Christopher Parham était en train de faire des courses pour son patron lorsqu'il fut approché par Henry Daverin, un agent de la police de New York en civil. Selon les accusations de Daverin, Parham avait été vu en train de conduire imprudemment et sans casque un scooter sans immatriculation. Quelques minutes plus tard, Parham se tordait de douleur sur le trottoir devant l'épicerie.
Ce qui s'est passé entre temps fait l'objet d'un litige. Si l'on en croit le policier, Parham, un Noir âgé de 19 ans, aurait violemment résisté à son arrestation. Ses collègues ont aussi affirmé ne pas avoir fait usage de la force contre Parham, malgré les brûlures de taser dont son dos était recouvert.
Puis les images de vidéosurveillance sont sorties –pour prouver que la version de la police était quasi entièrement fausse. Parham avait immédiatement coopéré avec Daverin; il n'avait pas résisté à son arrestation. Ce qui n'avait pas empêché Daverin et ses collègues de se jeter sur lui, le plaquer au sol, avant de le taser à de nombreuses reprises.
Une fois la vidéo diffusée par les avocats de Parham –et les inquiétudes de ses représentants locaux publiquement exprimées– le procureur abandonna toutes les poursuites. En revanche, alors même qu'il est cité dans au moins dix autres procédures pour faute, Daverin n'a jamais été sanctionné, que ce soit pour avoir brutalisé Parham ou pour avoir menti à ce sujet. Deux ans plus tard, il est toujours en poste.
Mensonges chroniques
La réaction de la police au meurtre de George Floyd, ainsi que les manifestations qui en ont découlé dans tout le pays, ont révélé à de nombreux Américain·es la fréquence des mensonges des forces de l'ordre. Après la mort de George Floyd, tué par Derek Chauvin, le service de police de Minneapolis avait publié un communiqué affirmant que Floyd avait «résisté physiquement aux agents», et que Chauvin ne s'était pas agenouillé sur le cou de Floyd pendant près de neuf minutes: deux mensonges.
Quand des policiers de Buffalo avaient violemment bousculé un homme pacifique de 75 ans, leur service avait prétendu que la victime avait «trébuché et était tombée» au cours d'«une altercation avec des manifestants»: deux autres mensonges.
Cette propension au mensonge est endémique dans le travail de la police, elle ne se limite pas aux violences les plus médiatisées, et a le pouvoir de ruiner des vies. Les forces de l'ordre mentent si souvent –dans des déclarations sous serment, dans leurs rapports, à la barre des tribunaux– que les policièr·es ont inventé un mot pour cela: le mensongnage (testilying). Juges et jurys se fient généralement aux agent·es de police, surtout quand il n'y a pas d'images pour réfuter leurs déclarations. À mesure que les tribunaux rouvriront et que des procès se tiendront, les mêmes agent·es qui affrontent aujourd'hui les manifestant·es dans la rue comparaîtront en grand nombre.
Aux quatre coins des États-Unis, des avocat·es de la défense sont persuadé·es de l'omniprésence des faux témoignages de policiers. Une croyance qui, si elle pourrait sembler biaisée, est confirmée par les images captées par smartphones et caméras de surveillance. Reste que les personnes les mieux placées pour l'endiguer, soit les commissaires de police et les procureurs, ne font rien ou presque pour y mettre un terme. Les procureurs s'appuient sur les témoignages des officiers, qu'ils soient vrais ou non, pour obtenir des condamnations, et ne serait-ce que reconnaître l'existence du problème obligerait le gouvernement à admettre qu'aucune sanction véritable n'est là pour réprimer le parjure policier.
Faux témoignages couverts par le système judiciaire
Pour mentir, les policièr·es peuvent compter sur toute une gamme de motivations, mais deux sont particulièrement effectives. Premièrement, la plupart des preuves obtenues lors d'une fouille illégale ne peuvent être utilisées contre l'accusé·e lors du procès, en vertu de la règle d'exclusion du Quatrième amendement, ce qui fait que les policièr·es mentent régulièrement pour justifier la fouille ou l'arrestation d'un·e civil·e.
Deuxièmement, lorsqu'un·e agent·e enfreint la loi, il ou elle peut (en théorie) subir des conséquences réelles, que ce soit par une mise à pied temporaire, un licenciement définitif ou des poursuites au civil. Dans de nombreux cas de faux témoignages, dont celui concernant Parham, les policièr·es projettent sur la victime leur propre comportement violent et justifient ainsi l'usage disproportionné de la force. Et les services de police récompensent par des promotions les agent·es dont les arrestations se soldent par des condamnations.
