Cela ne va pas plaire à ses critiques (et il y en a beaucoup), mais voilà, il faut l'admettre: Phil Collins est indestructible. Il est de ces musiciens qui parviennent, malgré les problèmes de santé, les séparations de groupes, les envies solo souvent hasardeuses et les remarques acerbes, à revenir, envers et contre tout, sur le devant de la scène.
Cette fois, c'est grâce à une vidéo YouTube que son succès «In The Air Tonight», sorti en janvier 1981, s'est hissé comme par magie à la troisième place du top iTunes. Sans plan marketing, sans réédition annoncée. Juste parce que deux jumeaux streamers de 22 ans, Fred et Tim Williams, se sont filmés en train d'écouter le morceau pour la première fois de leur vie. Il en faut peu, parfois.
Fred et Tim n'ont rien à voir avec Phil Collins. Ils sont originaires de Gary, dans l'État américain de l'Indiana. Depuis plusieurs mois, ils se filment, comme bien d'autres, en train de découvrir des morceaux, réagissant en direct, souvent de manière exagérée et drôle.
Au début, ils ne commentaient que des titres rap, mais en septembre 2019, l'un de leurs abonnés leur a demandé de se pencher sur «I've Got You Under My Skin» de Frank Sinatra.
Depuis, les frères Williams ont élargi leur spectre pour tenir un rythme d'usine. D'ailleurs, le même jour où fut postée leur vidéo sur Phil Collins, ils mettaient également en ligne leurs réactions à l'écoute de trois autres chansons: «Superstition» de Stevie Wonder, «X-Factor» de Lauryn Hill et «White America» d'Eminem –une volée de classiques.
Le goût de l'épure
Qu'on se le dise tout de suite, la vidéo n'a absolument rien d'extraordinaire. Elle ressemble à des milliers d'autres du genre «première écoute». Ce qui fait son succès, c'est la chanson de Phil Collins et la rencontre d'un vieux tube, très daté dans sa forme et son fond, avec un jeune public. C'est cette capacité qu'ont certaines chansons pop à traverser les âges.
«In The Air Tonight», en 1981, cassait les codes. Facile de dire le contraire quatre décennies plus tard, mais à l'époque, des chansons épurées, linéaires dans leur structure et basées sur des variations de nappes de synthétiseurs, ça ne courait pas les rues.
Phil Collins est finalement de ces artistes qui en s'affranchissant des règles en a imposé d'autres, très pop. Ce format de chanson va sévir jusqu'à la fin des années 1990 et enfanter des tubes monstrueux. On peut citer, pêle-mêle et dans des styles radicalement différents, «Love Thy Will Be Done» de Martika (1991, écrite et composée par Prince), «Streets of Philadelphia» de Bruce Springsteen (1993), «7 Seconds» de Youssou N'Dour et Neneh Cherry ou même, si l'on pousse la chose encore un peu plus loin, «On ne change pas» de Céline Dion (1998, écrite et composée par Jean-Jacques Goldman).
Ces titres ont en commun un son massif mais épuré, qui gagne en consistance au fur et à mesure, les éléments s'ajoutant tout au long de la chanson. La place de la batterie, économe dans sa composition mais au son extrêmement travaillé, y est primordiale. Surtout, tout tourne autour de la voix, du texte. Tout est au service de l'interprète.
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L'hérésie de la boîte à rythmes
Si «In The Air Tonight» réussit aujourd'hui à rencontrer un nouvel auditoire, c'est pour plusieurs raisons. La mélodie, forcément, mais aussi cette entrée de batterie retentissante aux deux tiers du morceau. Elle est d'autant plus efficace que durant les deux premiers tiers, la rythmique est principalement assurée par une boîte à rythme Roland CR-78, très minimaliste, très électronique.
En 1981, cela ne fait que peu de temps que cette machine est commercialisée, puisque le premier titre à l'utiliser et à obtenir un certain écho auprès du grand public est «Heart of Glass» de Blondie, sorti trois ans plus tôt.
