«Notre pays le Mali sombre de jour en jour un peu plus dans le chaos, l'anarchie et l'insécurité par la faute des hommes chargés de sa destinée.» Ismaël Wagué, l'ex-chef d'État-major adjoint de l'armée de l'air du pays, dresse ce constat sans appel. Ce 18 août, on l'a vu s'exprimer à la télévision nationale, entouré d'autres officiers militaires. «Nous, forces patriotiques regroupées au sein du Comité national pour le salut du peuple (CNSP), avons décidé de prendre nos responsabilités devant le peuple et devant l'histoire.»
Son message vaut pour preuve tangible auprès des personnes qui en doutaient encore: les mutineries qui avaient cours depuis le matin dans la caserne de Kati, située à 15 kilomètres de la capitale Bamako, ont bel et bien abouti à un coup d'État.
Quelques heures avant leur déclaration télévisée, les militaires ont mis à l'arrêt le président Ibrahim Boubacar Keïta, son fils Karim Keïta, le Premier ministre Boubou Cissé, ainsi que plusieurs autres membres du gouvernement.
Une continuité de l'État qui encaisse le coup
Cette intervention des militaires dans le jeu politique malien intervient alors que le coup d'État mené en 2012 reste vivace dans tous les esprits, bien qu'il ait contribué à plonger le pays dans le chaos auquel il doit faire face aujourd'hui.
À la différence près que pour se démarquer de leurs frères d'armes qui ont agi en 2012, les putschistes de 2020, composés essentiellement d'officiers supérieurs, ont fait attention à soigner leur communication, tant au plan national qu'international. Au terme de «coup d'État», ils ont opposé celui de «démission». Les militaires n'ont pas mis longtemps à obtenir l'arrestation du président, suivie de près par la déclaration télévisée de ce dernier destinée à annoncer sa démission. Autre argument avancé par les putschistes: contrairement aux événements de 2012, ils n'ont pas exprimé la volonté de suspendre les institutions.
Qu'à cela ne tienne, aux yeux de la communauté internationale, qui a condamné unanimement l'action des militaires, l'initiative peut bel et bien s'apparenter à un coup d'État.
«Parachever le travail commencé par le peuple»
Coup d'État ou démission? Pour une partie de la population malienne, les mots ont finalement peu d'importance. Ce qui compte, c'est que le président «IBK», comme on l'appelle au Mali, ne soit plus au pouvoir. Afin de rassurer la population, les militaires jurent qu'ils ne sont pas intéressés par le pouvoir et assurent vouloir organiser dans les plus brefs délais une transition politique. Un message bien reçu dans le pays. Dans les heures qui ont suivi la destitution du président, des centaines de jeunes sont sortis spontanément dans les rues de Bamako pour acclamer les militaires en scandant en chœur «le Mali libéré, le Mali libéré».
«Nous sommes venus vous remercier, remercier le peuple malien pour son soutien. Nous n'avons fait que parachever le travail que vous aviez commencé et nous nous reconnaissons dans votre combat», lancera à la foule Ismaël Wagué lors d'un nouveau rassemblement d'une plus grande ampleur dans la capitale pour fêter la chute de l'ancien régime. «Nous n'avons fait que parachever le travail qui avait été commencé par le peuple» est aujourd'hui le principal élément de langage que les militaires emploient pour légitimer leur coup de force.
La population malienne à Bamako le 18 août 2020, après l'arrestation d'Ibrahim Boubacar Keïta et de Boubou Cissé. | Stringer / AFP
Si ce coup d'État a surpris à l'étranger et même certains partenaires internationaux privilégiés du Mali, dont les autorités françaises qui ne l'ont pas vu venir, depuis plusieurs semaines des rumeurs circulaient dans le pays. Sur la scène internationale, le Mali rime avec insécurité et attaques djihadistes, mais c'est un pays qui était aussi plongé depuis plusieurs mois dans une crise politique complexe qui a dépassé le président Ibrahim Boubacar Keïta, au pouvoir depuis sept ans.
Depuis le mois de juin, une coalition hétéroclite composée de ses anciens ministres et de leaders religieux s'était réunie au sein du mouvement du 5 juin-Rassemblement des forces patriotiques du Mali (M5-RFP) pour réclamer son départ. Les opposants reprochaient au régime sa corruption, son népotisme, son inefficacité dans la lutte contre les groupes djihadistes, le chômage et le manque de perspectives pour les jeunes. Mais c'est la validation par la Cour constitutionnelle de l'élection contestée, en mars et avril, d'une dizaine de députés du parti au pouvoir qui a fait déborder le vase.
