C'est chaque année pareil: vers la mi-août, le parfum de la rentrée littéraire revient chatouiller le nez des lecteurs et des lectrices, avec ses incontournables, ses pépites à découvrir, et ses centaines de titres dont certains finiront irrémédiablement par passer à côté de leur public.
Pour le lectorat, les choses sont assez faciles, à condition, bien sûr, de disposer d'un budget culture: il faut pousser la porte de la librairie, demander le dernier Camille Laurens ou tenter sa chance parmi les titres inconnus, et c'est plié. Du côté des libraires, tout est évidemment beaucoup moins simple. Leur rentrée littéraire commence au mois de mai, par la réception et la lecture des premiers exemplaires reçus.
«Hors période de Covid-19, les réunions physiques de présentation de la rentrée littéraire à venir par les maisons d'édition s'échelonnent alors jusqu'à mi-juillet», explique Guillaume Augias, libraire à Clamart. En raison du Covid-19, on a assisté cette année au remplacement de ces réunions par des conférences vidéo, en direct ou non, «et par un envoi postal des ouvrages à paraître, là où ils étaient habituellement remis en mains propres».
Dans sa librairie, Guillaume Augias met en place entre 200 et 300 titres à chaque rentrée littéraire de septembre, sur un total d'environ 500 sorties (chiffre qui, rappelle le libraire, «est sujet à caution»). «Comme il est impossible de tout lire, nous nous consacrons tout d'abord aux sorties les plus commentées du fait des œuvres précédemment publiées, des échos étrangers pour les traductions ou encore des bruissements précoces pour les premiers romans. Entre collègues, nous nous répartissons les lectures par affinités.»
Des contraintes, peu de plaisir
Une contrainte à laquelle se prête Noémie*, libraire elle aussi, mais qui fait partie des raisons pour lesquelles la rentrée littéraire l'enchante peu. «On a une espèce de pression à lire beaucoup. Il faut qu’on ait lu suffisamment de livres pour pouvoir satisfaire le maximum de personnes. Je ne lis pas les livres que mon associée a lus, même s’ils m’attirent. On en oublie la lecture plaisir, même si on prend forcément du plaisir avec certains des livres qu'on s'oblige à lire. Pendant ce temps, le pile des livres que je désire vraiment ne fait que grandir, et je sais bien que c'est irrattrapable.»
Noémie a beau reconnaître que la rentrée littéraire de septembre constitue normalement l'un des pics économiques de l'année («C'est notre deuxième plus grosse période, derrière Noël. D'ailleurs, on ne prend jamais de vacances entre septembre et décembre»), chaque année de rentrée littéraire la fatigue un peu plus. «Ce n'est pas une période très épanouissante. On a assez peu de libertés. Il faut qu’on se fasse un avis sur les titres dont la clientèle va forcément nous parler, sans pour autant perdre du temps avec les têtes de gondole, qui n'ont pas besoin de nous pour se vendre... Parallèlement, on doit chercher les pépites que personne ne va nous demander. En fait, on nous demande d'avoir un avis sur tout.» Ce qui ne serait possible qu'avec dix paires d'yeux et autant de cerveaux.
Laurent*, qui tient en solo une petite librairie, est du même avis: «Avec tout le respect que j'ai pour eux, ça m'ennuie un tout petit peu d'être obligé d'avoir plein de Yoga ou de Nothomb sur mes étals alors qu'ils se vendent aussi au Carrefour le plus proche. Mais je n'ai pas le choix: si je ne les ai pas, je passe soit pour un tocard, soit pour un snob. Alors que je rêverais de pouvoir mettre d'autres bijoux en avant». Le récit-événement d'Emmanuel Carrère et le roman annuel d'Amélie Nothomb (Les Aérostats) font d'ores et déjà partie des plus gros succès de cette rentrée.
«On va avoir l'impression que je crache dans la soupe, ajoute le libraire, mais je ne comprends pas cet afflux de livres qui sortent tous fin août début septembre. C'est comme si on envoyait volontairement des tas d'auteurs et d'autrices au casse-pipe. Faut avoir les épaules sacrément solides pour arriver à accepter qu'un livre qu'on a parfois mis cinq ans à écrire finisse au pilon parce que dix auteurs déjà très connus ont monopolisé toute la couverture médiatique».
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Hypermarché et pompes funèbres
Difficile d'accepter de participer à ça: «C'est vraiment une période qui me donne l'impression d'être un hypermarché du livre et un entrepreneur de pompes funèbres. Mon métier, c'est de conseiller les gens au mieux, de provoquer des rencontres avec des auteurs. Mais ça prend du temps, et ce temps, la rentrée littéraire ne me l'offre pas».
Chez Noémie comme chez Laurent, la rentrée littéraire de septembre présente aussi un vrai problème de diversité: «On a d'un côté les bouquins français autocentrés, très parisiens, et de l'autre la littérature états-unienne, résume ce dernier. Encore plus qu'à n'importe quel autre moment de l'année, c'est comme s'il n'existait rien d'autre. Déjà en tant que lecteur, ça m'ennuie profondément, alors en tant que libraire, vous pensez bien...» Ce qui ne signifie pas que tout soit à jeter, loin de là: «Je généralise, bien sûr. Mais pour un Alice Zeniter ou un Betty [de Tiffany McDaniel, ndlr], combien de pleurnicheries nombrilistes?»
Noémie se réjouit cependant que la rentrée 2020 soit celle du féminisme: «On sent que #MeToo est passé par là et qu'on parle énormément des femmes et des violences qu'elles subissent. Lola Lafon, Fatima Daas, Deborah Levy, Brit Bennett... il y en a tellement! C'est clairement la bonne nouvelle de l'année.»
Nouvelle donne
Guillaume Augias tient cependant à apporter un regard plus positif sur la rentrée littéraire en général, et sur celle-ci en particulier: «Je pense que c'est un moment-clé, dans la mesure où les cartes sont rebattues. Nous autres libraires avons hâte de découvrir de nouvelles voix ou de nouvelles inflexions, et surtout de partager nos impressions avec une clientèle toujours plus exigeante, toujours plus en demande de conseil.»
Reste que les prix littéraires injectent un esprit parfois un peu déplaisant dans les librairies. Noémie résume: «Les gens sont nombreux à venir acheter le prix, mais pas le livre. Souvent, ils nous demandent “le Goncourt” ou “le Renaudot” sans même connaître le titre. On sait bien qu'ils vont l'offrir sans même savoir de quoi ça parle, ou qu'ils ne le liront pas.» Comme elle, on ne compte plus les libraires qui aspirent à revenir à une période plus apaisée, au cours de laquelle il leur sera de nouveau possible de remplir pleinement leur fonction prescriptrice.
* Les prénoms ont été changés.