Ce sont deux films français qui sortent ce mercredi 9 septembre. Ils paraissent bien différents. L'un documentaire, l'autre revendiquant son caractère fictionnel, entre théâtralité et fantastique. Dans l'un et l'autre cas, ils se contruisent autour de figures féminines, actrices véritables qui jouent des rôles aussi dissemblables que possible. Adolescentes et Un soupçon d'amour sont comme deux cas limites de la puissance de la narration de cinéma pour évoquer la réalité, par des détours où la durée, l'artifice et même l'au-delà ont toute leur place.
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«Adolescentes», actrices de leur propre vie
Documentaire? On a hésité à l'écrire, tant la relation qui se crée presque aussitôt avec les collégiennes Emma et Anaïs est largement aussi riche de récits, d'intrigues, de rapports à la fois significatifs et singuliers que si elles étaient des personnages romanesques.
D'ailleurs elles jouent, très conscientes de la présence de la caméra, même si elles jouent «leur propre rôle», comme on dit sans forcément savoir ce qu'on dit.
Et de même pour leurs parents, leurs copains, leurs enseignants, tout ce petit monde qui s'organise peu à peu, par fragments successifs, chacun habité de sa coloration particulière, du passage des saisons, des épreuves scolaires, des rencontres, des espoirs et des disputes.
Il faut du temps pour se rendre compte que ces deux jeunes filles sont véritablement en train de grandir sous nos yeux, qu'aucun travail d'acteur ni aucun trucage n'aurait pu se substituer à tout ce qui change, imperceptiblement, inexorablement, en chacun d'elles et entre elles.
Anaïs à l'aube de sa vie professionnelle. | via Ad Vitam
Durant cinq ans, Sébastien Lifshitz est régulièrement retourné à Brive, où vivent ses deux héroïnes, et les a filmées, de l'âge de 13 ans à leur majorité, l'entrée d'Anaïs dans ce qu'on appelle «la vie active» (soignante en Ehpad), le départ d'Emma pour la fac à Paris pour étudier le cinéma.
Un portrait de la France d'aujourd'hui
Elles sont amies d'enfance, elles ne se ressemblent pas, ni physiquement, ni socialement. À leur côté, et sans leur faire porter plus de poids signifiant, encore moins exemplaire, que ce qui est le lot de chacun·e, le film compose un portrait attentif et sensible d'un état de la France contemporaine.
Emma est une bourgeoise et Anaïs une fille du peuple, les maisons où elles logent sont très différentes même si elles sont assises côte à côte au collège de cette même ville moyenne où elles ont toutes leurs attaches. Emma a des bonnes notes et pas Anaïs. Anaïs a un amoureux mais pas Emma.
Emma défend mordicus face à sa mère son idée de son avenir. | via Ad Vitam
Et si elles ont ensemble le brevet, les parcours divergeront, comme divergent les existences et les perceptions de l'existence dans ce monde où surgissent aussi le massacre à Charlie Hebdo et au Bataclan, l'élection d'Emmanuel Macron (Anaïs et son père étaient pour Marine Le Pen, Emma s'en fiche).
Il y aura des drames et des amours passionnées, la mort qui rôde dans la vie quotidienne et pas seulement au JT, des crises et des fous rires. Des étés à la base nautique, des garçons qui plongent en frimant, l'angoisse devant un panneau d'affichage ou un logiciel de l'Éducation nationale. Il y aura le feu et le froid, la maladie et l'incompréhension. Le temps qui passe et les saisons qui reviennent.
Adolescentes est un film d'aventure et d'émotion, qui éclot peu à peu de la qualité du regard du réalisateur des fictions si intensément liées au réel (Presque rien, Wild Side...) et de documentaires si vibrants de narration (La Traversée, Bambi, Les Invisibles...). Grâce à ce regard rayonne la formidable beauté de ces deux jeunes filles devenues jeunes femmes, «ordinaires» et uniques.
«Un soupçon d'amour», actrices en miroir
Très tôt surgit l'étonnement, et le ravissement, qu'un tel film puisse exister. Une telle liberté ludique et grave, une telle attention aux mots, un si parfait détachement des exigences de toute forme de mode et de conformisme.
