Le macronisme originel est d'abord, on le sait, le point de rencontre des élites politiques ayant dirigé le pays depuis trente ou quarante ans. On trouve de tout en macronie: anciens chiraquiens, jospinistes, barristes, fabiusiens, juppéistes, etc. Les fondamentaux du régime sont, dès lors, protégés par cette imposante garde prétorienne, à laquelle va s'ajouter une armée de parlementaires souvent néophytes et totalement fidèles à l'exécutif, au contraire des très démonisés «frondeurs» qui, à défaut d'avoir été flamboyants, auront in fine tutoyé le statut de mythe politique.
Une des premières vérités du macronisme est qu'il a été nourri par la désagrégation des identités politiques du pays. Assez tôt, on discerne ainsi quelques traits communs avec Beppe Grillo qui, en Italie, a vu venir à lui des orphelins du Parti communiste italien ou un électorat droitier. Mouvement de concentration des élites et fondé de pouvoir d'un «dégagisme» policé et très prudemment audacieux, le macronisme a permis la concrétisation d'une aspiration à transcender les clivages pour réformer la France. Il faut aussi prêter attention à ce laboratoire politique qu'est le Québec où un nouveau parti –la Coalition Avenir Québec– a damé le pion aux deux partis emblématiques de la Belle Province –le Parti québécois (PQ, indépendantiste) et le Parti libéral du Québec (PLQ)– recrutant en leur sein nombre de cadres et évinçant le mantra «social-démocrate» ou «de gauche» porté longtemps par le PQ. Enfin, ces toutes dernières semaines, Pablo Iglesias et Alberto Garzon ont appuyé sur Twitter l'idée d'Emmanuel Macron de «souveraineté sanitaire et industrielle». Si les deux dirigeants espagnols d'Unidos Podemos le font, c'est qu'ils savent que le moment de la gauche radicale est passé en Europe.
Macron habla de “souveraineté sanitaire et industrielle”
— Pablo Iglesias (@PabloIglesias) August 28, 2020
Algunos en España aún llaman a esto “comunismo bolivariano”. No entienden que entramos en otra época https://t.co/71DhlueTFh
L'épicentre idéologique se trouve néanmoins au centre-gauche, celui qui a gouverné sous le quinquennat de François Hollande mais aussi avant. Le macronisme n'est pas étranger à la gauche, puisqu'il est le produit de son histoire récente. Promu successivement par Jacques Attali, ancien conseiller spécial de François Mitterrand, et par François Hollande, président de la République porté au pouvoir par le PS, Emmanuel Macron a vu son destin dépendre totalement d'hommes liés aux expériences de la gauche au pouvoir. Pour l'électeur de 2017, qu'il vote ou non en faveur de la candidature Macron, il ne fait pas de doute que le futur président élu est issu de la gauche. Pour comprendre le macronisme originel et tordre le cou à quelques reconstructions a posteriori d'un passé qui, pour une partie de la gauche au moins, semble ne pas passer, il faut avoir en tête l'idée d'un macronisme produit de l'histoire de la gauche.
La mauvaise analyse de 2017 aide le macronisme
Comme l'a fait observer avec justesse Luc Rouban dans Le paradoxe du macronisme, l'interprétation du vote Macron en 2017 échappe à la logique simple du «vote des riches» contre le «vote des pauvres». L'élection de 2017 est assise sur d'autres fondations et puise son explication dans d'autres logiques. Le rapport entre «verticalité» et «horizontalité» est, en outre, dans le camp macroniste, moins le fruit d'une dialectique élaborée que d'un pragmatisme sans tabou. La mauvaise interprétation de l'élection présidentielle de 2017 par son opposition (LFI, EELV, PS) aura, en définitive, permis à Emmanuel Macron de s'installer au pouvoir avec quelques espoirs de s'y maintenir au-delà du terme de son premier mandat, c'est-à-dire jusque dans sept ans à compter d'aujourd'hui. Toutes les erreurs et fautes politiques commises par les oppositions sont nées de cette mésinterprétation. Quelque erreur ait pu être commise par le pouvoir, cette mésinterprétation initiale a implacablement rongé l'action politique de l'opposition.
