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En Espagne, les frasques de Juan Carlos font vaciller la monarchie dans l'opinion

Temps de lecture : 7 min

Les affaires qui éclaboussent la monarchie ces dernières années, dont l'exil du roi émérite est le dernier épisode, ont forcé les Espagnol·es à éclaircir leur relation complexe à l'institution.

Le roi d'Espagne Felipe VI et son père, Juan Carlos, à Torrejon de Ardoz, près de Madrid, le 11 octobre 2014. | Curto de la Torre / AFP
Le roi d'Espagne Felipe VI et son père, Juan Carlos, à Torrejon de Ardoz, près de Madrid, le 11 octobre 2014. | Curto de la Torre / AFP

L'onde de choc se dissipe peu à peu en Espagne, après le départ précipité de l'ancien roi, Juan Carlos Ier, en raison de soupçons de corruptions qui pèsent sur lui. Elle laisse, une nouvelle fois, la monarchie ébranlée. Et pourtant, la série de scandales qui éclaboussent la famille royale depuis une dizaine d'années a peut-être permis aux Espagnol·es de clarifier leur rapport complexe à leur souverain.

«Paradoxalement, avec tout cela, les Espagnols sont peut-être devenus plus monarchistes. C'est un coup dur pour l'institution», estime le politologue Ignacio Molina, chercheur à l'institut royal Elcano, l'un des plus importants think tanks du pays, proche du Parti socialiste ouvrier espagnol. Cela remet l'existence même de la monarchie en question. «Si Felipe VI remplit ses fonctions correctement, sans commettre aucun écart, cela pourrait même aider la monarchie», ajoute Molina.

Pour comprendre ce paradoxe, il faut replacer l'événement dans son contexte. Le 3 août dernier, la maison royale dévoile une lettre envoyée par Juan Carlos Ier à son fils, Felipe VI, actuel souverain du royaume. Dans ce courrier, le roi émérite fait part de son intention de «s'exiler, en cette période, en dehors de l'Espagne».

L'annonce tombe peu après l'ouverture d'une enquête par la Cour suprême, en juin, pour faire la lumière sur une possible commission occulte touchée par Juan Carlos dans le cadre d'une négociation commerciale avec l'Arabie saoudite en 2011, quand il était encore roi. Beaucoup de gens en Espagne ont perçu cette réaction comme une fuite devant la justice. Pour la maison royale et le président socialiste du gouvernement, Pedro Sánchez, il s'agit d'un acte de responsabilité pour éviter que cette affaire ne compromette l'image de son fils et de la monarchie.

Mais cet exil n'est que le point d'orgue d'une affaire qui agite le pays depuis deux ans, et le dernier épisode d'une série de scandales autour de la famille royale qui abîme son image depuis plus d'une décennie.

Le roi trébuche sur un éléphant mort

D'une note de confiance de 7,5 points en 1995, la monarchie est tombée à 3,7 en 2013, selon le Centre d'investigation sociologique (CIS), un organe de référence en Espagne. La chute la plus brutale a lieu entre 2010 et 2013: 1,7 point en trois ans. La crise économique débutée en 2008 frappe alors durement l'Espagne.

En 2012, celui qui est encore roi est repéré au Botswana avec sa maîtresse de l'époque, Corinna Zu Ayne-Wittgenstein, à l'occasion d'un safari de luxe où il va chasser l'éléphant. Une photo de lui, fusil à la main, devant le cadavre d'un pachyderme lors d'une précédente partie de chasse, est alors exhumée.

«Ça a fait l'effet d'une bombe», se souvient Camilo Magdaleno, jeune madrilène antimonarchiste. «Nous nous serrions la ceinture en Espagne, et notre roi partait à la chasse aux éléphants en Afrique avec l'argent des Espagnols!» À 31 ans, Camilo est chômeur. Il fait partie de «la génération sacrifiée» de la crise de 2008, et n'a trouvé de travail que dans le secteur précaire de l'hôtellerie, malgré plusieurs années d'études.

