Santé / Sciences

Avons-nous vraiment besoin d'appareils dentaires?

Temps de lecture : 17 min

L'orthodontie est censée prévenir toute une série de problèmes. Mais des spécialistes remettent en question la solidité des études capables d’étayer ses prétentions.

En plus de ne pas être esthétiques, les bagues dentaires s'avéreraient être inutiles. | Yingpis Kalayom via Unsplash
En plus de ne pas être esthétiques, les bagues dentaires s'avéreraient être inutiles. | Yingpis Kalayom via Unsplash

En se lançant dans l'orthodontie, Peter Vig ne pensait pas déboulonner toute une spécialité. Au début de sa carrière universitaire en 1963, il voit l'orthodontie avec les yeux de l'optimisme –comme l'application de connaissances au profit de patient·es. Il va ensuite obtenir son doctorat en morphologie faciale à l'université de Londres, mener des recherches au sein de nombreuses universités et remporter dix-huit bourses des Instituts américains de la santé (NIH).

Des exploits qui, aux yeux d'autres orthodontistes, en font une légende de sa discipline. Sauf que plus il avance dans sa carrière, plus il se heurte à des désillusions. Et plus il se consacre à la recherche orthodontique, plus il en vient à remettre en question ce qu'on lui a enseigné à l'école dentaire: que le traitement orthodontique est nécessaire à la santé.

Manque d'intégrité scientifique

Au fil des années, Peter Vig a multiplié les lettres aux revues universitaires. Il y déplore l'absence de preuves solides des bénéfices pour la santé des traitements orthodontiques et remet en question, selon ses propres termes, le «dogme dominant» de l'orthodontie.

Dans un procès contre un confrère orthodontiste, il a été appelé à la barre comme expert. Un jour, une revue où le spécialiste était reviewer (critique), l'American Journal of Orthodontics (devenue l'American Journal of Orthodontics and Dentofacial Orthopedics), lui annonce refuser un de ses articles de peur que ses résultats, mettant en doute l'efficacité du diagnostic et la variabilité des traitements, ne donnent une mauvaise image de la profession. En réponse, Peter Vig menace d'écrire un article sur l'éthique des revues d'orthodontie. Contacté par Undark, le rédacteur en chef de l'American Journal of Orthodontics and Dentofacial Orthopedics s'est refusé à tout commentaire.

Si la revue accepte finalement de publier l'article, l'expert en était arrivé au stade où ce désaccord n'est qu'un énième exemple du manque d'intégrité scientifique en orthodontie. «C'est peu après cet épisode, explique-t-il, que j'ai démissionné».

Aujourd'hui, il est en semi-retraite. L'orthodontie a bien changé depuis l'apogée de sa carrière. Mais à l'en croire, les organisations du secteur continuent toujours à avancer des affirmations dénuées de fondement dans la littérature scientifique. L'orthodontie est largement considérée comme une spécialité médicale, pas seulement cosmétique. Des petites cliniques à l'Association américaine des orthodontistes (AAO), les promesses publicitaires ciblent une foule de maux, des caries jusqu'aux douleurs de la mâchoire. À l'heure actuelle, l'AAO conseille aux parents d'envoyer tous les enfants en consultation orthodontique avant l'âge de 7 ans afin d'identifier de potentiels problèmes et de concevoir un plan thérapeutique.

Selon le site web de l'organisation, l'absence de traitement peut entraîner des caries dentaires, des maladies des gencives, la cassure des dents de devant et une perte de tissu osseux maintenant la dentition en place. De nombreuses cliniques orthodontiques mettent également en garde contre des douleurs persistantes de la mâchoire et des maux de tête.

Traitement et études en ferraille

Quelques dentistes et orthodontistes originaires du monde entier, dont Peter Vig, se sont penchés de près sur les données prouvant ces affirmations et les ont trouvées fort maigres. Si certaines études isolées peuvent laisser entendre qu'un traitement orthodontique améliore la santé bucco-dentaire, elles sont souvent truffées de biais et ne prennent pas en compte des variables comme le statut socio-économique. En outre, lorsqu'on analyse de près les résultats de plusieurs études, rien n'atteste qu'un traitement de ce genre diminuerait la probabilité de voir survenir des problèmes comme la parodontite ou des douleurs de la mâchoire.

