Culture

En Arabie saoudite, les droits des femmes entre deux eaux

Temps de lecture : 4 min

À travers le personnage de Maryam, têtue et déterminée, Haifaa Al-Mansour dresse un état des lieux sur les droits des femmes dans son pays, en plein bouleversement depuis quelques années.  Razor Film
À travers le personnage de Maryam, têtue et déterminée, Haifaa Al-Mansour dresse un état des lieux sur les droits des femmes dans son pays, en plein bouleversement depuis quelques années.  Razor Film

Il aura fallu attendre 2012 pour qu’un premier long métrage soit officiellement produit et tourné en Arabie Saoudite: Wadjda, récit sur une saoudienne de 12 ans qui rêve de s’acheter un vélo. Récompensé dans de nombreux festivals, il était mis en scène par Haifaa Al-Mansour, ainsi considérée comme la première réalisatrice saoudienne. Après une incursion à Hollywood avec les films Mary Shelley et Une femme de tête, la cinéaste est récemment revenue dans son pays natal pour tourner un nouveau film, The Perfect Candidate.

Ce dernier raconte l’histoire d’une médecin saoudienne qui se présente aux élections municipales de sa ville, décidée à attirer l’attention sur l’état déplorable de la route qui mène jusqu’à sa clinique. À travers le personnage de Maryam, têtue et déterminée, Haifaa Al-Mansour dresse un état des lieux sur les droits des femmes dans son pays, en plein bouleversement depuis quelques années.

Le film s’ouvre par exemple sur un plan de Maryam au volant de sa voiture bleue électrique. La réalisatrice explique ce choix dans le dossier de presse: «Toutes les avancées survenues récemment pour les femmes en Arabie saoudite sont importantes et représentent des bouleversements majeurs pour la région. C’est pour cette raison que j’ai choisi de commencer le film avec le personnage principal au volant d’une voiture. C’est une chose qui aurait semblé impossible il y a encore un an.»

En effet, l’interdiction pour les femmes de conduire une voiture a été levée par le royaume il y a moins de deux ans, le 14 juin 2018. C’était le dernier pays au monde à appliquer une telle restriction. Depuis, des dizaines de milliers de saoudiennes ont pu passer leur permis, même si l’apprentissage de la conduite reste en moyenne six fois plus cher pour elles que pour les hommes. Un bilan en demie-teinte qui reflète assez bien l’état des droits des femmes dans le pays.

De nouveaux droits fragiles

En 2019, le régime a mis en place de nombreuses mesures de libéralisation, et levé beaucoup de restrictions qui pesaient sur la vie des femmes du pays. Jusqu'alors, les saoudiennes n’avaient notamment pas le droit de voyager sans l’autorisation d’un tuteur masculin –c’est d’ailleurs ce qui arrive à l’héroïne de The Perfect Candidate, qui est célibataire, et a besoin d’un accord signé de son père pour se rendre à un congrès de médecine. C’est cette frustration qui déclenchera sa candidature aux élections locales.

Ce système liberticide a récemment été bouleversé, puisque depuis août 2019, les femmes du royaume âgées de plus de 21 ans ont désormais la possibilité d’obtenir un passeport et de voyager librement sans autorisation d’un tuteur. Les saoudiennes peuvent également être reconnues comme cheffes de famille et se retrouvent à égalité avec les hommes concernant la gestion du foyer.

«En 2019, les femmes et les filles restaient insuffisamment protégées contre les violences, sexuelles entre autres.»
Amnesty International

Mais certaines restrictions persistent, le système de tutelle n’ayant pas été complètement aboli. Dans son communiqué du 22 août 2019, Human Rights Watch détaillait: «Les nouvelles réglementations n’affirment pas de manière explicite le droit de voyager à l’étranger, ouvrant la voie aux tuteurs masculins pour qu’ils demandent une ordonnance du tribunal visant à restreindre les déplacements des membres de leur famille.»

Si les femmes peuvent désormais voyager seules, le royaume n’a ainsi pas aboli le «taghayyub», qui permet aux maris ou aux pères de ramener de force une femme chez elle. Les tuteurs peuvent également signaler l’absence d’une femme de leur foyer et porter plainte pour «désobéissance», provoquant ainsi son arrestation ou son placement dans un foyer pour femmes.

Amnesty International rappelle aussi qu’en 2019, «les femmes et les filles restaient insuffisamment protégées contre les violences, sexuelles entre autres. Celles qui s’étaient réfugiées dans un foyer après avoir subi des violences domestiques devaient toujours obtenir l’autorisation d’un tuteur pour quitter les lieux.» Les femmes ne peuvent toujours pas se marier, ou être libérées de prison, sans l’accord d’un tuteur. Les rapporteurs des ONG ont aussi signalé la persécution accrue de militant·es des droits des femmes, dont certaines, comme Loujain al Hathloul, sont encore en détention et ont subi des actes de torture et sévices sexuels.

Modernisation ambiguë

Ces avancées ambiguës, l’Arabie saoudite les doit au prince héritier Mohammed Ben Salmane, qui tente de moderniser le régime à coup de grandes réformes sociétales et a notamment lancé en 2016 son «plan Vision 2030», pour tenter de diversifier l’économie du pays, excessivement dépendante au pétrole. Si ces nombreuses mesures ont offert de plus grandes libertés aux femmes, elles permettent aussi et surtout au régime de se racheter une image après la débâcle de l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi, qui critiquait l’autoritarisme de MBS. Ces progrès permettraient aussi à l’Arabie saoudite de narguer l’Iran, son plus grand rival dans la région. Malgré leurs motivations cyniques, ces avancées sociales importantes en Arabie saoudite ont été saluées par Amnesty International dans son rapport de 2019, même si l’ONG rappelle que de nombreux progrès restent à faire.

«Le cinéma en particulier était considéré comme tabou, et l’idée d’ouvrir des salles était une ligne rouge que la plupart d’entre nous pensaient infranchissable»
Haifaa Al-Mansour, réalisatrice

Pour les arts aussi, beaucoup de choses ont changé dans le pays. Les cinémas, qui avaient été interdits dans le royaume pendant 35 ans, ont commencé à réouvrir en 2018, encore une fois dans le but de diversifier l’économie du pays.

La cinéaste Haifaa Al-Mansour a pu l’observer entre le tournage de son premier film il y a huit ans, et celui de The Perfect candidate. Elle qui avait été forcée de diriger certaines scènes de Wadjda depuis une camionnette, pour ne pas se mêler aux hommes du tournage, a pu exercer son travail plus librement lors de son retour en 2019: «Les progrès qui ont été accomplis sont formidables pour les réalisateurs locaux. Il était très compliqué de faire un film en 2012, et les gens étaient encore réticents à embrasser toute forme d’expression artistique publique. Le cinéma en particulier était considéré comme tabou, et l’idée d’ouvrir des salles était une ligne rouge que la plupart d’entre nous pensaient infranchissable. Évidemment, aujourd’hui, tout a changé, et nous avons des cinémas dans tout le royaume.»

The Perfect candidate s’achève sur un autre plan de la voiture de Maryam, seule tâche de couleur dans une marée de véhicules blancs. Au milieu de l’écran, l’image est comme coupée en deux par le mât du drapeau saoudien; un dernier plan qui rappelle la double nature de la société saoudienne, encore coincée entre tradition patriarcale et modernité.

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