Deux grandes villes ont décidé d'aborder différemment le problème. À New York, les procureurs s'appuient sur une liste secrète des agent·es de police les moins fiables, mais seuls deux arrondissements interdisent formellement aux fonctionnaires de police de comparaître à la barre. Sans nouvelles réformes, une telle approche ne fait rien pour résoudre le problème sous-jacent: les procureurs accusent rarement les policièr·es de mensonge, comme ils n'enquêtent que trop peu sur leurs déclarations pour savoir si elles correspondent ou non à la réalité. Ce qui fait que si un·e policier·e ment bien, il ou elle ne se retrouvera jamais sur la liste.
À San Francisco, en revanche, le procureur Chesa Boudin entend éradiquer tout ce qui incite la police à mentir à la base. Les deux villes sont prises dans une expérience en temps réel: que se passera-t-il lorsque le système pénal ne pourra plus compter sur la bonne foi de ses fonctionnaires?
David Grieco, le «Bullethead» de la police new-yorkaise
Pour comprendre comment ce système récompense le mensonge, la police de New York est une bonne étude de cas. Un de leurs officiers, David Grieco –surnommé Bullethead– a été poursuivi au moins trente-deux fois pour des violations de droits civils, notamment pour usage excessif de la force et falsification de preuves, ce qui a coûté à la ville 343.252 dollars. Sauf que Grieco a été promu, et les procureurs n'ont pas cessé de l'appeler à la barre, qu'importe qu'un grand nombre de ses victimes aient dénoncé son comportement violent et contraire à la loi.
Des juges continuent à prendre sa parole pour argent comptant afin de jeter des accusé·es en prison. Et le nom de Grieco n'est pas sur la longue liste secrète du procureur de Brooklyn, Eric Gonzalez, qui consigne les agent·es connu·es pour leurs problèmes de crédibilité.
«Plutôt que d'admettre l'illégalité d'une fouille, la police prétend que les accusé·es ont tout simplement laissé tomber des drogues à leurs pieds.»
Grieco est le symptôme d'un problème beaucoup plus profond. La généralisation des mensonges visant à contourner le Quatrième amendement est au moins aussi vieille que la règle d'exclusion elle-même. La Cour suprême fait appliquer cette règle dans tout le pays depuis 1961 et l'affaire Mapp contre Ohio, ce qui empêche les procureurs des États de se référer à des preuves obtenues illégalement pour obtenir une condamnation.
Mais l'arrêt Mapp s'est aussi accompagné d'une recrudescence d'affaires de «bazardage»: plutôt que d'admettre l'illégalité d'une fouille, la police prétend que les accusé·es ont tout simplement laissé tomber des drogues à leurs pieds, étant donné que des pièces à conviction se trouvant «au su et à la vue de tous» peuvent être exploitées lors d'un procès.
Des analyses de procès pénaux à New York montrent qu'après Mapp, la police s'est mise à mentir sur ses arrestations pour s'assurer de la recevabilité des preuves. Au début des années 1970, le procureur de New York déclarait même à la Cour d'appel de New York que depuis Mapp, les policièr·es avaient menti à la barre dans un nombre «substantiel» de cas de «bazardage». Deux décennies plus tard, la Commission Mollen –une célèbre enquête sur la police de New York– allait découvrir que les officiers se livraient régulièrement au parjure et à la falsification de dossiers, «la forme la plus courante de corruption policière».
Des condamnations dérisoires
Lorsqu'il arrive que des officiers de la police de New York soient accusés d'agissements illégaux, le service mène en général une enquête, puis dissimule ses conclusions pour, au pire, imposer une sanction a minima, comme un bref congé payé. Les procureurs pourraient enquêter de leur côté, sauf qu'ils sont peu enclins à remettre en question la version d'un·e policier·e: s'ils savent que c'est un mensonge, ils ne peuvent pas légalement s'appuyer sur son témoignage; en revanche, s'ils demeurent dans l'ignorance, ils leur reste la possibilité d'exploiter son parjure pour obtenir une condamnation.
En outre, procureurs et policièr·es œuvrent de concert pour mettre les accusé·es derrière les barreaux, ce qui leur fait développer une mentalité d'équipe, biaisant l'esprit critique des procureurs. Tant que les mensonges des officiers ne peuvent être attestés, les procureurs ont peu de raisons de remettre en question leur version des faits. Comme le déclarait un procureur adjoint de New York devant la Commission Mollen: «Voler de l'argent, c'est être un pourri aux yeux d'à peu près tout le monde, mais le parjure qui permet une arrestation, on tolère. C'est devenu très banal.»