Depuis les années 1940, la proportion d'enfants recevant un traitement orthodontique est en constante augmentation. De 2010 à 2012, 16,8% des enfants américains âgés de 10 à 14 ans ont consulté un spécialiste. Et le pourcentage à en avoir vu un à un moment quelconque de leur enfance est probablement beaucoup plus important.

Si on se fonde sur des données passées, il est probable qu'environ la moitié des enfants américains reçoivent aujourd'hui un traitement orthodontique, selon Philippe Hujoel, épidémiologiste spécialisé dans la santé bucco-dentaire à l'université de Washington. Parallèlement, les dépenses générées pour ces traitements s'élèvent à 5,4 milliards de dollars par an. Les assurances privées et Medicaid couvrent 4,2 milliards de dollars supplémentaires, et certaines associations caritatives prennent en charge les familles dans le besoin quand Medicaid estime que le traitement est médicalement inutile.

Depuis les années 1940, la proportion d'enfants recevant un traitement orthodontique est en constante augmentation.

L'Association américaine des orthodontistes n'a pas voulu répondre à Undark. Mais de nombreux orthodontistes se rallient aux affirmations de l'association. Certain·es doutent même de la pureté des intentions des détracteurs de la discipline –dont Peter Vig, qui a récemment rejoint, contre rémunération, le conseil consultatif clinique d'une entreprise d'alignement des dents, vantée comme une alternative à l'orthodontie traditionnelle. (Par écrit, il reconnaît ses liens avec cette société, tout en faisant remarquer que son travail académique critique envers l'orthodontie les précède de plusieurs décennies.)

D'autres spécialistes, dont Peter Greco, professeur clinique d'orthodontie à l'université de Pennsylvanie et rédacteur en chef adjoint de l'American Journal of Orthodontics and Dentofacial Orthopedics, soulignent que les traitements orthodontiques sont tout particulièrement difficiles à tester expérimentalement, et que les décisions thérapeutiques sont souvent prises sur la base de connaissances traditionnelles et de l'expérience clinique de la personne qui pratique, plutôt que sur des preuves scientifiques.

«La prédominance de l'information se trouve à peu près là», déclare l'universitaire. Tout en ajoutant que l'assise factuelle de la discipline n'a cessé de se solidifier au cours du temps.

Certains orthodontistes remettant en question les bénéfices pour la santé bucco-dentaire de leur pratique continuent tout de même à s'occuper de patient·es. Selon eux, il est essentiel de communiquer en des termes clairs les preuves existantes –ou inexistantes. «Si vous dites au commun des mortels» qu'un enfant a «une hypoplasie mandibulaire, ou une déficience maxillaire, ou un faciès adénoïdien –il entend quelque chose de grave», commente Peter Vig. Les parents ne savent pas forcément pour quoi ils signent. «Et c'est bien là le problème».

À la quête du sourire parfait

Dès l'Antiquité, des dentistes d'Égypte ou de Grèce s'étaient mis en quête de la bouche parfaite. Des momies ont été retrouvées dans des tombes avec des bandes autour des dents. Même le philosophe romain Pline l'Ancien recommandait de se limer leurs dents pour les aligner correctement. Au début du XVIIIe siècle, le dentiste français Pierre Fauchard attachait les dents des personnes qui venaient le consulter à des arcs métalliques afin de discipliner les sourires cabossés. Un siècle plus tard, le chirurgien dentaire britannique Joseph Fox consacrait quatre chapitres de son livre sur l'histoire naturelle et pathologique de la dentition humaine aux dents tordues et aux mâchoires mal alignées.

Reste que le but ultime de ces traitements n'était pas de prévenir les problèmes de santé, mais de créer un profil plus attrayant, explique Marc Ackerman, orthodontiste et spécialiste de l'éthique médicale à Boston. Norman Kingsley, considéré comme l'un des premiers pères de la discipline, était un sculpteur de formation classique. Devenu dentiste à New York, il appliquait ses connaissances sur la symétrie faciale au visage des femmes et hommes patients, diagnostiquant ce qu'il appelait des «irrégularités» et des «difformités».

Des momies ont été retrouvées dans des tombes avec des bandes autour des dents.

