Ce même 5 août sortent sur les grands écrans français deux documentaires remarquables. L'un et l'autre sont surtout composés d'images d'archives et ils ont en commun de concerner des événements historiques auxquels un art populaire –le cinéma dans un cas, la musique dans l'autre– sont directement associés.
Ils sont tout deux également nés d'événements survenus à la fin des années 70. Mais ici s'arrêtent leurs points communs. Au-delà de leur caractère exemplaire des puissances du cinéma documentaire, puissances d'ailleurs mobilisées de manières très différentes, leur singularité importe davantage que les ressemblances en grande partie conjoncturelles qui les rapprochent.
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Dawson City, la folie de l'or et la résurrection des images
Le sous-titre de la version française, Le temps suspendu, rend moins compte de la singularité du film et de ce qu'il évoque que l'original, Frozen Time. Ne serait-ce que parce que le gel n'est pas une mince affaire dans cette bourgade du Grand Nord canadien, gel qui a d'ailleurs joué un rôle décisif dans l'hallucinante aventure que le film relate.
Cette aventure est le produit de nombreuses histoires de natures et d'ampleurs très variées. Elle associe le destin d'un lieu, au confluent des rivières Yukon et Klondike, les violences infligées aux Amérindiens qui y vécurent des millénaires, la ruée vers l'or qui submergea la région à la toute fin du XIXe siècle, l'essor de l'industrie capitaliste, les catastrophes écologiques, la technologie, la poésie et le commerce du cinéma.
Avec une impressionnante virtuosité, Bill Morrison compose de manière étonnamment lisible cette tapisserie aux multiples motifs, dont le déroulement couvre quelque cent trente ans, des premières prospections minières dans la région à aujourd'hui.
La quasi-totalité des deux heures du film est occupée par des documents d'époque, soit un grand nombre de photos, et quelques articles de presse, et des fragments de centaines de films muets, presque tous inconnus (à l'exception de La Ruée vers l'or de Chaplin).
Frank Barrett qui, avec sa pelleteuse, a mis à jour des centaines de bobines en 1978. | Théâtre du Temple Distribution
Ces films sont le fil conducteur du récit extraordinaire que déploie Morrison, en partant de ce jour de 1978 où un habitant de Dawson (à la fois conducteur de bulldozer, pasteur et cinéphile) mit à jour des boîtes métalliques d'où s'échappaient des bouts de pellicule.
Grâce à ce digne personnage, qu'on retrouvera aujourd'hui en compagnie de celle qui, venue observer le fruit de cette trouvaille pour un musée, est devenue son épouse. Plus de 300 films considérés comme perdus réapparaissent.
La manière miraculeuse dont ils ont été préservés fait partie du grand récit qui convoque violence insensée des rapports humains lors de la conquête de l'Amérique du Nord par les blancs, dangerosité mortelle des matériaux employés par les industries, dont celle du cinéma, résultat imprévu de l'avarice des Majors hollywoodiennes, foudroyantes évolutions des modes de vie –par exemple de Dawson qui passe en un an de 5.000 à 40.000 habitant·es, et deux ans plus tard à quelques centaines.
Dawson City en 1898, à l'époque de sa brève prospérité lors de la ruée vers l'or du Klondike. | Théâtre du Temple Distribution
S'il convoque une succession de personnages mémorables –prospecteurs (dont Jack London), banquiers, entrepreneurs de spectacles, chef indien, capitaine d'industrie, hockeyeur…– directement liés à la ville, le film réussit à inscrire ce récit aux multiples fils dans l'encore bien plus vaste histoire de l'évolution des techniques, du développement économique, des luttes ouvrières aux États-Unis, et aussi des grandes étapes de l'histoire du cinéma américain.
Il y parvient en s'appuyant sur plusieurs ressources, dont la principale est constituée par les images en noir et blanc datant des années 1890-1925. Essentiellement des photos prises sur place, par un photographe aussi génial que mal connu, Eric Hegg, et par des extraits des films retrouvés.
Quelque part sous le paysage laminé par l'industrie extractive, un autre trésor que n'a jamais cherché le trust Guggenheim. | Théâtre du Temple Distribution.
Ces extraits sont employés par Morrison selon une logique délibérément ludique, suggestive, qui est loin de renvoyer au seul principe habituel d'illustration.
Un mot, une situation appellent deux, trois, huit brefs fragments, parfois mal lisibles, mais qui ensemble donnent une vie inattendue et un peu mystérieuse, souvent humoristique, à l'évocation d'un fait de société ou d'un événement de la chronique de Dawson.
Du plus littéral au plus allusif, c'est un vaste éventail de rapports entre faits et images que déploie et ne cesse de reconfigurer un montage qui bénéficie en outre d'un double avantage.
Tout d'abord, de manière évidente, la beauté des images. Presque toujours les photos de Hegg sont magnifiques, et très souvent les plans, les cadres, les lumières, les gestuelles des brefs extraits de films ne le sont pas moins, quoique selon des régimes esthétiques très différents.
Si ces centaines de films sont restés tout ce temps à Dawson, c'est qu'il s'agissait de la ville la plus éloignée, tout en bout de la chaîne de distribution. Stockés, réputés inutiles après l'arrivée du parlant, ces exilés ont été en grande partie détruits, mais pas tous... Pour avoir été réutilisés de la manière la plus triviale et sans aucune considération, ils réapparaissent un demi-siècle plus tard.
