Le 14 août dernier, l'invité matinal de France Inter était Jérôme Salomon, directeur général de la santé. Des auditeurs appellent pour dénoncer les contradictions successives de l'exécutif dans la lutte contre la pandémie de Covid-19.
La journaliste Laetitia Gayet insiste: «Pourquoi nous dit-on tout et son contraire?» Et le Pr Salomon de répondre: «On nous dit tout et son contraire [sic] parce qu'il faut rester humble et modeste. Et il faut avouer que nous ne savions rien au mois de janvier, que nous avons appris, mais que nous avons appris encore peu de choses, et qu'il reste encore beaucoup d'incertitudes scientifiques. Au fur et à mesure que nous en savons plus, nous adaptons notre dispositif.»
Réponse édifiante qui impose néanmoins un décryptage. Ainsi, les contradictions, évolutions et autres atermoiements du gouvernement, notamment sur les masques et les tests de dépistage, ne seraient que les conséquences directes de l'évolution progressive des connaissances scientifiques et médicales.
Les différentes investigations déjà menées sur ce thème, de même que les premiers travaux de la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, montrent que c'est là une vision quelque peu réductrice.
Bien d'autres paramètres doivent être pris en compte, qui permettront de situer les responsabilités dans ce qui peut aujourd'hui apparaître comme des failles, sinon des fautes, dans la «guerre» menée contre cette épidémie –pour reprendre la métaphore du président de la République.
Les leçons de Lubrizol
«Dire tout et son contraire»: la formule renvoie directement à la crédibilité de la parole de l'exécutif. On songe en particulier à une confidence elle aussi édifiante. C'était en septembre 2019, au lendemain de l'incendie de l'usine Lubrizol de Rouen.
Dans une invraisemblable cacophonie gouvernementale, et alors que nombre de ministres (de la Santé, de l'Agriculture, de la Transition écologique et solidaire, etc.) avaient fait le déplacement pour tenter de rassurer la population, le Premier ministre Édouard Philippe avait eu ces mots lors d'une rencontre avec la presse: «L'ensemble des analyses nous permet de dire que la qualité de l'air n'est pas en cause. [...] C'est ce que me disent les scientifiques. Je sais que nous vivons à une époque où la parole publique est souvent mise en cause et décrédibilisée, mais en la matière, nous avons fait la transparence totale.»
Ainsi voyait-on un Premier ministre, habituellement maître de lui, semblant battre en retraite face à un nouvel adversaire redoutable: la décrédibilisation de la parole publique, un phénomène qui pouvait s'opposer efficacement aux preuves réitérées d'une volonté gouvernementale de transparence.
Sur fond d'angoisses collectives environnementales et sanitaires, une telle situation peut vite devenir inextricable et ingérable pour un exécutif –en même temps qu'une aubaine pour les dynamiques et discours complotistes.
Avec Lubrizol, on observait aussi une faillite de ce qui avait été mis en place avec succès à la fin du siècle dernier, parallèlement au principe de précaution, dans le cadre de l'affaire de la vache folle: la séparation théorisée de l'évaluation scientifique du risque et de sa gestion politique.
C'était bien pour prévenir cette débâcle qu'Emmanuel Macron décida, quand l'épidémie de Covid-19 commença à prendre de l'ampleur, de nommer un conseil scientifique ad hoc –un organisme chargé d'aider au mieux l'exécutif à prendre des décisions fondées sur un rationnel sanitaire qui, souvent, échappe aux politiques.
Créée dans l'ombre à partir de choix jamais expliqués, cette structure n'a guère facilité l'harmonie au sein de la communauté médicale et scientifique française. Tout en œuvrant avec le plus grand sérieux, elle n'est jamais pleinement parvenue à faire la preuve de sa totale indépendance du pouvoir qui l'avait installée. On ne peut que le regretter, et espérer que les leçons seront tirées.
