C'est une belle longère dans la campagne vallonnée. Dehors, la pelouse est haute. Les propriétaires des lieux pratiquent la tonte raisonnée. Sous un auvent, à l'écart des serres cabossées où poussent des courges et des tomates, des lampions dessinent une ambiance de guinguette. Je suis invité par une amie qui fête ses 30 ans. Mais à l'heure de l'apéro, la discussion prend vite un air d'atelier pour jeunes actifs en projet de reconversion professionnelle.
En ce mois de juillet 2020, une poignée de semaines après le début du déconfinement, je retrouve des connaissances que je n'avais pas vues depuis quelques mois. En naviguant de l'une à l'autre, un verre de bière artisanale à la main, j'ai la surprise d'apprendre que plusieurs d'entre elles sont décidées à effectuer un virage à 90 degrés dans leur carrière professionnelle.
Mettre en pratique ses aspirations écolos
Membre du cabinet du maire d'une grande ville de banlieue parisienne, Manon planche sur la meilleure façon de se lancer dans l'univers du vin, en reprenant une vigne. Quant à Juliette, en fin de mission pour une ambassade française en Afrique de l'Ouest, elle me détaille son envie d'ouvrir une poissonnerie –elle a d'ailleurs déjà trouvé un stage. Enfin, Maxime, ex-cadre dans une association de lutte contre la pauvreté, envisage de trouver un poste équivalent, mais dans un organisme engagé pour la transition écologique. Le bilan de tout ça est clair, toutes et tous veulent mieux coller à leur philosophie de vie tournée vers l'écologie et un monde plus vert.
L'épidémie de Covid-19 et son confinement sont passés par là. Les tendances à l'oeuvre avant cette période chaotique ont été accentuées. «L'aspect green, société durable, ça reste la grosse tendance dans les projets de reconversion. On a vu une accélération du questionnement autour de cette problématique après le confinement», témoigne Clara Délétraz, co-fondatrice de Switch Collective, une entreprise spécialisée dans l'accompagnement de projets de reconversion professionnelle.
Avec la mise sur pause de leur entreprise, beaucoup de salarié·es se sont interrogé·es sur leur rôle. «Il y a vraiment la notion d'utilité qui entre en compte. Les personnes qui viennent nous voir nous disent: “Si j'arrête ce que je fais aujourd'hui, ça n'aura aucun impact à l'échelle du monde.” Et pendant le confinement, avec le chômage partiel, ils se sont encore plus rendus compte de cette réalité», poursuit Clara Délétraz.
Le révélateur du chômage partiel
À Lyon, un souffle nouveau agite l'air depuis le milieu de l'été, malgré la première vague de chaleur qui s'est abattue sur la ville. Les écologistes se sont emparé·es de la mairie et de la métropole en devançant haut la main les autres candidat·es au second tour des élections municipales. Dans les locaux d'Anciela, une association qui accompagne les initiatives citoyennes en faveur d'une transition écologique, cette vague verte à la confluence du Rhône et de la Saône est attendue comme un accélérateur.
Fanny Viry, coordinatrice de la pépinière d'initiatives citoyennes au sein d'Anciela, a assisté depuis le début du déconfinement à un afflux de demandes de personnes souhaitant changer de voie. «Le Covid a accéléré cette prise de conscience chez les gens qui avaient déjà entamé une réflexion. On a des jeunes de 25 ans qui se disent que ce n'est pas possible de continuer dans leur job sans rien faire d'écologique, comme des cadres de 50 ans qui à dix ans de la fin de leur carrière se rendent compte qu'il est encore temps de changer quelque chose dans leur vie. Les personnes plus âgées veulent donner une coloration verte à leur CV, alors que chez les jeunes, c'est souvent plus radical. On voit par exemple des ingénieurs qui veulent quitter leur boîte pour monter des projets écologiques», observe Fanny Viry.