Il faut le rappeler, Phil Collins est à la base batteur. C'est à ce titre qu'il a intégré le groupe de rock progressif anglais Genesis en 1971, avant de se voir confier le chant après le départ du génial Peter Gabriel en 1975.
Six ans plus tard, «In The Air Tonight» sort sur l'album Face Value, premier en solo de Phil Collins. Son premier tube sous son nom démarre donc avec une boîte à rythmes, lui qui est mondialement connu pour son jeu de batterie –une hérésie pour une part de la critique. Alors quand son instrument de prédilection retentit aux deux tiers du morceau, c'est un peu le vrai Phil Collins qui fait son retour.
Comme un air de Led Zeppelin
«In The Air Tonight» est peut-être la chanson la plus connue usant de ce procédé. La plus connue? Pas tout à fait. Un autre titre, l'un des plus grands du rock, faisait également entrer la batterie après une longue digression d'harmonies, de mélodies et de variations: «Stairway to Heaven» de Led Zeppelin.
Le lien musical entre les deux titres, qui existe même s'il accouche de chansons qui n'ont finalement rien à voir, est aussi un lien historique.
«Stairway to Heaven» a été écrite et composée par Led Zeppelin en 1970, dans la demeure de Headley Grange, au sud de l'Angleterre. C'est là qu'une partie de l'album Led Zeppelin IV fut enregistrée, notamment certains passages de batterie. Cette dernière était placée au pied de la grande cage d'escalier, résonnant dans toute la pièce. Montant en cathédrale, le son était capté par des micros placés deux étages plus haut.
En 1975, un autre groupe, frappé par le son obtenu par Led Zeppelin, vient enregistrer à Headley Grange: Genesis. Et qui était le batteur de Genesis? Phil Collins. Le groupe en tire l'album The Lamb Lies Down on Broadway, l'un de leur plus connu.
Difficile de ne pas supposer que Phil Collins, se lançant en solo, n'a pas eu cet héritage en tête, qu'il n'a pas voulu, en faisant entrer sa batterie si tard et de façon si radicale, faire référence à «Stairway to Heaven», tant il a été de son propre aveu influencé par les techniques de prise de son et la musique de Led Zeppelin. Il accompagnera d'ailleurs ces derniers lors d'un live en 1985, durant lequel ils joueront… «Stairway to Heaven».
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La légende urbaine
À sa sortie, «In The Air Tonight» est un énorme carton et devient numéro un dans plusieurs pays. Chez les fans du chanteur, une interrogation naît à la lecture des paroles. Dans le premier couplet, Phil Collins chante: «Well, if you told me you were drowning / I wouldn't lend a hand» («Si tu me disais que tu te noies / Je ne bougerais pas le petit doigt»).
Se forme alors une légende selon laquelle ce passage fait référence à un fait divers dont Phil Collins aurait été témoin: une personne se serait noyée alors qu'une autre, proche du drame, n'aurait rien fait.
Le délire va même jusqu'à raconter que le chanteur aurait convié cette personne coupable à l'un de ses concerts, pour lui braquer un projecteur dessus et la fixer dans les yeux durant toute la chanson. Même Eminem fera une allusion à cette histoire dans l'un de ses titres, à savoir «Stan», sorti en 2000.
Pourtant, elle n'est en rien fondée, puisque Phil Collins expliquera par la suite que les paroles font en fait référence à son divorce avec sa femme Andrea, dont il était sorti meurtri –et inspiré, donc.
Ce retour en grâce d'«In The Air Tonight» survient alors que Phil Collins a annoncé en mars 2020 une nouvelle tournée britannique et irlandaise de Genesis, fixée au printemps 2021. Il est une nouvelle preuve que les nombreuses critiques qui assaillent le chanteur et sa discographie n'atteignent pas la mémoire collective: lorsque l'on commet une chanson intemporelle, elle reste, peu importe la réputation de son auteur. Et parfois, il suffit que deux mecs de 22 ans derrière leur ordi la redécouvre pour nous le rappeler.