Le macronisme a tiré dans les jambes de la gauche, vouée à une exfiltration rapide du champ des possibles politiques en France.
Selon une surprenante enquête de l'IFOP à l'issue du premier tour de l'élection présidentielle du 23 avril 2017, un cinquième de l'électorat d'Emmanuel Macron a hésité à voter pour Jean-Luc Mélenchon et... réciproquement. Le fait qu'au jour de l'élection, pareille porosité existe entre les électorats de deux candidats aurait dû faire prendre conscience du fait que, superposé à la persistance d'un clivage gauche-droite, tout de même affaibli, surgissaient d'autres clivages et une aspiration que l'on ne pouvait résumer au retour à une «vraie gauche». Si la porosité entre vote Mélenchon et vote Macron est à ce point quantifiée, cela signifie certes que l'ostracisation de La France insoumise par les macroniens a pu être une erreur, mais surtout que le long silence de Jean-Luc Mélenchon lui aura potentiellement aliéné un électorat substantiel.
Après l'élection d'Emmanuel Macron, c'est bien –rappelons-le– une mission d'adaptation de la France à l'intégration européenne et à la mondialisation que portent les candidat·es LREM. Il est, dès lors, très compliqué pour un PS fervent promoteur du traité de Maastricht et du projet avorté de Constitution européenne de s'opposer efficacement. Laminé, le PS aura été vidé de sa substance.
Ainsi par un jeu tactique, le macronisme a tiré dans les jambes de la gauche, vouée, sauf coup du destin et du renouveau d'une intelligence politique et stratégique, à une exfiltration rapide du champ des possibles politiques en France.
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Un kaléidoscope idéologique
Le macronisme est un kaléidoscope idéologique, présentant selon l'angle et la lumière une apparence chaque fois renouvelée et qui se traduit électoralement différemment depuis trois ans, dans le succès ou bien l'échec. Dès le début du quinquennat, l'ambiguïté est de mise sur le plan de la vision du monde. Le macronisme assume ses contradictions et parvient quasiment sur chaque sujet à incarner concomitamment («en même temps») ou successivement à la fois sa propre majorité et son opposition. Assez tôt, on s'interroge sur l'orientation de la politique étrangère du nouveau président de la République: les tenants de la ligne gaullo-mitterrandienne et ceux de la ligne dite (un peu abusivement) néoconservatrice se disputent l'oreille du chef de l'État. Pratiquant, en la matière, une forme d'empirisme sans tabou, Emmanuel Macron ne trancha jamais ces querelles byzantines.
Promoteur d'un parti-entreprise fondé sur «l'horizontalité», sorte d'open space politique et électoral, le nouveau président assume pourtant un exercice «vertical» de la fonction présidentielle. De même, il est difficile de trancher sur la filiation réelle du macronisme entre première et deuxième gauche. Jadis proche du Mouvement des Citoyens de Jean-Pierre Chevènement, stagiaire de Georges Sarre, il adopte bientôt la cause rocardienne en se rapprochant de Henry Hermand, homme d'affaires ami de Michel Rocard. Enfin, la bonne entente personnelle entre Philippe de Villiers, longtemps chef de la droite conservatrice et souverainiste, cohabite avec le soutien de Daniel Cohn-Bendit, leader des ludions de Mai-68...
Emmanuel Macron, alors minitre de l'Économie, et Philippe de Villiers au Puy-du-Fou le 19 août 2016 | Loïc Venance / AFP
Les diverses fonctions du macronisme
Rappelons d'abord que la révolution passive liée à la crise du capitalisme post 2008-2009 est une crise organique. Elle prend des formes différentes, selon les sociétés, dans le temps.
- Le macronisme est l'expression idéologique, politique et électorale de la révolution passive du capitalisme, dans sa version la plus récente depuis la crise de 2008-2009. Cette fonction rejoint donc la mission d'adapter la France à la mondialisation et à l'intégration européenne.
- Le macronisme est aussi une réponse à la crise de régime. Parfaite ou non, positive ou par défaut, la réponse macroniste est désormais la seule audible et crédible aux yeux des Français·es face aux maux qui rongent la Ve République pourtant durement ébranlée.