Cette dernière vient de créer Institut Transitions, un organisme lyonnais qui formera des adultes voulant se convertir aux métiers de l'écologie. Les très nombreuses demandes d'inscription ont convaincu Fanny Viry qu'elle était dans le vrai. «Il y a une prise de conscience de la nécessité de changer notre société. Le fait qu'on soit submergé de demandes à Institut Transitions, mais aussi l'élection d'un maire écologiste à Lyon en sont les symptômes.» En tout, cinquante-six élèves seront réparti·es dans deux promotions, pour la première rentrée de l'école en septembre. Les étudiant·es auront le choix entre de nombreux modules, comme une formation de 36 heures à l'agriculture durable.
«À quoi ça sert d'aller au travail à vélo si cette entreprise contribue à détruire la planète?»
Les nouvelles générations qui arrivent sur le marché du travail bousculent aussi les employeurs. Un nombre grandissant de jeunes fait du développement durable une priorité. Le collectif Pour un réveil écologique propose aux étudiant·es des outils concrets afin de mobiliser leur école ou leur université pour mieux se former sur les questions écologiques, et aider les jeunes diplômé·es à choisir un employeur suffisamment engagé dans la transition, tout en démasquant les adeptes du greenwashing. Le manifeste écrit par le collectif pour promouvoir une intégration des enjeux écologiques dans le monde professionnel a récolté 32.000 signatures depuis 2018.
«Beaucoup d'étudiants engagés dans la transition écologique ne sont pas en phase avec les emplois proposés par les entreprises, juge Amélie Clerc, membre du collectif Pour un réveil écologique. À quoi ça sert d'aller au travail à vélo si cette entreprise contribue à détruire la planète? Il y a une vraie réflexion sur quel emploi, dans quelle entreprise, je peux occuper pour m'inscrire dans la transition écologique. On organise des tables rondes sectorielles pour aider les jeunes diplômés ou les étudiants à trouver le poste en adéquation avec leur pensée. Une des premières questions qui revient souvent, c'est:“En quoi votre entreprise est-elle utile pour la société?”»
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Des transitions sans rupture
Dans le secteur en pleine construction de la transition écologique, l'enjeu n'est pas d'être formé à un métier très précis, mais plutôt d'avoir les outils pour trouver sa propre voie. «C'est un secteur qui est inventé par les personnes qui le font. Mais il faut des connaissances, un réseau, une vision de ce qui se fait à droite ou à gauche pour bâtir son propre métier. L'enjeu est davantage de se créer son propre débouché que de trouver un emploi», explique Fanny Viry, la co-fondatrice d'Institut Transitions.
Cependant, la belle histoire du cadre de La Défense qui plaque tout pour aller élever des chèvres en Lozère ressemble à un miroir déformant. La majorité des reconversions vers la transition écologique ne sont en réalité pas des ruptures radicales.
«Il n'y a pas tant de gens qui font des reconversions radicales. Oui, il y a de plus en plus d'emplois “verts”, donc cela pousse à se tourner vers ces métiers, mais la plupart des mobilités sont des petites reconversions vers des modèles voisins», analyse la sociologue du travail Sophie Denave. Un cadre dans la grande distribution ira plus probablement vers un emploi comparable dans une chaîne d'épicerie bio, plutôt que de tout plaquer pour ouvrir une bergerie.
La reconversion professionnelle n'est pas une nouveauté sociétale, mais l'aspect écologique s'y ajoute désormais. «Les changements radicaux de métier, il y en avait déjà dans les années 1960. Avec le plein-emploi, c'était même très facile. La différence désormais, c'est que la souffrance au travail n'est plus l'apanage des ouvriers. Aujourd'hui, les cadres sont très touchés par ce mal-être. Ils aspirent donc plus au changement qu'avant», ajoute Sophie Denave.
Au printemps, Switch Collective a réalisé un sondage auprès de 800 de ses client·es. 40% des «switcheurs», comme ils les appellent, étaient issus de formations en commerce, business ou management. Ce public ne se reconvertit pas majoritairement dans des métiers manuels éloignés de son savoir-faire, mais davantage dans le consulting, par exemple pour conseiller des entreprises dans leur processus de transition écologique. «C'est un peu le revers du processus de reconversion: beaucoup de gens que nous accompagnons veulent ensuite se lancer à leur tour dans l'accompagnement de gens qui se cherchent», constate mi-amusée, mi-dubitative, Clara Délétraz.