Dans l'épisode précédent: la stratégie de sortie de l'armée américaine passe par la formation des forces de sécurité afghanes. Mais un an après que l'administration Obama a tracé les grandes lignes d'une nouvelle stratégie pour l'Afghanistan, mettant l'accent sur la nécessité d'une plus grande implication civile, l'effort civil américain reste anémique, notamment dans les domaines critiques de la gouvernance et de la justice.
CAMP PARSA, Afghanistan- À Khost, il semble que l'armée afghane soit la seule entité gouvernementale compétente, et c'est d'ailleurs le point de vue des Afghans. Point faible: près de 900 des 3.700 soldats de la 1re brigade du 203e corps de l'armée afghane avaient déserté lors de ma visite, mais à cause de problèmes dans le système de gestion du personnel, beaucoup d'entre eux étaient encore payés. Point fort: Khost est le seul endroit d'Afghanistan où j'ai vu des soldats afghans refaire le plein avec du carburant qu'ils avaient convoyé eux-mêmes sur des routes dangereuses jusqu'à une petite base isolée.
Les progrès de l'armée afghane à Khost pourraient bien relever de l'exception nationale. La tradition militaire de la province remonte aux années 1950, à l'époque où des généraux venaient régulièrement recruter de jeunes talents dans les écoles locales, explique Candace Rondeaux, analyste pour l'Afghanistan de l'International Crisis Group. C'est aussi à Khost que les soldats américains ont mis en place le premier bataillon de l'armée afghane, rappelle Rondeaux. «[La province] a une véritable importance historique en termes de développement militaire.»
Les gradés de l'armée afghane n'ont pas pour habitude de travailler tard. Pourtant, le soir de mon arrivée à Camp Parsa, immense base militaire de Khost, le brigadier général Zahir Wardak, commandant en second de la brigade afghane, était encore au téléphone longtemps après les heures syndicales. Il transmettait des instructions à un chef d'unité de Sabari, une zone violente où les forces spéciales américaines et les commandos afghans étaient sur le point de lancer une mission. La nouvelle approche américaine, celle qui pousse un général afghan à parler à des commandants d'unité en pleine nuit, c'est «l'action combinée», la Combined Action. Elle a produit des résultats admirables à Khost, province orientale prospère mais troublée, proche de la frontière pakistanaise, où des militants fidèles à la dynastie père-fils de Jalaluddin et Sirajuddin Haqqani combattent les États-Unis et les forces de la coalition depuis des années.
Quand la section 1-40 de la cavalerie aéroportée américaine est arrivée à Camp Parsa en novembre pour commencer les sessions de formation intensive, pour l'armée afghane, le travail «c'était du 9h-17h», se souvient le lieutenant colonel Rob Campbell, commandant de la 1-40. Il raconte:
Ils arrivaient le matin et prenaient les nouvelles. Ils restaient bien confortablement ici, dans la grande base, et le soir ils allaient se coucher. Ils ne se battaient pas.
Avec quelques cloisons en contreplaqué et des bureaux bâtis à la hâte, les Américains ont transformé un gigantesque entrepôt vide de la base afghane en Centre d'opérations tactiques américain et afghan, surnommé TOC (Tactical Operations Center) dans le jargon militaire. Cette grande pièce ressemble beaucoup au centre névralgique câblé de n'importe quelle base américaine, avec des sièges en rond, des vidéos de drones en boucle et des cartes top secret projetées sur des écrans.
Ici, les officiers américains passent leurs journées à travailler avec leurs homologues afghans. Ils nouent des liens et accordent aux Afghans un accès sans précédent à leurs renseignements, à leur puissance aérienne et à leurs caméras de surveillance haute résolution. La Combined Action est née d'une série d'instructions du général Stanley McChrystal visant à améliorer et à accélérer la formation de l'armée afghane, raconte Campbell, mais beaucoup des initiatives propres à Parsa sont de lui.
Chaque matin à 9h, les officiers afghans de tous les bataillons briefent le général de brigade afghan Mohammad Asrar Aqdass et les officiers américains dans le TOC en s'appuyant sur des diapositives PowerPoint en anglais et en dari. Des officiers subalternes lisent, parfois laborieusement, des rapports des services de renseignements, les estimations des dégâts causés par les attaques ennemies, et les récits de bombes désarmées avec succès ou de captures de rebelles. Lors de ma visite, un officier de la logistique s'aidait de graphiques pour montrer les livraisons programmées de bois de chauffage et de ravitaillement à des bases isolées. Quelqu'un d'autre détailla le nombre de soldats tués et blessés, la nature des blessures -un dos cassé, un tympan percé- et la progression des traitements.