Andromaque a deux actrices, Geneviève et Isabelle. La première a triomphé dans le rôle mais ne sait plus qu'en faire. La seconde aspire à lui succéder, sans avoir la même classe. Isabelle est la maîtresse d'André, lequel joue Pyrrhus et est le mari de Geneviève.
Geneviève qui consacre désormais l'essentiel de son affection, de sa passion, de son engagement, à son fils, Jérôme. Jérôme qui existe si fort pour Geneviève.
Compliqué? Mais non, pas du tout. Simplement entrelacé de tendresse et de ruse, de fantaisie et d'inquiétude. Sous les projecteurs de la salle de répétition et dans le soleil à peine moins conventionnel où se déroulent presque toutes les autres scènes, les émotions de l'une et la douceur de l'autre, Geneviève et Isabelle, Isabelle et Geneviève, se répondent autant qu'elles s'opposent.
Affleure la possibilité qu'une rivalité professionnelle et amoureuse soit tissée de respect et d'affection. Se matérialisent sans mal, comme en se jouant –c'est le cas de le dire– l'irruption d'un ancien amoureux devenu curé, ou les espoirs collatéraux d'un autre personnage (le metteur en scène de la pièce).
Tous ces éléments composent un puzzle qui ne cesse de se réagencer, comme une image plus fidèle à la vérité des sentiments d'être vue à travers une vitre dépolie. On pourrait appeler cette vitre le cinéma, cinéma qui n'a pas honte d'en être, et de le montrer.
Geneviève (Marianne Basler), grande tragédienne et mère habitée d'un monde obscur. | via Epicentre
Il faut un formidable aplomb pour filmer comme le fait Paul Vecchiali cet enchaînement de scènes dont la moitié pourrait paraître convenue, et l'autre incongrue –dont une mémorable séquence de chant et danse langoureusement et farcesquement interprétée par les deux actrices.
Mais quand Vecchiali filme, tout est à la fois nouveau et légitime, inattendu et nécessaire.
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Rien à perdre, tout à risquer
Cette assurance, qu'on peut dire être celle de quelqu'un qui n'a rien à perdre, ni à prouver –Vecchiali, à 90 ans et avec trente et un films à son actif, n'a pour autant qu'on puisse en juger plus d'autres raisons de tourner que le pur plaisir de le faire–, cette assurance s'appuie aussi sur la sûreté impressionnante des acteurs, et de manière plus évidente des actrices.
Jean-Philippe Puymartin, Pierre Sénélas, Frédéric Pieretti sont impeccables de justesse, de finesse, de fragilité. Mais c'est bien de Marianne Basler et Fabienne Babe, magnifiques actrices qu'on s'afflige de ne pas voir plus souvent (du moins au cinéma), que dépend la dynamique d'Un soupçon d'amour.
Isabelle (Fabienne Babe), actrice ambitieuse et femme douée pour la vie. | via Epicentre
Grâce à elles, de rebondissement en révélation, de séduction en complot, de rupture en confrontation, l'intrigue suit un cours à la fois riche et jamais exactement conforme à ce qu'il semble devoir engendrer.
C'est ainsi que peu à peu se déploient les dimensions tragiques, et fantastiques, de ce qui semblait d'abord une manière de vaudeville élégant.
Il n'importe pas de savoir combien ce qui adviendra renvoie à des faits authentiques dans l'existence du cinéaste. Il importe qu'Un soupçon d'amour soit, à plus d'un titre, un film de fantôme, où les rayons d'un soleil noir profitent des artifices de la comédie et de la théâtralité pour se faufiler parmi les lumières chaudes d'un été aux enchantements paradoxaux. La mélancolie, la vraie, vieille camarade.
Un soupçon d'amour
de Paul Vecchiali, avec Marianne Basler, Fabienne Babe, Jean-Philippe Puymartin, Pierre Sénélas, Ferdinand Leclere, Frédéric Pieretti
Sortie le 9 septembre 2020
Durée: 1h32