Cette Cour est accusée d'être à la solde du président. La tension est montée crescendo, de grosses manifestations ont été organisées à Bamako pour demander la démission du président et la mise en place d'un gouvernement de transition. La Communauté des États de l'Afrique de l'Ouest (la Cédéao), avec la bénédiction du président français Emmanuel Macron, est alors intervenue pour tenter de dénouer la crise. Mais cette médiation n'aboutira sur rien de constructif. Les opposants ont refusé de renoncer à leur principale revendication: la démission du président.
Mi-août les négociations se trouvaient au point mort. C'est dans ce contexte que les militaires ont décidé de passer à l'action le 18 août.
De «Monsieur propre» à «président corrompu»
Réélu en 2018 pour un second mandat de cinq ans, Ibrahim Boubacar Keïta fut un ancien opposant historique dans les années 2000. Il bénéficie à ce moment-là de plusieurs surnoms: «l'homme aux poings de fer», «Monsieur propre», «l'incorruptible», «l'homme qui ne trahit jamais ses promesses». En 2012, au lendemain du coup d'État qui a chassé du pouvoir le président Amadou Toumani Touré, tous les regards se tournent vers Ibrahim Boubacar Keïta auquel on fait confiance pour «redresser enfin le Mali». C'est ainsi qu'il remporte la présidentielle de 2013 avec une écrasante majorité (77,61% des voix). Mais au fil des années sa popularité baisse et son nom devient synonyme de corruption.
Serge Michailof, chercheur associé à l'Institut des relations internationales et stratégiques (Iris) et ancien directeur des opérations de l'Agence française de développement résume sur LCI l'état de sa gouvernance: «Les Maliens ont de quoi être mécontents de leur gouvernement! Ce qu'il y a de plus important pour tout citoyen, c'est la sécurité. Or, la situation sécuritaire dans le pays n'a cessé de se dégrader depuis 2014, c'est-à-dire peu de temps après la fin de l'opération Serval (remplacée par l'opération Barkhane). Tout le nord et l'est du Burkina sont touchés, dont les hauts lieux touristiques. Cette dégradation sécuritaire paralyse désormais le commerce et la production: des commerçants se font kidnapper pour rançon et des fonctionnaires se font assassiner. Le gouvernement est critiqué, à juste titre, pour sa gouvernance qui est lamentable. La corruption atteint des sommets, y compris au sein de l'armée, où une clique de généraux est, semble-t-il, plus occupée à faire du business qu'à combattre. En sept ans de pouvoir, le régime s'est avéré incapable de construire une armée efficace malgré des soutiens internationaux multiples.»
Un proche de l'ex-président qui lui rendait souvent visite au palais présidentiel reconnaît que la corruption a atteint des sommets sous sa présidence. «Son fils Karim Keïta, ancien président de la commission Défense à l'Assemblée nationale, l'a aussi beaucoup desservi. On parle de 9 milliards de francs CFA [13 ,7 millions d'euros, ndlr] de primes destinées aux militaires sur le terrain qu'il aurait détournés avec le soutien d'autres responsables de l'armée. Si le président avait lâché son fils et l'avait mis à disposition de la justice, ça aurait apaisé la situation et on n'en serait pas là. Mais il n'a pas saisi la mesure de la situation.»
Karim Keïta (à droite) à Bamako, le 18 mars 2014. | Habibou Kouyate / AFP
Accusé par certain·es Malien·nes de mener «une vie bling-bling» dans un pays en proie à la pauvreté et à l'insécurité, Karim Keïta, aussi surnommé «le président bis», cristallisait les tensions sur la scène politique malienne depuis qu'il était devenu député puis président de la commission Défense à l'Assemblée nationale. Un poste stratégique qui laissait penser que l'ambition du père était de préparer son fils pour qu'il lui succède à la tête du pays.
«Un coup d'État anti-démocratique mais nécessaire»
Le ras-le-bol vis-à-vis du pouvoir a fini par se généraliser. «C'est le chômage le vrai problème des jeunes Maliens. Il y a des jeunes surdiplômé·es qui sont de simples livreurs ou font d'autres petits jobs. La jeunesse ne s'en sort pas et quand elle voit que des dirigeants privilégiés jouent avec de l'argent public, ça crée une frustration», explique Mahamadou Cissé, président du Conseil national de la jeunesse malienne de France, qui vit entre Paris et Bamako.