Tout cela semble assez normal à quiconque est étranger au mode de fonctionnement traditionnel de l'armée afghane, caractérisé par le manque d'intérêt général que les gradés éprouvaient pour leurs subalternes ou les recrues, et par l'impossibilité, dans des circonstances normales, de rapporter rapidement et précisément les conditions du champ de bataille aux commandants, et réciproquement. De l'opinion générale, les Afghans n'ont pas peur de se battre. En revanche, leurs dirigeants sont souvent paresseux, corrompus, et si éloignés de ce qui se passe sur le terrain que c'en est presque risible. Campbell m'expliqua:
Ce dont j'ai hérité en arrivant ici, c'est d'une armée afghane largement constituée, entraînée, et équipée pour tirer, se déplacer et communiquer à un niveau basique, mais qui n'opérait pas correctement. Le général Asrar est maintenant au courant de ce qui se passe. Il est désormais capable de dispenser des conseils, les ordres peuvent être transmis, il peut communiquer avec (un bataillon) par le biais d'un officier de liaison ou un opérateur radio, et non plus avec son téléphone portable, comme il le faisait avant. Et il peut le faire en étudiant une carte... et prendre des décisions plus pertinentes.
Si enseigner à créer des briefing PowerPoint aussi barbants que ceux de l'armée américaine n'est pas forcément la meilleure des utilisations de la puissance militaire américaine, les diapositives obligent les officiers afghans à anticiper leurs missions, dont chacune doit avoir un objectif clair. Elle forcent les généraux à prendre en compte chaque jour combien de leurs hommes sont morts ou blessés, et si les soldats d'une base éloignée ont assez de vivres pour passer la semaine.
Dans son bureau, devant une tasse de thé arborant les épées croisées de la cavalerie américaine, le brigadier général Asrar me confia que travailler avec le bataillon de Campbell avait transformé sa brigade. Au départ, seule une petite équipe de formateurs américains leur avait été assignée. À présent, en plus du bénéfice d'un bataillon entier de formateurs américains à plein temps, la présence américaine avait permis à Asrar de découvrir des événements cruciaux qui s'étaient produits sur son territoire mais hors de sa zone de contrôle, comme le raid nocturne à Sabari.
Je dois répondre au chef d'état-major de tout ce que les unités font dans la province de Khost, m'expliqua le général Asrar. Avant, les Forces spéciales, ou Rangers, partaient en mission avec les commandos afghans, et je n'étais pas capable de lui rapporter ce qui se passait, parce que je l'ignorais.
Mais Asrar n'était pas seulement le plus gradé des chefs militaires de Khost. Il commençait aussi à être considéré comme le dirigeant le plus efficace de la région. Je l'avais observé quelques jours auparavant lors d'une réunion de sécurité avec d'autres officiers locaux. Le gouverneur, qui assistait en général à ces réunions, était en déplacement, Asrar avait donc pris sa place en tête de table. Quand un groupe de marchands de la chambre de commerce de Khost vint se plaindre des taxes trop lourdes imposées par les douanes, c'est à Asrar qu'ils s'adressèrent.
Les hommes menacèrent de manifester dans la rue. Ils s'acquittaient d'autant de taxes sur leurs importations à Jalalabad, se plaignaient-ils, et pourtant les routes qu'ils empruntaient étaient dangereuses et non asphaltées, et les bureaux de douane de Khost étaient dépourvus de balances et d'entrepôts où mettre les marchandises à leur arrivée. C'était là un problème du gouverneur, mais ce dernier brillait par son absence. Asrar se prit sa tête entre les mains. «Si c'est une loi nationale, nous ne pouvons pas faire une exception pour Khost», répondit-il aux hommes d'affaires. Ils le pressèrent d'appeler le directeur du bureau des douanes locales. De guerre lasse, Asrar prit son téléphone portable et s'exécuta.