Contradictions et défiance
«Dire tout et son contraire»? «De nombreux sondages et études ont établi que lors des crises sanitaires, les autorités ne sont généralement pas les mieux placées quand il s'agit de mesurer la confiance qu'elles inspirent au public. La crise particulièrement dure et longue que nous traversons n'échappe probablement pas à cette donnée», estime Antoine Flahault, épidémiologiste à l'Institut de santé globale de Genève.
Le spécialiste relève que «les journalistes ne s'en sortent d'ailleurs pas beaucoup mieux. Ce manque de confiance ciblé sur les politiques et les journalistes semble un peu injuste cependant, parce qu'on a pu le voir, les experts et les médecins n'ont pas hésité non plus à se contredire dans cette crise, tant sur le port du masque que sur l'efficacité des traitements, l'évolution prévisible de la pandémie et bien d'autres questions».
«Les autorités ne sont généralement pas les mieux placées quand il s'agit de mesurer la confiance qu'elles inspirent au public.»
À l'évidence, le Pr Jérôme Salomon, présent quotidiennement dans les médias durant des mois, a joué un rôle majeur dans la diffusion auprès du grand public des informations sur la progression de l'épidémie et la stratégie développée pour s'y opposer.
«Directeur général de la santé, cet épidémiologiste expert dans le domaine des maladies infectieuses émergentes –une chance pour le pays– n'est pas seulement du côté des autorités de santé, analyse le Pr Flahault. Il incarne l'autorité de santé, ce qui dans un pays centralisé comme la France a une signification!»
«Il doit donc à la fois gérer la pandémie et être la voix officielle, le véritable porte-parole du gouvernement dans le domaine, poursuit-il. Il ne peut pas se permettre de contredire son ministre de tutelle et a dû accompagner les défaillances lorsqu'il y en a eu, par exemple au moment de la pénurie de tests et de masques en mars dernier.»
Avancées scientifiques
Vint ensuite en Europe le temps du déconfinement, une procédure jusqu'ici inconnue, menée sans aucune coordination internationale. «La France a connu une décrue spectaculaire de son épidémie au mois de juin, puis l'accalmie s'est prolongée en juillet et durant la première moitié d'août, en dépit de l'émergence çà et là de clusters», rappelle Antoine Flahault.
Comme le Pr Salomon, l'épidémiologiste tempère le fait d'avoir dit «tout et son contraire»: «Notre discours a beaucoup évolué avec les connaissances. Lorsque l'on apprend que les études se multiplient au sujet de la transmission du SARS-CoV-2 chez l'enfant, que l'on croyait négligeable en mars et que l'on pense beaucoup plus substantielle aujourd'hui, quel autre choix a-t-on que de se contredire et de recommander davantage de protection dans les écoles?»
Il en va de même, selon lui, pour la contamination par voie aérosol, supposée impossible en mars et désormais démontrée, sans qu'il soit possible d'en quantifier réellement l'importance. Quel autre choix avaient les autorités sanitaires que de préconiser le port du masque en milieu clos et de déclarer que la distance physique de 1 ou 2 mètres n'est pas suffisante dans les lieux mal ventilés?
«On se souvient du fiasco du premier tour des municipales. Je redoute un peu un imbroglio semblable pour la rentrée scolaire.»
Quel autre choix pour les journalistes que de suivre les retournements des spécialistes, et pour les politiques d'adapter leurs politiques de prévention et de contrôle de la pandémie en fonction des nouvelles données scientifiques? Quel autre choix que de surveiller –sans jamais conclure– les polémiques intestines sur l'usage qui doit ou non être fait de l'hydroxychloroquine?
«Pour autant, le gouvernement français n'est pas exempt de reproches dans certaines de ses décisions, nuance le Pr Flahault. On se souvient du fiasco de l'organisation du premier tour des élections municipales. Je redoute un peu un imbroglio semblable pour la rentrée scolaire, car les décisions me semblent trop timides, peu claires aussi, pour protéger les élèves. Je crains l'éclosion de nombreux clusters durant l'automne, qui conduiront inéluctablement à devoir fermer de façon désordonnée les classes voire les établissements, dans un contexte médiatique très sensible à ce sujet.»
