non mais il peut y avoir une exagération, peut-être, sur l'ensauvagement dans toute la société. Mais ça, c'est pas forcément de l'ensauvagement.
Onfray: Bien sûr que si!
Monsieur Loyal: C'est ce que Natacha Polony appelle des “incivilités qui nous pourrissent la vie”. Mais ça commence par là.
Onfray: Les incivilités, aujourd'hui, c'est devenu n'importe quoi. L'incivilité, c'est un chauffeur de bus qui est tué parce qu'il a demandé à des gamins de porter un masque.
Monsieur Loyal: Ouais.
Onfray: Incivilités, mais on rêve ou quoi?
Monsieur Loyal: Mmh mmh mmh.»
Si Paul Éluard avait tenu un bar-PMU, il aurait écrit que la sauvagerie est bleue comme une orange.
L'ensauvagement a une fonction politique
Onfray n'est pas le seul à chevaucher les vieilles mules de la démagogie prête à tout: Jordan Bardella ou Rachida Dati, en diffusant et en exploitant à des fins politiciennes les images traumatiques de la gare du Nord, vont bien plus loin dans l'obscénité; Gérald Darmanin, sûrement pour assurer la continuité républicaine en hommage à Jean-Pierre Chevènement, en a fait une marque de fabrique, censée maintenir les voix de droite dans l'escarcelle de son maître.
Mais pourquoi un philosophe ajoute-t-il sa voix à ce cantique populiste? D'où lui vient cette obsession pour une terminologie dont il connaît parfaitement l'histoire et les présupposés colonialistes?
Pourquoi, conscient de cette histoire que nombre de ses fans persistent à ignorer, œuvre-t-il à pétrir une version domestique du sauvage?
Dans sa préface à une récente édition des Essais de Montaigne, Onfray cite le célèbre chapitre XXX du Livre I («Des cannibales»). Il écrit: «L'Église estime que ces gens de couleur sont des sauvages, des barbares, qu'ils n'ont pas d'âme et que l'on peut dès lors les exploiter, les mettre en servitude, les maltraiter, les tuer, les faire dévorer par des chiens, les brûler, les exterminer, et puis, surtout, confisquer leurs terres.»
En lecteur de Montaigne, Onfray sait quel rôle la construction du sauvage, cette déshumanisation rationnelle et programmée de l'Autre, du colonisé, a joué dans le projet impérialiste des puissances européennes. Pourquoi, conscient de cette histoire que nombre de ses fans persistent à ignorer, œuvre-t-il à pétrir une version domestique du sauvage? Quelle peut être la rationalité de cette sculpture, au-delà de l'occupation tous azimuts du terrain médiatique? À quelle clientèle s'adresse-t-elle? Le projet s'inscrit-il dans son étrange quête d'un «peuple providentiel»?
«Mal nommer les choses, c'est ajouter au malheur du monde»: la citation est devenue un truisme. Onfray, qui a aussi écrit sur Camus, l'ignore moins que quiconque. Il sait qu'avoir la parole confère la responsabilité de ne pas dire n'importe quoi, de ne pas parler à tort et à travers.
Comme tout un chacun, il a parfaitement le droit de penser que l'insécurité grandit en France et que la société est de plus en plus violente. Il peut gloser sur les causes du mal, avertir sur ses conséquences, poser un diagnostic, clamer qu'il détient le remède.
Ce qui est désolant, c'est de le faire à travers le seul prisme d'une désignation qui, pour le coup, réduit l'esprit français à la sordide sauvagerie des civilisateurs armés de leurs nobles intentions.