Un des nombreux visages conservés secrètement dans le permafrost du sous-sol de Dawson, et sorti du néant. | Théâtre du Temple Distribution
À quoi s'ajoute le fait que leurs images ont été, un peu, beaucoup, énormément endommagées. Ces altérations ajoutent un côté fantomatique, mystérieux, parfois aux limites de l'abstraction ou du spiritisme, à ces scènes d'amour, de bagarre, de poursuite dans la neige, de révélations mélodramatiques ou burlesques dans des cabanes en bois ou des salons surannés.
Au prodigieux travail d'assemblage de ces milliers de fragments, un art dans lequel il est depuis quelque trente ans un praticien reconnu, Bill Morrison adjoint un autre dispositif qui se révèle très pertinent. En lieu et place de l'habituelle et souvent envahissante voix off, le commentaire (qui comporte de nombreuses et nécessaires explications) est constitué de phrases brèves qui viennent s'inscrire à même l'image.
Périlleux, le procédé s'avère en ce cas très pertinent, y compris par son caractère évanescent: il arrive qu'on ne puisse tout lire, ou que captivé·e par les images, on oublie de le faire. Cette moindre prégnance des mots participe du mouvement intérieur du film, et de la relation à la fois très riche, très instable, et privilégiant la suggestion qui fait la force ample et mystérieuse de ce film, au-delà même de l'immense quantité d'informations qu'il recèle.
White Riot, la musique contre les fascistes
On ne trouvera guère d'équivalent en terme de recherche formelle dans le film de Rubika Shah. Son énergie vient d'ailleurs, du passé qu'il évoque, et le mérite de la réalisatrice est d'avoir su la conserver.
Ce passé, c'est celui de la Grande-Bretagne dans la deuxième moitié des années 1970, avec notamment la montée d'une extrême droite ouvertement raciste, incarnée par un politicien d'extrême droite, Enoch Powell, et traduite par les résultats électoraux du parti anti-immigrés National Front.
Dans ce contexte apparaît un mouvement de résistance sous le label Rock against Racism (RAR), qui culminera avec le concert gigantesque de Victoria Park à Londres le 30 avril 1978. Sur scène, la fine fleure de la scène punk, avec notamment les Clash, qui interprètent un de leurs premiers titres, ce «White Riot» qui donne son nom au film.
Celui-ci mêle documents d'époques et entretiens d'aujourd'hui avec ceux qui menèrent la lutte contre la montée de l'extrême droite avec la musique comme arme principale: le photographe Red Saunders, l'ouvrier typographe Roger Heard et la journaliste Kate Webb.
Le film rappelle des souvenirs occultés depuis, telles que les déclarations fascisantes de David Bowie ou ouvertement racistes d'Eric Clapton, qui témoignent de la prégnance des idées d'extrême droite dans une société où une part de la jeunesse des quartiers pauvres se complait à associer salut nazi et agressions contre les étrangers.
White Riot réussit à ne pas simplifier l'évocation d'une époque aussi impressionnante par ce qu'elle a de proche que par ce qu'elle a de déjà très lointain, notamment dans le vocabulaire et les références politiques.
Jimmy Pursey, le leader de Sham 69 face à la foule de Victoria Park durant la grande manifestation Rock against Racism. | The Jokers Films
Tenant ensemble la radicalité des affrontements et l'ambivalence de l'univers punk dans sa relation aux skinheads, ambivalence incarnée notamment par le groupe Sham 69, le film est surtout le récit impressionnant d'une mobilisation populaire partie d'un petit groupe d'activistes de gauche, longtemps sans aucun relai institutionnel dans le monde politique britannique.
White Riot construit ainsi une évocation du rôle actif d'une forme musicale, mais aussi d'un style (notamment vestimentaire et capillaire, mais aussi de vocabulaire, etc.) dans une pratique politique.
En quoi il témoigne d'enjeux qui sont loin d'être circonscrits à la sphère artistique définie, comme trop souvent, comme isolée de la vie sociale, et rattache les engagements musicaux à une tradition de lutte politique –en France, une part importante de la filmographie de Jean-Pierre Thorn (Faire kiffer les anges, On n'est pas des marques de vélo, 93 la belle rebelle) a développé une approche comparable.
La couverture d'un numéro du fanzine de combat, Temporary Hoarding. | The Jokers films
Si la musique (rock, punk rock, reggae) est au cœur des mobilisations évoquées par White Riot, un autre aspect important est montré par le film, sans d'ailleurs en tirer toutes les ressources possibles. Il s'agit de l'utilisation créative et efficace du graphisme, manifestée notamment par le fanzine de RAR, Temporary Hoarding, qui aurait pu donner lieu visuellement à davantage que des petits effets de montage et d'animation.
En revanche la présence vibrante, aujourd'hui, des protagonistes de l'époque participe du récit de cette sorte d'insurrection politique et musicale qui prendra part, comme le raconte le film, de la défaite de National Front… au cours d'élections qui amenèrent au pouvoir Margaret Thatcher, qui revendiqua de s'inspirer de Powell.