Il faudra attendre le début du XXe siècle pour qu'Edward Angle, un dentiste américain, transforme l'obsession des dentistes pour des dents droites en une science moderne: l'orthodontie. Dans son traité intitulé Traitement de la malocclusion des dents, il définit les paramètres précis d'une occlusion parfaite, au millimètre près. Son idéal se fonde sur les positions relatives des premières molaires supérieures et inférieures, qui, selon lui, devraient s'emboîter parfaitement les uns sur les autres, la crête des dents supérieures dans les anfractuosités médianes des dents inférieures. Tout serrage des dents s'écartant de cet angle idéal était considéré comme une malocclusion –mauvaise fermeture en latin.

«Telle fut probablement la pierre angulaire de la médicalisation en orthodontie», commente Alexander Spassov, orthodontiste et chercheur à Greifswald, en Allemagne. Avec les critères d'Edward Angle, les orthodontistes ont obtenu une mesure censée permettre l'identification des bouches qui avaient besoin ou non d'un traitement. Néanmoins, la transformation de la discipline en spécialité médicale a été progressive et on ne peut pas facilement la dater à un moment précis de l'histoire, ajoute Alexander Spassov.

Par exemple, précise-t-il, si Edward Angle a contribué à établir la spécialité en fondant la première école d'orthodontie et la Société américaine des orthodontistes (aujourd'hui l'AAO), jamais il n'a parlé de bénéfices pour la santé. Selon le chercheur, ce n'est que plus tard, peut-être après la Seconde guerre mondiale, qu'elle e a commencé à être considérée comme le traitement préventif de divers maux.

Être dans la norme à tout prix

Plus de cent-vingt ans après ses envolées poétiques sur «l'harmonie artistique» des dents bien alignées, le concept d'occlusion idéale d'Edward Angle reste un critère basique pour déterminer les personnes qui ont besoin d'un traitement orthodontique. Ces médecins spécialisés mesurent le chevauchement entre les mâchoires, la largeur du palais, l'espace que prennent les dents de leurs patients. Des mesures comparées à l'idéal, puis classées en fonction de leur déviation à la norme. Les malocclusions de type I sont les moins graves; celles de types II et III, les plus graves.

Ce processus de mesure systématique des dents et de mise en évidence de leurs divergences par rapport à l'idéal est essentiel pour créer la demande, déclare Anette Wickström, anthropologue de la médecine à l'université de Linköping en Suède. Elle étudie les procédures médicales qui normalisent l'apparence des enfants, comme les opérations pratiquées sur les enfants intersexués pour leur donner un genre normé.

«Nous avons tendance à voir le domaine médical comme quelque chose de neutre, qui ne fait que régler des problèmes. Sauf que le domaine médical édicte lui aussi des normes», précise Wickström. De la mesure du serrage des dents à la formulation des objectifs du traitement, les pratiques orthodontiques envoient au quotidien le message que la dentition devrait se conformer à un idéal très strict –et qu'en-deçà ou au-delà, on est dans l'anormalité.

Il est probable qu'environ la moitié des enfants américains reçoivent un traitement orthodontique. | Laureà via Flickr

Selon une enquête publiée en 2015 dans le Journal of Clinical Pediatric Dentistry, 57% des familles font principalement appel à ces soins pour redresser les dents de leurs enfants. La même étude révèle également que près de 85% des parents ayant opté pour un traitement pour leurs jeunes l'ont fait sur recommandation d'un dentiste. Les dentistes n'adressent généralement pas leur clientèle à l'orthodontiste pour traiter un problème médical existant, mais partent du principe qu'une intervention d'orthodontie préviendra de futurs maux, écrivait Marc Ackerman dans un article publié en 2010 dans le Journal of Medical Ethics.

Pour les parents, le passage de relais entre dentistes et orthodontistes leur fait comprendre qu'un traitement est à la fois «nécessaire et utile» pour la santé de leur enfant, avance Bill Shaw, professeur d'orthodontie et de développement dento-facial à l'université de Manchester au Royaume-Uni, dans un article publié dans la revue spécialisée Seminars in Orthodontics. Selon lui, l'orientation d'un dentiste vers l'orthodontiste fournit «une courroie de transmission pour entrer dans un traitement orthodontique, avec peu ou pas de réflexion ni de discussion».