Plus tard, j'ai évoqué cette réunion avec Asrar. N'avait-il pas fait le travail du gouverneur? Asrar réfléchit à la question. Une manifestation aurait pu poser un problème de sécurité, expliqua-t-il, et lui avait un intérêt à maintenir le calme. Mais il reconnut que l'armée est largement considérée comme plus honnête, efficace et fiable que le gouvernement.
Pour tout le monde, l'armée afghane est la seule à ne pas garder l'argent, commenta Asrar. Au gouvernement, ils se contentent de prendre l'argent et de se le mettre dans la poche, et ils ne font rien... Nous ne sommes pas là que pour la sécurité. Nous nous chargeons aussi de la gouvernance.
Rien de plus logique, lorsque l'on sait qui sert de guide à Asrar. Grâce au Counterinsurgency Field Manual [manuel de contre-insurrection sur le terrain] et aux conseils du général McChrystal, les officiers américains en Afghanistan se comportent souvent davantage en diplomates ou en employés d'organisation humanitaire qu'en soldats. «Si nous voulons que l'armée nationale afghane sorte de son rôle de gouvernance, nous ne devons pas nous soucier de gouvernance», m'a pourtant confié un officier américain. «Les généraux et les colonels se concentrent sur la gouvernance et le développement, alors que le département d'État devrait s'en charger. Mais (le département d'État) travaille avec l'armée. L'Usaid travaille avec l'armée. Et d'où viennent les idées dans la lutte contre l'insurrection, sinon des généraux qui sont aussi des politiciens?»
Les forces américaines sont en train de façonner l'armée afghane à leur image: comme une institution qui ne se contente pas de se battre, mais anime des réunions avec les anciens, distribue de l'aide humanitaire, et élabore une stratégie médiatique sophistiquée avant les batailles, remplissant de façon bien commode les failles laissées par un gouvernement et un système judiciaire aussi faibles que corrompus. Si cela peut sembler une bonne chose, une armée n'est pourtant pas un gouvernement. Une armée n'est pas un appareil judiciaire. Un pays géré par des militaires n'est généralement pas particulièrement réceptif au désir de son peuple.
«Ça m'inquiète un petit peu, admit le lieutenant colonel Campbell, commandant de la section 1-40, parce que le gouvernement n'est pas là où il devrait être en ce moment. Certains (des sous-gouverneurs de district) ne devraient pas occuper cette position. Ils ont été nommés au lieu d'être élus, et ils posent de gros problèmes. Nous ne voulons pas que cela devienne un État militaire. Sûrement pas. Ce que nous voulons, c'est que le gouvernement puisse s'épanouir ici.»
Une armée compétente qui soutient un gouvernement faible doit soit prendre le contrôle, soit se laisser entraîner dans l'échec. Les soldats afghans le savent. Le capitaine Mohammad Rasul, officier de planification de 37 ans, a servi six ans dans l'armée afghane avant l'arrivée au pouvoir des talibans, et a repris du service après 2001. Son visage fin respire l'intelligence; ses tempes blanchissent prématurément et ses lunettes aux verres teintés ne l'empêchent pas de voir clairement les problèmes de son pays. Il assène:
Si tous les soldats afghans font ce qu'il faut pour créer un lien entre le peuple et le gouvernement mais que le gouvernement est corrompu, les gens ne soutiendront pas non plus l'armée nationale afghane. Il faut que nous fassions changer le gouvernement. Si notre administration est corrompue, si nous pratiquons la discrimination ethnique, nous ne pourrons pas diriger ce pays. Un point c'est tout.
À ses yeux, les Américains devraient s'attacher à conseiller les fonctionnaires du gouvernement avec autant d'assiduité qu'ils le font pour les soldats. Sinon, tout le bien que pourra faire l'armée afghane pourrait s'avérer complètement inutile.
«Nous nous demanderons: pourquoi faisons-nous cela?, dit Rasul. Nous combattons la violence et l'insurrection, mais la violence et l'insurrection ont contaminé notre gouvernement.»
Découvrez ici une série de diapositives de l'armée afghane.
Vanessa M. Gezari
Vanessa M. Gezari est une journaliste basée à Washington. Elle écrit un livre sur les efforts de l'armée américaine pour comprendre la culture afghane.
Traduit par Bérengère Viennot
Photo: Des soldats des forces de sécurité afghanes patrouillent dans la ville de Shah, dans le sud de l'Afghanistan, le 12 février 2010. REUTERS/Baz Ratner