Beaucoup de jeunes ne jugent pas le procédé du coup d'État militaire tant ils estiment que le changement de régime était nécessaire. La Constitution malienne est pourtat claire sur ce sujet: un coup d'État est un crime imprescriptible. Encore faut-il que la population ait confiance dans les institutions de son pays. À présent, cette mention dans la loi fondamentale n'a plus aucun crédit.
«D'un point de vue démocratique on ne peut que se réjouir de la manière dont Ibrahim Boubacar Keïta est parti.»
«J'ai toujours eu un problème avec les coups d'État, ça met le pays au ralenti mais la situation dans laquelle le pays se trouvait nécessitait qu'il se passe quelque chose. On a fait des manifestations, mais il ne s'est rien passé alors les militaires ont jugé qu'il fallait un coup de force. On est contents qu'on puisse remettre les choses à plat, c'est vrai qu'il y a quelques inquiétudes concernant la transition mais au moins ça nous permet d'envisager une suite», raconte Hawa, une jeune militante contre la corruption qui s'est mobilisée ces derniers mois contre l'ancien régime.
Néné, une Franco-Malienne diplômée de Sciences Po Paris partie vivre à Bamako il y a trois ans pour se lancer dans l'entrepreneuriat dans le pays de ses parents, fait le même constat. «D'un point de vue démocratique on ne peut que se réjouir de la manière dont IBK est parti. En revanche, dans le fond, les revendications formulées sont totalement légitimes. Ce coup d'État que je ne nommerais pas comme tel est le fruit de plusieurs années de frustration, de négligence, de bafouement des droits et de la dignité même du peuple malien. Ces dernières années la situation s'est dégradée, les massacres à l'échelle du pays comme les scandales politiques et financiers se sont multipliés. S'il y avait eu des mesures et des réactions prises à chaque coup qui a été porté au peuple malien, nous n'en serions pas là.»
Définir les modalités de la transition
Qu'en est-il de la transition? Doit-elle être dirigée par des militaires ou par des civil·es comme le réclame la Cédéao, qui a fixé à la junte la date butoir du 16 septembre pour désigner un président et un Premier ministre civils?
La Franco-Malienne à son avis sur la question: «Je ne vois pas pourquoi on oppose militaires et civils. Les militaires sont aussi légitimes, ce ne sont pas des éléments exogènes au système qui sont venus prendre le pouvoir par la force. Pour moi ,ce qui compte c'est ce qui va émerger des concertations nationales lancées par la junte, et le nouveau Mali qui va émerger.» Moussa, un soutien assumé du coup d'État, a une opinion encore plus tranchée sur la question. «Moi je suis pour une transition dirigée exclusivement par des militaires. Les politiques ont échoué. On n'a plus aucune confiance en eux. Même ceux qui sont aujourd'hui opposants, ce sont tout simplement de gens qui n'ont pas réussi à profiter du système. Regardez leur profils, nombreux sont des anciens ministres d'IBK devenus du jour au lendemain des opposants. Depuis l'indépendance du Mali ce sont les mêmes, il nous faut des hommes neufs. Qu'on laisse les militaires diriger la transition. Je leur fais plus confiance qu'aux politiques.»
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Mais dans ce pays qui en est à son quatrième coup d’État et qui a connu une dictature sanglante de 1968 à 1991 sous le régime de Moussa Traoré, certains estiment qu’il faut toujours se méfier des militaires et ne pas leur donner un blanc-seing. Mahamadou Cissé, président du Conseil national de la jeunesse malienne de France, est de ceux-là. Il avertit les gens qui voudraient voir trop vite les militaires comme des libérateurs du peuple. «Beaucoup de gens parlent de ce coup d'État comme d'une libération du Mali, mais il faut faire attention. Ça peut dévier. On a vu qu'IBK était perçu au lendemain du coup d'État de 2012 comme un homme providentiel. Et voilà où ça nous a menés.»
Il ajoute: «Il faut maintenant préparer l'après coup d'État. Il ne faut pas se précipiter pour organiser des élections. Il faut changer de Constitution et prendre le temps de faire les choses, sinon dans quatre ou cinq ans il y aura un autre coup d'État. Ce sera un éternel recommencement pour le Mali», lance-t-il en forme d'avertissement face à l'euphorie qui règne dans le pays depuis le 18 août.