En 2014, face au mécontentement de son peuple, Juan Carlos Ier abdique en faveur de son fils, Felipe VI. La confiance en la monarchie remonte légèrement: 4,34 en 2015. Mais le CIS cesse de produire des données sur la question à partir de cette date.

«Avant cela, il était socialement plus commode de dire: “Je ne suis pas monarchiste, je suis juancarliste”, explique Ignacio Molina. La monarchie ne semblait pas très démocratique, elle avait été rétablie par Franco, elle était perçue comme traditionaliste, conservatrice, symbolisant les privilèges de certains dans la société. Juan Carlos, lui, représentait la démocratie, la modernité et l'Europe.»

On pardonnait tout au roi, vu comme le père de la démocratie

Écartée au profit de la Seconde République en 1931, la monarchie a été rétablie par le dictateur Francisco Franco, qui souhaitait voir Juan Carlos de Borbón reprendre les rênes du régime après sa mort. Mais quand le dictateur rend son dernier soupir, en 1975, son protégé trahit sa volonté et met le pays sur les rails de la démocratie.

Le roi émérite finit de construire sa légende le 23 février 1981. Un coup d'État militaire tente de rétablir une dictature. Le roi, chef des armées, apparaît à la télévision publique, à 1 heure du matin, pour demander aux troupes de respecter la démocratie. Le putsch échoue.

C'est du moins le récit qui le rend moralement intouchable pour la génération de la transition. Même Ana Ordoñez, antimonarchiste convaincue de 19 ans, reconnaît avoir «un débat entre [elle] et [elle]-même» à propos du père de Felipe VI. «Aujourd'hui, je pense qu'il est néfaste pour l'Espagne. Mais j'ai le sentiment que, sans monarque, la société espagnole se serait peut-être perdue au moment du passage de la dictature à la démocratie.» Étudiante en communication audiovisuelle à Madrid, elle fait partie d'une génération qui remet plus volontiers en question la monarchie que ses aîné·es.

«Je pense que passer de la monarchie à la république maintenant provoquerait plus de bazar qu'autre chose.»
José Guerrero, 29 ans

Selon Ignacio Molina, ces crises ont fait mûrir le rapport des Espagnol·es à l'institution: «Les gens ne peuvent plus être simplement juancarlistes. Ils doivent trouver des arguments plus solides pour appuyer leur position. Ils ont commencé à revendiquer la valeur de la monarchie elle-même, plus celle de la personne qui la représentait.»

José Guerrero, 29 ans, a des convictions fermement ancrées à gauche. Et pourtant, il affirme: «Je pense que passer de la monarchie à la république maintenant provoquerait plus de bazar qu'autre chose. La monarchie apporte de la stabilité, grâce à un chef d'État permanent et politiquement neutre.» Dans une Espagne malade et de son instabilité politique depuis 2015, et de la polarisation grandissante de sa société, voilà un argument de poids. «En principe, je ne suis ni monarchiste, ni républicain. Mais si j'analyse les raisons que je viens de te donner, ça sonne plutôt monarchiste, non?», s'amuse ce Sévillan, chercheur en microbiologie.

Ni républicains, ni monarchistes, beaucoup craignent pour la stabilité du pays

La crainte de José serait la clef de l'équation. «Au fond, c'est ce que dit Pedro Sánchez [président socialiste du gouvernement de coalition entre la formation de gauche radicale Podemos et le Parti socialiste ouvrier espagnol, ndlr] dans sa lettre aux militants», décrypte Ignacio Molina. «Remettre la monarchie en question, ce serait remettre en question le pacte constitutionnel [qui a doté l'Espagne d'une Constitution démocratique en 1978, et en a fait une monarchie constitutionnelle, ndlr]. Alors que, pour le moment, nous devons nous concentrer sur la gestion de la crise du coronavirus.»

