Deux officiers à la retraite ont écrit une lettre ouverte au général Mark Milley, président du Comité des chefs d'état-major interarmées, lui demandant en gros d'organiser un coup d'État militaire dans le cas où le président Donald Trump perdrait les élections mais tenterait tout de même de rester en place le 20 janvier prochain.
«Si Donald Trump refuse de quitter le pouvoir à l'expiration de son mandat constitutionnel, écrivent-ils pour Defense One, un site sur la sécurité nationale extrêmement fréquenté, l'armée des États-Unis devra utiliser la force pour le faire partir, et vous devrez en donner l'ordre.»
Les auteurs, John Nagl et Paul Yingling, ont tous deux été lieutenants-colonels pendant la guerre en Irak où ils ont acquis une certaine notoriété, pas toujours appréciée, de critiques fervents des traditions les plus rigides de l'armée, et notamment de son incapacité à promouvoir les officiers les plus créatifs –tendance que leurs écrits sur le sujet ont contribué à faire évoluer. Comme beaucoup de journalistes spécialistes de la Défense, je les connais tous les deux depuis longtemps; Nagl a été un personnage majeur et la source d'un de mes livres: The Insurgents: David Petraeus and the Plot to Change the American Way of War.
Cependant, leur lettre à Milley avance une idée non seulement terrible mais également tout à fait inutile. Elle renvoie à une dangereuse idéalisation de l'image du Grand Général à Cheval sauveur de la démocratie, et à une surprenante incompréhension de la relation appropriée entre les autorités civile et militaire –surprenante parce que Nagl et Yingling sont tous deux spécialistes du sujet.
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Un rebelle à la Maison-Blanche
La crainte que Trump refuse de partir même s'il perd les élections circule depuis plus d'un an déjà. J'en ai parlé dans une chronique publiée sur Slate.com le 1er juin dernier, en disant que Trump pourrait «vouloir» s'enfermer dans le Bureau ovale, mais «qu'il n'y parviendrait pas».
À midi le 20 janvier 2021, où que Trump choisisse de se mettre, quasiment tout son personnel de sécurité, à l'exception d'une petite poignée d'individus, l'abandonnera, le code nucléaire changera, ses ministres et ses ambassadeurs perdront toute autorité, et l'intégralité de l'institution militaire américaine se détournera de l'ex-président Donald Trump pour saluer le président Joe Biden.
«Le principe du contrôle civil est martelé dans l'esprit des officiers américains dès les premiers jours de leur formation, ai-je écrit, et le 20e amendement de la Constitution expose que “les mandats du président et du vice-président s'achèvent à midi le 20e jour de janvier” –et il n'y a aucune dérogation possible.»
Les services secrets escorteront M. Trump hors du bureau. Si jamais une foule des chouchous de Trump, shérifs et miliciens, bloquent les portes et encerclent la Maison-Blanche –si, en bref, il était nécessaire que quelques chars arpentent Pennsylvania Avenue pour rétablir l'ordre–, alors ce sera Biden, le commandant en chef dûment élu et sous serment, qui en donnera l'ordre.
Péril de la démocratie?
C'est là que Nagl et Yingling font fausse route. «En tant que chef des armées des États-Unis», écrivent-ils, Milley se retrouverait confronté à «deux possibilités». «Donner des ordres sans ambiguïté indiquant aux forces militaires américaines de soutenir le transfert de pouvoir constitutionnel», ou «garder le silence», et ainsi «se rendre complices d'un coup d'État».
Premièrement, même si c'était le rôle de l'armée, ce ne serait pas à Milley de le faire. En vertu de la loi Department of Defense Reorganization Act de 1986, le président du Comité des chefs d'état-major fait office de principal conseiller militaire du président. Il (ou peut-être, un jour, elle) n'a aucunement le pouvoir de commander ou de donner des ordres à quelque membre des forces armées que ce soit. Ce devoir revient uniquement aux chefs d'état-major des forces armées (armée de terre, Navy, armée de l'air et Marines) et à leurs commandants. En d'autres termes, Nagl et Yingling ont envoyé leur lettre à la mauvaise adresse.
«Une telle crise serait exacerbée si elle ne pouvait être résolue que par une intervention militaire.»
Deuxièmement, l'armée n'a pas à jouer ce rôle. Aucun officier n'a le pouvoir ou l'obligation de faire ce que Nagl et Yingling attendent de Milley. Lors des opérations militaires, le devoir de tous les soldats, que ce soit dans le cadre d'une crise ou d'un conflit armé, est d'obéir aux ordres légaux. Si Trump leur ordonnait de défendre la prolongation de son mandat, il s'agirait d'un ordre illégal. Si Biden leur ordonnait de vider la Maison Blanche et d'escorter Trump et ses acolytes hors du bâtiment (dans l'improbable éventualité où les services secrets, les U.S. Marshals et autres forces de police auraient été dans l'incapacité de le faire), alors il s'agirait d'un ordre légal.
L'idée c'est que ce n'est pas Milley mais plutôt Biden, la plus haute autorité civile, qui donnerait un tel ordre. Si Nagl et Yingling ont raison lorsqu'ils qualifient le potentiel refus de Trump de renoncer au pouvoir de «plus grande crise constitutionnelle américaine depuis la guerre de Sécession», une telle crise serait exacerbée –la nature et la force de la démocratie américaine seraient remises en question– si elle ne pouvait être résolue que par une intervention militaire.
Ne vous y trompez pas: s'il le peut, Trump essaiera de voler ces élections, en supprimant les votes, en confisquant les bulletins envoyés par la poste et en priant pour que Vladimir Poutine intervienne de nouveau (mais cette fois un peu plus énergiquement si possible). Mais ce n'est pas ce scénario qu'envisagent Nagl et Yingling (et d'autres personnes inquiètes).
Eux imaginent Trump refusant de quitter le pouvoir après que les électeurs auront voté, et Biden prêté serment. Ce serait une situation sans précédent, naturellement. Mais le système est organisé de façon à pouvoir gérer ce scénario sans qu'un général quatre étoiles prenne le contrôle. Et si le système s'en avère incapable, si Milley doit prendre la missive de Nagl et de Yingling au pied de la lettre, alors c'est que le pays court à la catastrophe.
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