Il suffit de se brosser les dents

Tout comme Peter Vig, Alexander Spassov a commencé sa carrière persuadé que ses pratiques amélioraient la santé bucco-dentaire. Lors de ses études à l'école dentaire de l'université de Greifswald, jamais il ne vit questionnées les données étayant cette hypothèse. Après y avoir effectué son internat, Alexander Spassov accepta un poste de chargé de cours clinique et de chercheur à l'école de médecine. Immergé dans un environnement universitaire, il allait voir des étudiant·es ainsi que des femmes et hommes chercheurs œuvrant dans d'autres disciplines que la sienne passer quotidiennement la littérature académique au peigne fin.

Ils faisaient ce qui est désormais largement connu sous le nom d'EBM (pour evidence-based medicine, de temps en temps traduit par médecine factuelle ou médecine fondée sur les preuves). Développé il y a environ trente ans, ce paradigme médical se focalise sur l'exploitation d'une recherche de haute qualité dans la prise de décision médicale. Ces dernières années, des expert·es se sont cependant éloigné·es de ce terme et sa signification suscite de très lourds désaccords.

Suivant l'exemple de ses collègues médecins, il se lança lui aussi dans la recherche en orthodontie. En trouvant si peu d'éléments soutenant l'utilisation de sa pratique comme traitement préventif pour la santé bucco-dentaire, il en fut profondément décontenancé. Et allait même peu à peu voir dans ces preuves lacunaires un «conflit avec mes principes professionnels et éthiques».

Tout en continuant à enseigner l'orthodontie, Alexander Spassov se mit à dialoguer avec ses collègues des départements d'histoire, de bioéthique et de philosophie de l'université soucieux, comme lui, que des traitements puissent être proposés sur la base de preuves aussi insuffisantes.

En 2014, l'équipe a publié un article sur le sujet, dans une prestigieuse revue allemande d'éthique médicale. Elle souligne que, selon certaines estimations, moins de 5% de la population répond aux critères d'occlusion idéale d'Eward Angle (d'autres estiment que cette proportion pourrait atteindre 25% à 50%). Elle remet aussi en question la nécessité du traitement, arguant que les décisions thérapeutiques sont souvent basées sur des informations fournies de manière incomplète aux patient·es et mettent trop l'accent sur des bénéfices douteux.

Selon des études citées dans l'article, un simple brossage des dents complété par l'utilisation du fil dentaire aurait un impact plus important sur la santé bucco-dentaire que des interventions orthodontiques.

Données bancales, dentition de travers

Les opinions comme celles de Alexander Spassov et de Peter Vig sont très minoritaires face aux orthodontistes associant une utilité médicale à leurs traitements. Et, comme pour Peter Vig, certains spécialistes ont signalé à Undark que les opinions de Marc Ackerman pourraient être biaisées par un conflit d'intérêt, vu qu'il a également des liens financiers avec une alternative à l'orthodontie traditionnelle, s'incluant dans le domaine plus large et controversé de la télé-dentisterie.

Dans un courriel, Marc Ackerman insiste sur le fait que son engagement sur ces questions précède de plusieurs années sa relation financière avec la télé-dentisterie –ses premières critiques de l'orthodontie remontant à 2004. Nombre d'orthodontistes sont cependant fermement persuadés des avantages médicaux de leur discipline. «La santé dentaire est définitivement améliorée par la thérapie orthodontique, ce n'est pas un point que je conteste», déclare Peter Greco, en ajoutant avoir constaté les effets positifs du traitement orthodontique dans son propre cabinet. Tant qu'un orthodontiste aura été formé et accrédité de manière idoine, Peter Greco fera confiance à ses décisions, prises en fonction de ses connaissances et de son expérience clinique.

En théorie, Peter Greco est favorable à l'orthodontie factuelle, tout en précisant que sa mise en pratique n'est pas une mince affaire. En recherche sur des humains, l'étalon-or est l'essai randomisé contrôlé, une expérience dans laquelle un groupe reçoit le traitement –par exemple, un appareil dentaire– et l'autre un placebo, un appareil dentaire sur une durée différente ou une autre forme de traitement. Pour éliminer les biais, la répartition des groupes se fait au hasard. À la fin de l'expérience, l'équipe chercheurs compare les résultats de chaque groupe pour voir si le traitement a vraiment fonctionné.