Beaucoup d'Espagnol·es disent n'être ni monarchistes, ni républicain·es. Mais face à la turbulence de celles et ceux qui attaquent la monarchie, notamment en Catalogne, leur réflexe est de protéger cette dernière.

Traditionnellement, la gauche est plutôt républicaine. Elle n'est cependant pas unanime dans son rejet de la monarchie. «Il y avait deux tendances au moment de la transition», se souvient Cristina Jimenez, 63 ans, qui a grandi à Madrid dans les années 1970 et n'a pas de mots assez durs contre la monarchie. «Une partie d'entre nous, la vraie gauche, souhaitait la “rupture démocratique”, pour construire une république. Pas cette transition, qui nous laisse une institution issue du franquisme.»

Communiste à l'époque, elle vote désormais pour la coalition électorale menée par le parti de gauche radicale Podemos en Catalogne, où elle réside. Au niveau national, Podemos est membre minoritaire du gouvernement de coalition qui dirige le pays avec le parti socialiste.

Le Parti socialiste ouvrier espagnol (PSOE) a une position ambiguë. Grand parti historique de la gauche depuis la transition démocratique, il est le centre de gravité du gouvernement de coalition, présidé par le secrétaire général du PSOE, Pedro Sánchez. Dans ses documents organiques, la formation affirme porter des «valeurs républicaines». Mais elle défend la monarchie à chaque fois que cette dernière est remise en cause.

María del Carmen Gonzalo, 28 ans, se définit comme une électrice de droite. «La monarchie me plaît comme institution», explique cette dentiste originaire d'une petite ville dans la province de Cadix, en Andalousie. «La fonction de chef d'État est mieux représentée par une personne qui a été formée pour cela depuis toujours, n'a aucun engagement politique et est là de façon permanente. Aucun élu ne pourrait avoir le même sens du devoir envers son pays que quelqu'un qui y a été préparé toute sa vie.» La droite, généralement plus traditionaliste, nationaliste et conservatrice, a tendance à soutenir la monarchie.

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La monarchie ne pourra survivre sans le peuple

Pour l'heure, l'équilibre des forces au Parlement rend une chute de la monarchie quasiment impossible. Mais rien n'est gravé dans le marbre: «Depuis 2010, la remise en question de la monarchie a commencé à être de plus en plus forte, rappelle Ignacio Molina, de l'Institut Elcano. En réalité, d'un point de vue rationnel démocratique, il est difficile de justifier que quelqu'un soit chef d'État juste parce qu'il est fils de son père. Et attention! Cela signifie que la monarchie ne survivra que tant qu'elle aura l'approbation des Espagnols.»

Pour Gonzalo de la Cueva Fraile, assesseur fiscal de 31 ans installé à Madrid: «Notre génération a assumé le pacte constitutionnel de la transition mais à deux conditions: le roi doit être neutre et irréprochable. Ici, la deuxième condition n'est pas remplie», pointe ce jeune sévillan, monarchiste, mais affilié au PSOE.

«D'un point de vue rationnel démocratique, il est difficile de justifier que quelqu'un soit chef d'État juste parce qu'il est fils de son père.»
Ignacio Molina, chercheur à l'institut royal Elcano

À droite aussi, le crédit politique de la maison royale est entamé. «Bien sûr que cela affect l'image de l'institution, pas seulement celle de Juan Carlos, tranche María del Carmen. Je me sens déçue, car je le tenais en très haute estime. Maintenant, quand j'en débats, je dois défendre des choses avec lesquelles je ne suis pas très d'accord.»

Selon un sondage de l'institut YouGov pour l'édition espagnole du HuffPost, le 9 août, 55% des citoyen·nes seraient partisan·es d'un référendum pour choisir entre monarchie et République. «C'est une question difficile, reconnaît Gonzalo. Si j'écoute mon cœur, je vote pour la monarchie. Mais si j'interroge ma raison, j'opte pour la république. Je crois qu'aujourd'hui, mon cœur l'emporterait.» Le roi est prévenu: le moindre écart de sa part pourrait désormais causer sa perte.

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