- Qu'on le qualifie de «populisme des élites» ou de «populisme anti-populiste» (Pablo Iglesias), le macronisme est une réponse évolutive et plastique aux autres réponses à la crise organique ou crise globale que traverse le pays.
L'anti-macronisme est l'un de ses carburants
Jamais, sans doute, président n'avait connu opposition plus virulente et plus violente (exception faite de l'OAS pour De Gaulle jusqu'en 1962) qu'Emmanuel Macron. Pourtant, les oppositions se sont soit enlisées, comme le FN/RN même à un très haut niveau, soit se sont quasiment effondrées comme Les Républicains lors du seul scrutin national du quinquennat (les européennes de 2019), soit ont été soumises à une implosion pure et simple comme c'est le cas de la gauche dans son ensemble.
Plus les adversaires se radicalisent, plus le macronisme tient fermement la centralité politique du pays.
La crise des «gilets jaunes» aurait pu être un moment sauveur pour l'opposition. Mouvement purement «économico-corporatif», il n'est pas devenu politique parce que les partis de gauche tergiversèrent et se sont enlisés dans une obscure passion pour la contestation sans débouché concret, comme en témoigne l'incapacité de la gauche radicale mélenchoniste à prendre la direction politique de la contestation sociale. Ce faisant, le mouvement a plongé dans une forme hybride mêlant autoritarisme et incurie et, finalement, dans une rhétorique faisant de la «répression» le principal motif de sa mobilisation.
Le propre du macronisme est d'être extrêmement plastique dans un contexte de désengagement électoral massif et constant du corps électoral français. Plus ses adversaires se radicalisent, plus il tient fermement la centralité politique du pays.
Une plasticité idéologique
La crise sanitaire liée au Covid-19 a obligé le pouvoir à adapter, une nouvelle fois, sa stratégie et plus précisément sa stratégie discursive. Pour assurer sa centralité politique dans la société française, le macronisme adopte une réelle plasticité idéologique et une souplesse discursive qui n'est plus à démontrer. Rappelons que le contexte d'ouverture de la campagne de 2017 comme du début du quinquennat fut celui d'un effritement, sinon d'un effondrement, des identités politiques et du système partisan de la Ve République.
Alors que l'extrême droite semble enlisée, même si elle campe à un très haut niveau électoral, alors que la gauche est fragmentée et que seulement 13% des Français·es s'identifient à elle, et alors que la droite a été vampirisée par le macronisme, celui-ci affirme sa vocation à conserver sa centralité dans le champ politique, par son efficacité stratégique et tactique et du fait des faiblesses des différentes oppositions.
À la sortie du confinement, le président semble s'être appliqué à «retrouver la France» et à déployer, en l'inscrivant dans le récit national, son «en même temps» originel. Ce dernier est un des ingrédients majeurs de la nouvelle configuration du pouvoir. La nomination comme Premier ministre d'un haut-fonctionnaire jadis proche des présidences Chirac et, davantage encore, Sarkozy, pourrait faire croire à l'accentuation d'un ancrage à droite du pouvoir. Représentant «en même temps» la haute fonction publique et la France «des territoires», Jean Castex incarne donc les deux derniers moteurs en marche du régime. De plus, le ménage semble avoir été fait au sommet de l'État. Le très puissant Secrétaire général du gouvernement a été déposé au cours d'une révolution de palais, dont le pouvoir macronien maîtrise l'art à la perfection. Exit donc Édouard Philippe, son directeur de cabinet et le puissant Secrétaire général du gouvernement, parmi les plus enclins à vouloir rejoindre une stricte ligne d'orthodoxie budgétaire.
