Petite, Amélie Nothomb voulait devenir Dieu. Puis Jésus. Elle accepta ensuite son excès d'ambition pour s'en tenir à martyre. Elle devint interprète pour la compagnie tokyoïte Yumimoto. Puis comptable. Mais rien ne freina sa dégringolade dans les échelons: elle fut mutée au poste de rien du tout, pour finir dame pipi.
Il ne sera jamais trop tard pour découvrir Stupeur et tremblements, l'édifiante aventure de la romancière. Publié en 1999, ce livre (adapté en film par Alain Corneau) est toujours d'actualité. Amélie Nothomb y raconte les affres du monde du travail au Japon, et plus particulièrement sa capacité à broyer les jeunes employé·es, spécifiquement les femmes.
Vingt ans plus tard sort Aggretsuko sur Netflix. Sensiblement le même postulat mais cette fois, le Japon se regarde en face. Vous connaissez Hello Kitty, chatte sans histoires à nœud papillon rose. Elle vient de l'entreprise Sanrio, qui pilote une galaxie de personnages dont Aggretsuko, qui partage un même style d'animation à gros traits noirs. Après une centaine de mini sketches diffusés à la télé japonaise, la série a débarqué sur Netflix par groupe de dix épisodes d'un quart d'heure. Destinée au grand public –nul besoin d'avoir un penchant pour l'Archipel pour prendre du plaisir en la regardant– sa troisième saison vient d'arriver sur le réseau de VOD.
La hiérarchie en ligne de mire
Retsuko a 25 ans. C'est un panda, dans un monde d'animaux rigolos (qui rougissent tout le temps). Elle est comptable dans une entreprise japonaise et vit au quotidien dans un univers formaté. Le style, mignon, contraste avec le propos: Retsuko n'en peut plus de sa routine, de ses collègues, de son porc de patron qui lui impose de se fader des tâches ingrates et des injonctions au mariage de sa mère. Elle hurle sa peine en growlant du death metal au karaoké du coin.
Le public qui accrochera à la série découvrira vite que cet élément est l'un de ses ressorts comiques. Il s'étonnera peut-être aussi que Retsuko en fasse un secret. On le comprend mieux si l'on sait qu'au Japon, la santé mentale reste un sujet tabou: personne ne veut avoir de discussion sur ce thème. Cette dichotomie entre la légèreté du dessin kawaii et le sous-texte sombre qui l'accompagne constitue la base de la série. Chaque saison déroule des arcs narratifs autour de ce personnage auquel se joint un casting attachant.
Washimi et Gori, les vraies stars de la série. | Capture d'écran Netflix
Le personnage titulaire, un poil creux, pourra en frustrer certain·es par son indécision prononcée. Mais est-ce vraiment sa faute? C'est ce qui la caractérise. Son patron l'appelle koshikake, littéralement «banc» (comprendre: qui ne décolle pas) mais aussi «travail intérimaire» (comprendre: en attendant un meilleur travail ou le mariage. En japonais il faut perpétuellement lire entre les lignes). En l'occurence, cette interligne trahit une logique de discrimination, parmi tant d'autres en vigueur dans le pays, envers les femmes qui évoluent au sein des entreprises: examens truqués, contrats plus courts, gender policies improbables.
L'humour relatif qui donne le ton de la série permet de dénoncer ces paradigmes de harcèlement au bureau. Au Japon, les dérives d'un système hiérarchique très codifié et la placardisation sont bien connues. Mais la fiction s'attaque aussi à la productivité inversement proportionnelle aux heures de travail, à l'hyperconsommation et à certaines hypocrisies persistantes, notamment lorsqu'elle aborde celles d'un pays qui en compte de biens plus grosses –dont le rapport à la prostitution et le monde des yakuzas.
Le patron de Retsuko, invivable, l'exploite sans ménagement. Autour d'elle gravitent Fenneko, une dingue des réseaux sociaux et Haida, une hyène qui ne parvient jamais à surmonter sa fixette pour Retsuko. Tous les personnages supplémentaires qui apparaissent au cours des trois saisons –dont un improbable clone d'Elon Musk, qui sert à amorcer une intrigue qui ne l'est pas moins– jettent, à leur façon, leur pavé dans la mare et reflètent une réalité.