À ÉCOUTER AUSSI Les violences policières vues par la télévision
De temps en temps, les mensonges sont détectés par le système. Yvette, une Égypto-Américaine vivant à New York, estime que le contre-interrogatoire d'officiers menteurs lui a probablement offert son acquittement (son prénom a été changé à sa demande pour la protéger de représailles).
En 2017, Yvette voyait trois officiers de la police de New York arrêter le propriétaire d'un bar à chicha de Brooklyn. Alors que la police procédait à son arrestation, il avait tendu son téléphone à Yvette pour qu'elle appelle sa mère. Les officiers l'avait immédiatement «attaquée», me dit-elle, en la blessant gravement au genou. Quand elle les avait suppliés pour qu'ils fassent venir une ambulance, les policiers l'avaient ignorée. Yvette allait finalement réussir à appeler les secours d'elle-même et, une fois à l'hôpital, apprenait que l'agression lui avait déchiré le ligament croisé antérieur.
Quand deux officiers se présentèrent à son chevet, elle leur demanda s'ils allaient prendre sa déposition. Sauf que non, ils étaient là pour l'arrêter pour avoir soi-disant attaqué les officiers dans le bar à chicha.
Mais ce que ces agents ignoraient, c'est qu'Yvette avait récemment subi plusieurs opérations du genou, dont l'une avait dégénéré en infection à staphylocoques. Cela faisait à peine deux semaines qu'Yvette avait réappris à marcher sans canne. La police de New York l'accusait donc d'une violente agression dont elle était physiquement incapable.
Durant les trois jours qu'allait durer son procès, l'avocat d'Yvette, Theodore Hastings, cuisina les policiers sur leur version des faits. Deux agents affirmèrent qu'Yvette les avait attaqués exactement au même moment, ce qui était matériellement impossible. Selon un troisième, Yvette avait couru sur environ 150 mètres avant de se jeter sur les policiers.
Yvette fut elle-même appelée à la barre. «La juge a entendu mon histoire, elle a compris et ressenti ma souffrance», me dit-elle. «Elle a vu que je ne mentais vraiment pas.» Yvette fut acquittée de tous ses chefs d'accusation.
La justice sur un coup de chance
L'espoir qu'un juge fasse éclater la vérité est un luxe que la plupart des accusé·es à tort ne peuvent se permettre. Tout le monde n'a pas un dossier médical ou une vidéo pour prouver sa version. En cas de procès, l'accusé·e a le droit d'accéder au dossier de l'agent·e qui a procédé à son arrestation, car cela est susceptible de l'aider à prouver son innocence. Mais la grande majorité des affaires criminelles ne font pas l'objet d'un procès et, jusqu'à récemment, les avocats de la défense à New York ne pouvaient pas obtenir les dossiers disciplinaires des officiers en raison d'une célèbre protection, la Section 50-A.
L'État a abrogé cette loi en juin et le maire Bill de Blasio a depuis promis de rendre disponible en ligne les dossiers disciplinaires des policièr·es. Avec des procureurs de la ville de New York se mettant toujours en quatre pour dissimuler leurs listes noires, il reviendra désormais aux avocat·es de la défense, aux activistes et au public de traquer les officiers indignes de confiance.
«La police a le droit de mentir et de s'en tirer à bon compte, encore et encore.»
À l'autre bout du pays, à San Francisco, le procureur Chesa Boudin, nouvellement élu, adopte une tout autre approche. Ancien défenseur public et fervent détracteur de l'incarcération de masse, il a décidé de s'attaquer bille en tête au «mensongnage»:
«La police a le droit de mentir et de s'en tirer à bon compte, encore et encore, que les affaires soient petites ou grosses, me dit-il. Je pourrais vous citer des dizaines d'exemples de cette impunité –ou de cas où la police n'a pas eu à subir la moindre conséquence si sa malhonnêteté a été dévoilée. Quand vous avez ce genre de système, cela fait boule de neige. C'est un système qui apprend, encourage et légitime de mauvais comportements.»