Le Premier ministre Jean Castex, lors d'une conférence de presse le 3 septembre 2020. | Ludovic Marin / AFP
La nomination d'Éric Dupond-Moretti et celle de Gérald Darmanin ont un sens différent aux yeux des Français·es, selon que l'on s'adresse aux «masses» ou aux élites militantes (néoféministes notamment et sans doute surtout). Éric Dupond-Moretti a vu sa notoriété grandir au rythme des souvent lourds dossiers qu'il défendait comme avocat, incarnant régulièrement la défense des «petits» face à l'institution judiciaire. L'opposition insoumise l'a récusé comme Garde des Sceaux au motif qu'il avait été l'avocat de policiers dans l'affaire des perquisitions de LFI. Les réseaux sociaux lui ont fait grief, en des termes souvent violents, d'avoir été avocat de Mohammed Merah, révélant ainsi l'ignorance de nombre de nos concitoyen·nes quant à ce que signifie la Justice. Si la nomination de Gérald Darmanin peut séduire le peuple de droite, à n'en pas douter celle d'Éric Dupond-Moretti (taxé de laxiste par l'extrême droite) peut séduire un électoral plus enclin à l'équilibre prévention-répression, aux droits de la défense et à l'amélioration rapide du système judiciaire et pénitentiaire. La gauche est, sur la question pénale, débordée sur sa gauche par le nouveau Garde des Sceaux et sur sa droite, évidemment, par l'activisme du nouveau ministre de l'Intérieur.
Surtout, ces nominations renouent par les thèmes connotés qu'elles impliquent autant que par la personnalité des détenteurs de ces deux portefeuilles régaliens, avec l'antienne traditionnelle des présidentielles, à savoir «aller au peuple», prenant ainsi à revers les oppositions de gauche et de droite. Les premières semaines de leur exercice gouvernental prouvent une fois de plus l'efficacité du macronisme: alors que sous Jospin, l'opposition Guigou-Chevènement avait nui à la majorité plurielle sur les mêmes questions, cette fois les deux semblent se compléter.
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Vers une victoire en 2022
Le clivage ouverts/fermés demeura-t-il si prégnant après la crise du Covid-19? Ne sera-t-il pas lui-même redéfini? Jamais depuis des décennies, la liberté de circulation de nos concitoyen·nes n'avait été à ce point restreinte. La gauche écologiste se félicite du recul massif du trafic aérien validant, sans le vouloir sans doute, la perspective d'un repli hexagonal (sans d'ailleurs s'adresser aux dizaines de milliers de salarié·es de ce secteur, comme si la crise et leurs difficultés à venir étaient finalement la condition de leur rédemption). Le député apparenté LFI François Ruffin rêve ouvertement d'un monde sans avion dans le ciel, suscitant même l'ire de syndicalistes CGT. Comment pareille gauche pourra-t-elle incarner longtemps l'ouverture et ne pas légitimer la fermeture, sous une forme plus cohérente que la sienne?
Dans cette période de crise, où les identités politiques traditionnelles se sont largement effondrées, la plasticité du macronisme épouse à merveille ce moment idéologique profondément magmatique et ses phases successives. S'il faut reconnaître que sa plasticité le prive partiellement d'une reconfiguration ethico-politique du pays, celle-ci est probablement son meilleur atout pour 2022. Cette plasticité lui permet d'infiltrer les espaces idéologiques laissés béants soit par le désengagement de ses oppositions, soit, justement, par leurs prises de position perçues comme potentiellement dangereuses (sécurité, revendications identitaires, manifestations d'un gauchisme anglo-saxon).
Virtuellement, ce macronisme si plastique est déjà gagnant en 2022 et devrait porter celui par lequel il est né et qui demeure l'unique objet de son existence: Emmanuel Macron. Cependant, un risque demeure: celui d'une accentuation du dérèglement des clivages, conjuguée à un retrait partiel de la participation des électorats les plus modérés, à la mobilisation des électeurs les plus radicaux et à une porosité accrue entre forces d'opposition de gauche et de droite (radicale). Néanmoins, dans cette crise de régime à peine stabilisée que nous connaissons, la victoire des oppositions n'aurait pas pour conséquence le retour du régime des partis, mais davantage l'instauration du régime des (micro)particules... Dans ce contexte de désordre idéologique, la force du macronisme est de conférer à Emmanuel Macron un atout décisif: aux yeux des Français·es, le président Macron peut moins être accusé de n'avoir aucune idée... que de les avoir toutes.