Selon Peter Greco, ce genre d'études est particulièrement difficile à mener pour les traitements orthodontiques. D'une part, il est difficile de réunir un groupe de sujets d'étude suffisamment important pour obtenir des résultats significatifs et, d'une autre, la variabilité des individus empêche la normalisation des procédures. Alors, l'un dans l'autre, ces facteurs font qu'il est très difficile de conduire des essais cliniques où les variables sont contrôlées et où les groupes sont sélectionnés de manière aléatoire. Par conséquent, la majorité des recherches se contentent de comparer des personnes recevant un traitement orthodontique, sans prendre en compte d'autres variables.

La majorité des recherches se contentent de comparer des personnes recevant un traitement orthodontique sans prendre en compte d'autres variables. | Jonathan Borba via Unsplash

L'expérience clinique est nécessaire à la médecine factuelle, déclare Philippe Hujoel, mais elle n'est pas suffisante. Elle vous dira qu'une personne consultant est entrée au cabinet avec des dents de travers et en est ressorti quelques années plus tard avec un sourire droit. Mais prétendre qu'un changement de position des dents a des effets bénéfiques sur la santé à long terme? «Sans essais cliniques pour l'étayer, l'affirmation est extravagante», ajoute Philippe Hujoel.

Certaines études isolées laissent entendre que les individus aux dents très serrées ont plus de risque de présenter des problèmes dentaires. Par exemple, une étude publiée en 2000 montre que ces derniers ont plus de plaque dentaire et de bactéries pathogènes. Et une étude de 2017 révèle que, sur près de 15.000 sujets, ceux n'ayant pas reçu de traitement orthodontique étaient plus susceptibles de souffrir de parodontite, une grave infection des gencives. Mais comme aucune de ces deux études n'était randomisée, difficile de savoir si des variables comme la classe socio-économique –un facteur bien connu de santé bucco-dentaire –ont joué sur les résultats.

«L'expérience clinique est nécessaire à la médecine factuelle, mais elle n'est pas suffisante.»
Philippe Hujoel, épidémiologiste spécialisé dans la santé bucco-dentaire

En outre, en adoptant une vue d'ensemble sur la recherche, le tableau en devient d'autant plus troublant. Des chercheurs et chercheuses affiliées à l'École de dentisterie de l'université de Washington ont soigneusement sélectionné douze études sur l'orthodontie et la santé dentaire. Les recherches de ce groupe, publiées en 2008 dans le Journal of the American Dental Association, montrent que la santé dentaire des personnes ayant reçu un traitement orthodontique s'est en fait légèrement détériorée sur le long terme. Une étude plus récente, publiée dans le numéro de juin 2020 de l'American Journal of Orthodontics and Dentofacial Orthopedics, analyse sept études sur l'orthodontie et la santé bucco-dentaire. Si elle ne trouve aucune preuve d'une détérioration de la santé bucco-dentaire, elle arrive à une conclusion similaire: dans la littérature scientifique, ses auteurs et autrices n'ont pas pu trouver suffisamment de preuves des bénéfices pour la santé d'un traitement orthodontique.

Même sans parler des traitements, il n'est pas non plus évident que la malocclusion soit nocive pour la santé. Si certaines études isolées font état de risques associés à la malocclusion –douleurs de la mâchoire par exemple– les analyses de la littérature générale sont en tendance insuffisantes. L'étude de 2020 publiée dans l'American Journal of Orthodontics and Dentofacial Orthopedics analyse également quatre-vingt-sept écrits portant sur les effets sur la santé bucco-dentaire de la malocclusion et ne trouve toujours pas suffisamment de preuves indiquant que des dents de travers traduisent un risque sanitaire.

Farouche résistance

Évidemment, tout le monde ne va pas chez l'orthodontiste pour prévenir les caries. Beaucoup consultent parce qu'ils espèrent qu'une dentition droite améliorera leur vie, explique Stephen Richmond, professeur d'orthodontie à l'université de Cardiff, au Royaume-Uni. Et certaines données vont effectivement dans ce sens –du moins chez les enfants. En 2016, une équipe d'orthodontistes aux Pays-Bas avait analysé les résultats de quarante études pour constater que les enfants aux dents les plus tordues avaient en tendance une qualité de vie inférieure à celle des enfants aux dents droites. Reste que les chercheurs ne tenaient pas compte du fait que les études passaient sur les différences de statut socio-économique (un indicateur potentiellement puissant de qualité de vie) comme de probabilité de recevoir des soins dentaires.