Boudin n'a que peu de maîtrise sur le département de police de San Francisco (SFPD). Mais il a créé une liste noire des agent·es que son bureau n'appellera pas à la barre pour témoigner. Les agent·es pris à «mensongner» y figurent, tout comme celles et ceux ayant commis d'autres fautes professionnelles. En outre, Boudin exige une évaluation minutieuse des accusations quand elles comportent l'agression d'un·e policièr·e, ou une résistance à l'arrestation.
«Lorsque la police fait un usage excessif de la force ou brutalise quelqu'un, déclare Boudin, le plus souvent la police arrête l'individu et demande aux procureurs de l'accuser de résistance à l'arrestation ou de violences sur forces de l'ordre.» Désormais, il demande à ses équipes d'examiner les séquences vidéo de l'incident avant de lancer de telles accusations:
«Pas parce que nous pensons que les policiers mentent par défaut, précise-t-il, mais parce que nous savons tout simplement que, tant que nous n'avons pas regardé la vidéo, il ne nous est pas possible de distinguer un rapport de police mensonger visant à dissimuler un usage excessif de la force d'une agression de policier authentiquement répréhensible.»
Quelles mesures préventives?
Une troisième réforme pourrait avoir des conséquences pratiques plus directes pour les victimes de faux témoignages servant à contourner la règle d'exclusion. Trop souvent, les policièr·es trouvent une raison futile, ou en inventent une pour appréhender quelqu'un, puis découvrent des drogues ou des armes lors de la fouille qui s'ensuit. En général, les cibles de ces interpellations de complaisance sont des personnes de couleur.
«Nous savons qu'être “Noir et au volant” est une réalité pour beaucoup trop de gens, déclare Boudin. En ayant la peau foncée, vous avez plus de risque de vous faire contrôler, fouiller et arrêter. Vous avez également plus de risque qu'un Blanc de subir des violences lors de votre arrestation.»
Pour décourager ces agissements, le bureau de Boudin cesse d'inculper toute personne accusée de contrebande appréhendée lors d'un contrôle de complaisance. En exemple, il cite des fouilles effectuées après un contrôle pour une infraction mineure au code de la route: «Notre code de la route permet à la police d'arrêter légalement n'importe quel conducteur. Nous savons tous que la plupart des conducteurs ne respectent pas les panneaux “stop” et que la plupart des policiers ferment les yeux en général.» Si la police arrête un·e automobiliste pour un «stop» non respecté et que le contrôle aboutit à une arrestation pour possession de drogue ou d'armes, son bureau ne l'inculpera pas.
«En ayant la peau foncée, vous avez plus de risque de vous faire contrôler, fouiller et arrêter.»
Ilona Solomon, défenseur public de San Francisco et ancienne collègue de Boudin, admire son travail mais doute de sa capacité à changer en profondeur l'appareil répressif de la ville. «Il y a une culture enracinée qui est très résistante aux réformes. Chesa ne peut pas régler tous les problèmes tout de suite, sans compter qu'il y a certaines choses sur lesquelles il n'a pas la moindre maîtrise», me dit Solomon.
Reste qu'après sept mois en poste, les progrès de Boudin sont indéniables face à la résistance acharnée de la SFPD. Solomon évoque deux affaires impliquant le même officier, Robert Gilson. En 2017, un juge californien avait estimé que Gilson avait «modifié son témoignage» relatif à une perquisition et une arrestation, le jugeant «non fiable». Mais les procureurs n'ont pas arrêté de l'appeler à la barre, ni les juges de consigner ses incohérences.
Dans une affaire récente, Gilson avait arrêté un homme originaire des îles Samoa en possession de marijuana, ce qui est légal en Californie. Après une longue fouille, l'agent allait découvrir sur lui des sachets de cocaïne. Et changer la raison de son arrestation. Au départ, Gilson avait dit vouloir vérifier un «renflement» dans la poche de l'homme. Ensuite, lors de son témoignage, il voulait déterminer si l'homme avait une quantité illégale de marijuana sur lui. Raisonnement qu'un juge a trouvé convaincant, pour refuser d'exclure les chefs d'accusation concernant la possession de cocaïne.
Dans une autre affaire, Gilson avait arrêté un homme noir, justifiant son action par le fait qu'il traversait la rue en dehors des clous. Après avoir été menacé par Gilson d'une fouille au corps intégrale, il avait laissé l'agent le fouiller, ce qui avait mené à la découvert d'une petite dose de cocaïne. Sur la base du témoignage de Gilson, disant avoir déduit que l'homme dissimulait de la drogue du fait de sa «nervosité» pendant la fouille, un juge refusa une nouvelle fois d'exclure les preuves relatives à la cocaïne.