Haida est incapable de surmonter sa fixette sur Retsuko. Les pratiques sérielles à rallonge de Netflix n'aident sans doute pas! | Capture d'écran Netflix
Ce n'est pas par hasard si Retsuko a 25 ans au début de la série. Son âge lui assigne le statut de «gâteau de Noël», un concept à peine moins élégant que celui de Catherinette. Lorsqu'on est célibataire dans la vingtaine, le monde entier vous le fait comprendre. En l'occurrence, notre héroïne doit composer avec sa mère qui essaie de lui dégoter un mariage arrangé.
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La survie de l'«office lady»
S'il n'est pas rare pour les jeunes adultes de subir un démarrage compliqué dans la vie active ou de se confronter à des désillusions professionnelles tout autour du globe, au Japon le phénomène peut prendre une forme spécifique. Comme Amélie Nothomb, Retsuko est une office lady, une «OL». Une femme de bureau située en bas de la hiérarchie et dont la pop culture japonaise s'est emparée pour en faire un archétype de fiction. Tout, dans cette figure récurrente, vise à critiquer cette fonction qui broie des vies. L'OL est jeune, pleine d'aspirations et d'ambitions pour gravir les échelons et se heurte à la hiérarchie sexiste. Comme souvent au Japon, les cartes sont tirées d'avance: force est de se résoudre à l'acceptation, de songer à se trouver un mari et de fonder une famille.
Toutes les OL n'ont pas vocation à incarner des figures tragiques, mais nombreuses sont les fictions, plus ou moins de niche, qui ne prennent pas de pincettes sur le sujet. La protagoniste de Recovery of an MMO Junkie préfère se réfugier dans les jeux en ligne que d'affronter une vie de bureau surchargée. La série de mangas Lonely OL (muséifiée à Paris en 2018, à l'occasion de l'expo Manga↔Tokyo) pourrait se résumer à «quatre tomes de strips d'une jeune femme en pleurs». Une lecture redoutable pour toute âme un tant soit peu désœuvrée.
«J'ai dessiné [mon personnage] d'OL célibataire. Elle voudrait juste que tout ça ne soit qu'un mensonge.»
Au Japon, on invoque souvent la maxime «le clou qui dépasse appelle le coup de marteau» dans les œuvres qui évoquent l'ijime, le harcèlement scolaire, un vrai problème national. Cette approche peut se révéler perverse: dans la deuxième saison déboule Anai, blaireau enjoué mais qui n'est pas encore compétent pour évoluer dans le monde de l'entreprise. Ce personnage va illustrer ce scénario où la ou le jeune diplomé qui, en situation de stress intense, se réfugie dans le harcèlement ascendant et terrorise ses collègues. Il révèle le fond du problème. Ce jeune est «effrayé de rejoindre le monde des adultes et de la société», dans une société où devenir salarié·e est l'objectif ultime, quitte à se faire essorer par le shuukatsu, la recherche de travail et son déterminisme.
Obsédé par l'idée de bien-être au travail et incapable d'avoir une conversation de visu, Anai va brièvement devenir lui-même harceleur. | Capture d'écran Netflix
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Une série qui se regarde à l'envi
Aggretsuko est une série consciente mais frustrante. Plusieurs fois, elle assène et surligne un prêche bien précis sur la balance entre passion et vie professionnelle, le fait de lâcher prise ou un prosaïque «l'amour peut rendre con». Aggretsuko –l'anime– a cette fâcheuse tendance à lâcher sa propre morale à cinq minutes d'une fin de saison pour retrouver un statu quo et se donner l'opportunité d'une suite. C'est là le seul défaut d'une bonne série qui confond un peu trop «tenir en haleine» et «frustrer les spectateurs».
Reste que l'ensemble se gobe comme peu de fictions peuvent s'avaler. On peut parier que vous regarderez chaque saison en deux sessions. Aggretsuko offre une belle porte d'entrée à l'animation japonaise, foisonnante sur Netflix. Dans la saison 3, il est question du monde des idols. À son solide catalogue de fond, Netflix fait découvrir chaque trimestre au moins une bonne série cooptée pour le public occidental qui l'apprécie. BNA, Carol and Tuesday, Beastars, le fantastique Dorohedoro. La plus récente, Great Pretender, narre les frasques d'un groupe d'arnaqueurs autour du monde. Bon visionnage, prenez soin de vous, prenez soin du rock'n'roll.