Selon des orthodontistes, ce manque de preuves objectives n'a rien de rassurant. Après tout, le traitement représente une charge financière importante pour les familles comme pour le système de santé, tout en comportant certains risques pour la santé. Même des risques très faibles –des réactions adverses lors des interventions chirurgicales en passant par les effets à long terme de l'exposition aux rayons X– ne manqueront pas d'avoir un impact sur un nombre restreint, mais mesurable de la clientèle si suffisamment de personnes sont traitées, précise Philippe Hujoel. Et ce sont des millions d'enfants qui reçoivent chaque année un traitement orthodontique.

Mais tout le monde ne voit pas la chose du même œil. «Le ratio coût-bénéfice est si faible, déclare Peter Greco. Si vous pouvez facilement corriger un problème au cours du développement d'un patient, alors vous voudrez le faire pour lui donner toutes les chances de se développer normalement, autant sur un plan émotionnel et mental que physique».

Personne ne dit que les orthodontistes cherchent sciemment à duper leurs patient·es. Le problème est d'ordre culturel, affirme Marc Ackerman. En orthodontie, les preuves scientifiques ne sont pas aussi importantes que la tradition et l'expérience clinique. Si la commission d'accréditation de l'American Dental Association exige un cursus factuel, «c'est en grande partie du vent», ajoute Marc Ackerman dans un courriel. (L'ADA n'a pas souhaité répondre à nos demandes de commentaire). Lorsqu'il était résident, Marc Ackerman a plutôt eu affaire à un programme focalisé sur la pratique classique de l'orthodontie. Un jour, il avait essayé de contredire le directeur de son département. Il se souvient encore de sa réponse: «Ackerman, ne me prenez pas pour des données susceptibles de changer, mon opinion est faite.»

«Le ratio coût-bénéfice est si faible»
Peter Greco

Lorsqu'il était maître de conférences, Alexander Spassov a voulu lui aussi intégrer davantage d'évaluation critique des données dans le cursus. Mais il affirme que ses collègues l'en ont dissuadé, en lui disant qu'incorporer des principes d'EBM n'allait faire que perturber les étudiant·es. Selon Spassov, il est plus facile et moins déroutant d'enseigner le même contenu chaque année. Mais cela ne devrait pas justifier que la question soit purement et simplement ignorée. Le caractère contradictoire des preuves est «au cœur de la science et de la recherche», a-t-il écrit à Undark.

Selon Richmond, il faut que les orthodontistes repensent leur manière de communiquer les besoins thérapeutiques de leurs patients. «Les professionnels de santé doivent parfois faire attention à ce qu'ils disent», déclare-t-il. Quand un patient entend «vous avez peut-être un problème», cela reste gravé dans son esprit.

Marc Ackerman admet que les gens méritent des informations plus précises et nuancées. En 2007 et de nouveau en 2018, il a contesté certaines affirmations postées par l'Association américaine des orthodontistes sur son site web –à savoir que la malocclusion pourrait entraîner une perte de dents, des troubles de la parole et une mauvaise alimentation. Lorsqu'il leur a demandé des preuves étayant ces propos, ses griefs ont été balayés sans véritable enquête, affirme-t-il.

À peu près une décennie après sa première requête, le site a finalement été modifié –et a minima. Mais Peter Vig y voit tout de même un pas dans la bonne direction.

Mais le site liste toujours d'autres risques de la malocclusion sans en fournir les preuves.Voilà ce que c'est de contrer un dogme dominant avec de nouvelles données, déclare Peter Vig: on s'épuise. Dans un monde idéal, la charge de la preuve devrait incomber à ceux qui affirment quelque chose, ajoute-t-il. Mais elle incombe à la minorité d'orthodontistes disposés à douter du statu quo –à l'instar de Peter Vig, Marc Ackerman et Alexander Spassov. À chaque article publié risquant de présenter la profession sous un jour négatif, ils exigent qu'on leur fournisse des preuves de telle ou telle affirmation et ne font que rencontrer une résistance farouche, commente Peter Vig. «On en devient des parias dans notre profession».

Cet article a initialement été publié sur Undark

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