De fait, le gouvernement français et les parents sont d'ores et déjà interpellés par la communauté des pédiatres, qui s'alarme des conditions sanitaires dans lesquelles va s'effectuer la rentrée scolaire. Dans une lettre ouverte, sept sociétés savantes de la discipline expriment leurs inquiétudes et conseillent de recourir à des tests plus rapides que les PCR, de renforcer la vaccination contre la grippe et le rotavirus (responsable de gastro-entérites chez les bébés et jeunes enfants) et d'éclaircir les règles à suivre face aux suspicions de cas en collectivité.
Faute de prendre une décision claire et de la justifier au plus vite, les autorités sanitaires laisseraient encore une fois se développer dans l'opinion le sentiment du «tout et son contraire».
Pédagogie insuffisante
S'ajoute à ces remarques un autre angle d'attaque de la politique gouvernementale. «Ce thème renvoie avant tout à la cohérence, avance Axel Ellrodt, spécialiste en médecine interne et médecine d'urgence. Si par cohérence et souci d'efficacité, le gouvernement met en œuvre une mesure qu'il pense scientifiquement justifiée et prudente (comme le port généralisé du masque en intérieur et le respect d'un écart intercorporel de 1 mètre), alors il doit impérativement veiller à ce que la mesure soit non seulement appliquée, mais bien appliquée. À quoi sert un masque si on l'utilise de façon inefficace? À quoi sert un masque quand ce n'est pas un masque?»
Pour le Dr Ellrodt, depuis que les masques sont recommandés et disponibles, «on n'a pas vraiment appris aux Français comment ils fonctionnent, ni comment les porter». Selon lui, les autorités sanitaires n'ont que trop tardé à dire que le nez hors masque, le masque à valve, les visières et demi-visières constituent un risque.
«Dans le train, on peut se retrouver à 10-50 centimètres d'un passager dont le masque à valve, la visière ou le nez découvert exhalent de l'air non filtré, note-t-il. Votre voisin de voyage est autorisé à se restaurer coude à coude avec vous, évidemment sans masque. Où est la cohérence? Il ne faut plus attendre, car une majorité de Français font l'effort de mettre –bien ou mal– des masques –ou non-masques. Pour les entraîner, on devrait voir des affiches et écrans géants dans les rues et les gares, avec illustrations pédagogiques, sans oublier les médias et les réseaux sociaux.»
«On n'a pas vraiment appris aux Français comment les masques fonctionnent, ni comment les porter.»
En pratique, le spécialiste juge que l'on ne devrait plus voir et accepter les masques sous le nez («le porteur infecté contamine l'air, ses mains et les objets avec des micro-gouttelettes, peut-être par aérosol; le porteur non infecté, avec son nez capteur de particules émergeant du masque, peut se contaminer en inspirant les micro-gouttelettes et aérosols émis par un porteur ou en se touchant le nez»), les masques abaissés par réflexe pour se faire entendre, les masques à valve («masque fourbe, dont la valve permet une expiration confortable d'air potentiellement contaminé vers autrui») et l'anti-masque («celui à ne pas utiliser en période d'épidémie par excellence»).
De la même manière, les seules visières ne protègent que contre les postillons visibles, «nullement contre les micro-gouttelettes et, s'il y en a, les aérosols» –exemple même de la fausse sécurité dont le danger vient d'être démontré en Suisse. Autre hérésie citée par Axel Ellrodt: les bavoirs transparents, petits écrans devant le bas du nez et la bouche, «pire que la visière».
Communication trop floue
«Il est urgent d'informer les professions approchant de près leurs clients ou patients –médecins, infirmiers, kinésithérapeutes et autres professionnels de santé, coiffeurs, esthéticiennes– que les personnes équipées d'un masque à valve ou d'une visière ne sont pas protégées et ne les protègent pas. Tous ne sont pas au courant, alerte le Dr Ellrodt. Faute de pédagogie visible, répétée, martelée, on voit aussi des masques portés au bout du nez ou à barrette non moulée en haut de l'arête nasale: avec les fuites par les bords du nez, l'émission ou l'inhalation de particules infectieuses n'est pas prévenue.»