Salomon a représenté les deux hommes. Elle a dit à Boudin que, dans les deux cas, Gilson s'était livré à du profilage racial manifeste. Boudin était du même avis et a rejeté tous les chefs d'accusation. Pour autant, le bureau de Boudin ne peut pas dire si Gilson est sur sa liste noire, qui n'est pas publique. Le SFPD a confirmé que Gilson était toujours affecté à des opérations sur le terrain, sans faire davantage de commentaires.
Les listes noires en question
Kate Levine, professeure de droit à Cardozo et ancienne défenseur public spécialiste de la responsabilisation de la police, me fait part de son scepticisme face à des solutions aussi disparates que le recours à des listes noires d'agent·es à ne pas appeler à la barre. Maryanne Kaishian, avocate de Brooklyn, est sur la même ligne. Elle fait remarquer qu'il est facile pour un·e policièr·e «propre» de dissimuler l'implication d'un·e «pourri·e» en ne faisant pas apparaître son nom dans les documents procéduraux.
En outre, ces listes ne font rien contre ce qui incite le plus les officiers à mentir: leurs chances de promotion sont plus élevées s'ils procèdent à un plus grand nombre d'arrestations ouvrant sur des poursuites judiciaires fructueuses. Des promotions qui leur font gagner en prestige et en salaire. Sans compter que les procureurs n'ont toujours pas intérêt à remettre en question les mensonges des policièr·es.
Selon Levine, mettre fin au «mensongnage» demanderait de changer «du tout au tout les structures de gratification». Les officiers seraient récompensés pour avoir signalé les mensonges de leurs collègues et leurs versions des faits seraient examinées de près en cas d'incohérences. Il faudrait qu'ils ne soient pas non plus en mesure de coordonner leurs versions avant comparution –une procédure courante qui leur permet de gommer de potentielles incohérences–, ni de pouvoir regarder les images des caméras embarquées avant de donner leur version des faits, un autre avantage dont ne jouissent pas les civils.
Les procureurs seraient récompensés pour avoir éradiqué des comportements anticonstitutionnels. Les officiers qui mentent, et les procureurs qui les tolèrent, seraient licenciés sur-le-champ. En bref, le système encouragerait moins les policièr·es et les procureurs à gagner des affaires qu'à respecter la loi, même lorsqu'une violation de la Constitution entrave une condamnation.
Limiter les arrestations
Que se passerait-il si une ville cherchait réellement à éliminer le «mensongnage»? J'ai posé cette question à Bennett Capers, ancien procureur fédéral et professeur de droit à Fordham spécialiste des mensonges de la police. «Franchement, je dirais spontanément que le système ne peut pas exister sans cela, me dit-il. Il serait bloqué.» Selon Capers, «toute la petite cuisine de la police devrait changer. Nous procédons à environ 13 millions d'arrestations pour délits mineurs par an. Avec autant de petits délits, les bidonnages sont fréquents. Tout le monde s'en fiche».
En d'autres termes, la police devrait cesser d'arrêter autant de gens pour des délits mineurs. Quand les villes ne déploieront plus autant d'agents pour harceler les petit·es délinquant·es, elles pourront réduire leurs forces de police, ce qui diminuera par la même occasion le nombre d'interactions entre civil·es et policièr·es.
«Nous avons tous tiré profit de petits mensonges.»
Les services pourraient alors réorienter ces ressources au travail d'enquête, afin de constituer des dossiers solides contre les suspect·es, ce qui élèverait ainsi le seuil d'inculpation. Les procureurs seraient obligés à un calcul plus précis des bénéfices et des risques de porter une affaire devant les tribunaux ou d'abandonner les dossiers étayés par des preuves obtenus de manière douteuse.
À court terme, le système dans son ensemble pourrait voir sa légitimité mise à mal –ne serait-ce que parce que celles et ceux qui l'exécutent comprendraient combien de condamnations reposent sur une base illégitime. Mais avec le temps, le système pourrait recouvrer sa légitimité perdue à privilégier la sanction aux dépens de la justice.
«Nous avions tous envie que justice soit faite», se souvient Capers, en parlant de ses années de procureur. «Et les forces de l'ordre pensent souvent que, dans l'intérêt de la justice, des règles doivent sauter. Je n'ai jamais entendu dire: “Est-ce que cette histoire a l'air de coller?” Nous avons tous tiré profit de petits mensonges.»