Culture

Kabi Nagata fait voler le tabou de la solitude en éclats

Temps de lecture : 3 min

Dans «Journal de ma solitude», la mangaka décortique son rapport à elle-même et aux autres.

Détail de la couverture de Journal de ma solitude, de Kabi Nagata | Pika Graphic
Détail de la couverture de Journal de ma solitude, de Kabi Nagata | Pika Graphic

C'est un coup de foudre qui arrive parfois quand on prend le temps d'entrer dans une librairie à l'ancienne. J'achetais de la lecture pour mes enfants dans une librairie spécialisée en BD de la rue Daguerre à Paris. In extremis, mon regard a croisé la couverture d'un gros volume rose sur lequel figurait une fille nue allongée en travers d'une personne hirsute.

Autour d'elles flottent ce qui ressemble à une bouteille d'alcool, des canettes écrasées, du matériel de dessin. Le titre, Journal de ma solitude, a sonné comme une confirmation: je ne pouvais pas sortir de la boutique sans serrer ce manga grand format contre moi.

J'ai attaqué tout de suite ce volume, comme si j'étais happée par son univers qui me rappelait des sentiments familiers, et je ne l'ai lâché qu'à la dernière page. Kabi Nagata m'avait appelée et j'étais bel et bien aimantée contre elle, comme la fille nue de la couverture.

Couverture de Journal de ma solitude. | Pika Graphic

Journal de ma solitude est une oeuvre d'auto-fiction, le journal dessiné du quotidien de l'autrice Kabi Nagata. Après le succès de son premier manga (Solitude d'un autre genre, publié en France en 2018), diffusé à l'origine sur une plateforme internet, l'artiste était attendue au tournant, soumise à la pression de la deuxième œuvre comme nombre de jeunes auteurs et autrices. La première fois, elle racontait comment, vierge à 28 ans, elle avait fini par avoir recours aux services d'une prostituée pour découvrir à la fois la tendresse... et qui elle était vraiment.

Autodestruction

Dans Journal de ma solitude, il est question de dépression, d'alcoolisme, de scarifications, de relations parentales et de manque d'interactions avec l'autre. Une forme de légèreté s'est perdue en chemin. Ou plutôt, l'autrice creuse plus loin dans sa psyché pour dépeindre de la manière la plus sincère et la plus juste possible de la réalité de son quotidien et de son identité.

Extrait de Journal de ma solitude, de Kabi Nagata | Pika Graphic

Kabi Nagata a connu le succès, mais celui-ci est en demi-teinte. Il est conditionné à son sujet, source de malaise dans une société japonaise très réprimée. L'homosexualité féminine n'est pas un si grand tabou dans le manga. Mais Kiriko Nananan ou Mari Okazaki s'en sont saisies avec un mélange de mélancolie douce, de sensualité brûlante et de sororité flamboyante. Dans leurs œuvres, les femmes et leurs corps semblent parler la même langue. Kabi Nagata raconte un autre versant de l'homosexualité, celle de la peur de soi et de l'autre, de la méconnaissance des corps, des difficultés à partager un dialogue sincère.

Dans Journal de ma solitude, la mangaka raconte sa solitude à travers les moments où, justement, elle n'est pas physiquement seule. Sa famille l'accompagne, même malgré des rapports complexes. Des femmes font leur apparition, tout comme des amies. Kabi Nagata n'est pas seule, mais c'est pourtant un immense sentiment de solitude qui l'enveloppe. Seule avec ses angoisses, sa peur de l'avenir, la pression et la honte liée à son travail, elle trouve son réconfort dans des schémas d'autodestruction: les scarifications et l'alcoolisme l'éloignent encore un peu plus du monde.

Extrait de Journal de ma solitude, de Kabi Nagata | Pika Graphic

Le premier volume de Journal de ma solitude (le second, déjà publié au Japon, n'est pas encore disponible en France) aborde également le fait d'être et de se construire aux antipodes d'un modèle féminin standardisé. Au Japon, on apprend tôt à se conformer à des codes stricts. Tout ce qui sort de ces lignes claires est considéré comme une nuisance et une atteinte à la société tout entière.

Exploser les tabous

En racontant son quotidien de femme en proie à la dépression, lesbienne, artiste et ayant des difficultés à subvenir seule à ses besoins, Kabi Nagata brise plusieurs tabous en même temps. Elle rappelle que la voie toute tracée laisse sur le côté une infinité de personnes, femmes comme hommes. La mangaka ne refuse pas cette société japonaise dans laquelle elle a grandi. Elle ne milite pas. Elle n'est pas même en colère. Elle est, tout simplement. Et le fait d'être et de raconter constitue un geste révolutionnaire désintéressé qui l'honore.

Extrait de Journal de ma solitude, de Kabi Nagata. | Pika Graphic

Avec sa désarmante impudeur, la mangaka rappelle l'importance du lien social dans la prise en charge des maladies psy. Ses dessins et ses mots touchent juste. Son journal est une quête. On imagine que des années seront nécessaires pour que Kabi Nagata trouve une place qui lui sera propre dans la société, sans que celle-ci ne soit la cause de souffrances.

À travers les pages, son périple contemporain résonne comme un vœu formulé pour elle-même comme pour son lectorat: Nagata se souhaite, et nous souhaite, de trouver vraiment sa place, d'accepter qui l'on est et de se faire accompagner par des personnes qui acceptent également cette identité. Il n'est pas obligatoire d'être forte, courageuse ou épanouie, juste d'être sans souffrir. Et dans le monde dans lequel on vit, c'est déjà beaucoup.

Journal de ma solitude

Kabi Nagata

Pika éditions

Paru le 16 juillet 2020

Prix: 25,00 euros

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