«À l'évidence, les autorités sanitaires manquent ici gravement de cohérence, dénonce le médecin. Pourquoi ne pas mettre en garde et restreindre à la vente les non-masques et autres “masques pervers” –bavoirs, visières, masques à valve. Pourquoi, alors que l'obligation du port du masque se généralise en France, ne pas avoir encore lancé de larges actions répétées de communication pédagogique à l'attention du plus grand nombre?» Ne rien dire, en somme, et laisser faire le contraire de ce qui devrait être respecté.
«Les autorités sanitaires nous disent que l'on teste plus. Certes. Mais on teste dans le désordre, sans priorité.»
Pour le Pr Gilles Pialoux, chef du service des maladies infectieuses à l'hôpital Tenon de Paris, le fait qu'une partie de la population française soit contre le masque est directement lié à une communication trop floue.
«C'était infernal: un coup il n'y en avait pas besoin, un coup on annonçait que le président n'en porterait pas, puis il en portait un pendant un discours...», déclarait-il le 17 août sur France Inter. Des hésitations qui ont à ses yeux conduit à un manque de confiance: «Il faut des messages forts et cohérents, et je pense que la stratégie de la peur ne fonctionne pas. Il faut dire la réalité et savoir dire qu'on ne sait pas.»
La même absence de cohérence gouvernementale s'observe dans la pratique des tests de dépistage. «Les autorités sanitaires nous disent que l'on teste plus. Certes. Mais on teste dans le désordre, sans priorité, fait remarquer le Dr Ellrodt. Le test, contrairement au masque, ne protège pas si on ne le fait pas rapidement, avec isolement en attente du résultat –ce qui est difficile à obtenir.»
Désinformation galopante
Au-delà de l'évolution des données scientifiques, le discours de la puissance publique s'inscrit dans un contexte général sans précédent: la multiplication ultra-rapide et la diffusion massive via les réseaux sociaux des fausses informations et des discours complotistes depuis l'émergence de la pandémie de Covid-19.
On en connaît les grandes lignes: le nouveau coronavirus aurait été «créé» par la Chine, la France, les États-Unis et/ou l'industrie pharmaceutique, et des responsables politiques et/ou membres de la sphère économique auraient intérêt à empêcher, à freiner et/ou à contrôler le phénomène.
Une enquête de l'ONG Avaaz, spécialisée dans le militantisme en ligne, illustre bien le problème. Centrée sur Facebook, elle a concerné cinq pays: les États-Unis, le Royaume-Uni, l'Allemagne, l'Italie et la France. Avaaz met en lumière le poids écrasant des fausses informations, qui dépasse largement celui des informations diffusées par des autorités sanitaires nationales ou internationales comme l'Organisation mondiale de la santé ou les Centres américains pour le contrôle et la prévention des maladies.
Facebook n'a pas tardé à réagir à l'enquête. «Nous partageons l'objectif d'Avaaz de limiter la désinformation, mais leurs conclusions ne reflètent pas les initiatives que nous avons prises afin d'empêcher ces contenus de se répandre sur notre plateforme, a fait savoir un porte-parole du réseau social. Grâce à notre réseau de fact-checkers, d'avril à juin, nous avons affiché des mises en garde sur quatre-vingt-dix-huit millions de posts qui contenaient des informations erronées sur le Covid-19. Nous avons aussi supprimé sept millions de posts qui pouvaient conduire à des dommages imminents. Nous avons, en outre, redirigé plus de deux milliards de personnes vers les autorités sanitaires. Et quand quelqu'un essaie de partager un lien qui évoque le coronavirus, un “pop-up” apparaît, pour lui indiquer une source crédible d'information.»
Comment mieux dire, dans un tel contexte, l'importance que le pouvoir exécutif et les autorités sanitaires doivent accorder à la qualité et au suivi de leurs prises de parole, à la fois pour ne pas ajouter à un tel désordre de la pensée et pour tenter, autant que faire se peut, de conserver ce qui demeure de leur crédibilité?