En général, quand je vois des gens avancer que l'immense perturbation provoquée par le confinement dû à la pandémie a eu des côtés positifs, j'ai tendance à me dire qu'ils pèchent un peu par excès d'optimisme. Pourtant, je vais peut-être devoir faire une exception pour Taylor Swift.
La vie de cette femme est programmée des années à l'avance depuis son adolescence. Chacune de ses créations a été passée à la moulinette de modèles stratégiques, orchestrée comme une campagne militaire à plusieurs étapes, positionnée de manière à profiter des vents dominants de la pop du moment, avec des effets probablement décroissants au fil du temps.
Cet été, elle était supposée continuer sa tournée internationale dans la foulée de la sortie de son album Lover, en août dernier. Aujourd'hui, au même titre que les musicien·nes du monde entier, de la superstar au choriste, elle a vu tous ses projets se dérober sous elle. Que faire alors, quand l'oisiveté est un concept totalement inconnu?
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La réponse est apparue au matin du jeudi 23 juillet, lorsque Taylor Swift a annoncé qu'elle avait commencé à écrire et à enregistrer tout un nouvel album en avril et qu'elle était prête à le sortir à minuit. J'ai d'abord commencé par être très sceptique face à une telle spontanéité de la part de l'une des plus grandes control freaks de la pop –peut-être y avait-il eu des préparations secrètes au préalable? Mais ses propos ont été étayés par Aaron Dessner, son principal collaborateur dans cette affaire, qui a annoncé que lui aussi avait été surpris par la rapidité du processus.
Malgré cette vélocité, Folklore, le cycle de seize chansons qui composent le huitième album studio de Taylor Swift, semble naître d'un état d'esprit plus intense, plus contemplatif que jamais. Il est presque dénué de toute trace apparente de lutte et de stress, même dans ses meilleures productions.
Lover, en revanche, avait vu certaines de ses plus adorables compositions chambardées par des hymnes pop frénétiques d'une immaturité bien en deçà de son âge pour une artiste qui voyait poindre la trentaine, comme c'était le cas pour Swift en décembre. Peut-être un confinement lui aurait-il fait le plus grand bien il y a une paye, à condition qu'on n'ait pas à encaisser une épouvantable pandémie mondiale pour le même prix.
Un juste milieu de contrastes
Le débarquement impromptu de cet album n'est pas la seule surprise. Toute une partie des fans de Taylor Swift, dont moi, a longtemps soupçonné (comprendre: espéré) que ses prochaines sorties prendraient un bon virage à gauche. Mais la plupart d'entre nous comptions sur un retour aux sources vers son passé country, ou un album acoustique reflétant son amour pour des chanteurs-compositeurs des années 1970 comme James Taylor (de qui elle tient son nom) et Joni Mitchell.
L'annonce de ce 23 juillet aurait pu donner du grain à moudre dans ce sens, surtout avec un titre comme Folklore, sans parler de la photo de couverture noir et blanc où Taylor Swift est miniaturisée par le gigantisme de la forêt californienne. Mais pas avec la présence de Dessner, multi-instrumentaliste du groupe vétéran indé-rock The National, en tant que coauteur et producteur sur la plus grande partie de l'album, en plus des cinq chansons avec son partenaire de studio de longue date, Jack Antonoff (sachant que tout cela fut réalisé avec la distanciation requise, dans des studios et des villes différentes).
Après tout, Taylor Swift n'était-elle pas cette diva des stades pop qui, en 2012, crachait son venin lyrique sur la prédilection d'un ex-amoureux pour «un disque indé bien plus cool que le mien»? La voilà désormais de mèche avec non seulement quelques suspects indépendants de premier choix mais, par le biais de Dessner, tout un groupe d'instrumentalistes à la croisée des chemins entre rock et nouvelle musique, qu'on s'attendrait davantage à trouver en train de donner un concert dans la salle new-yorkaise expérimentale Le Poisson Rouge. Le résultat est en partie un prolongement logique des moments les plus feutrés de Lover et, dans le même temps, une prise de distance avec sa trajectoire initiale.
J'avais quelques inquiétudes à ce sujet, car je suis connu pour ne pas être franchement fan du groupe de Dessner. Mais les arrangements sur Folklore sont bien plus retenus et de toute façon, The National dirigés par Taylor Swift ne seraient plus du tout The National. En fin de compte, l'album s'installe dans un juste milieu où les cadences conversationnelles si particulières de Swift et son émotivité vocale moyenne contrastent avec des motifs minimalistes au piano et des textures synthé par Dessner ou Antonoff, avec de subtiles touches de cordes et de cuivres.
Son précédent le plus proche, comme se sont accordé·es à dire les critiques de musique sur Twitter quelques heures à peine après sa sortie, pourrait être Sarah McLachlan dans sa période du milieu jusqu'à la fin des années 1990 –son album live de 1999 Mirrorball porte d'ailleurs le même titre que la sixième chanson de l'album qui nous occupe– ou une version sans le beat de trip-hop britannique à la même période, au moins aux moments plus chatoyants et ectoplasmiques du disque comme «My Tears Ricochet» (où Swift parle peut-être d'un vrai fantôme) et «Epiphany».
Quand il passe à la vitesse supérieure, il pourrait bien invoquer les intonations aux tempos plus lents des Cranberries ou des Cardigans (vêtement qui, en passant, fait une apparition dans plusieurs chansons de Folklore). Ce à quoi il ne ressemble pas, ou ce dont il semble se soucier comme d'une guigne, c'est ce qui définit la pop grand public de 2020.
Entre mythe et réalité
De meilleur augure encore, Folklore rompt avec le discours pop actuel et les pires tendances de Swift en se détachant considérablement du récit public de sa vie privée. Ce fil rouge avait commencé à apparaître assez innocemment dans son œuvre lorsqu'elle était une compositrice de country adolescente qui tirait les sujets de ses chansons des pages de son journal intime, mais à mesure que sa célébrité grandissait –et que la culture pop devenait de plus en plus obsédée par l'autoreprésentation sur les réseaux sociaux et les querelles entre célébrités– les chansons de Swift ont commencé à s'effondrer sur elles-mêmes, flattant le voyeurisme de la culture des fans de Twitter et faisant bien trop souvent le travail de ses critiques à leur place.
Elle a touché le fond en 2017 avec Reputation, qui essayait de tenir compte des retombées radioactives de sa guerre de stars avec Kanye West et Kim Kardashian mais ne semblait pas pouvoir s'empêcher de rejouer le match et d'essayer de marquer des points. Lover faisait davantage d'efforts pour se libérer tout en continuant de semer de petits cailloux ici et là sur son chemin musical, poussant ses fans à considérer sa musique moins comme une œuvre d'art et des sentiments autonomes que comme des messages autobiographiques à déchiffrer.
Ne croyez pas que je sois un puritain de l'esthétique –la vie et l'œuvre des artistes ont toujours offert à leur public des distractions parsemées de potins, mais cela finit par devenir un trou noir qui engloutit toutes les autres valeurs de l'œuvre. Aujourd'hui, on nous inonde de tant d'informations brutes dont la valeur ou le sens sont dénués d'importance que s'en déconnecter et s'engager dans un quelconque autre mode devient une gageure.
En écoutant Swift parler de l'étau psychologique que représente une enfance de star dans le documentaire Miss Americana sorti l'hiver dernier, on est facilement porté à compatir avec sa difficulté à vivre cette surveillance de tous les instants. C'est un soulagement de l'entendre s'en débarrasser un peu dans Folklore, dont le titre désigne directement les vastes zones entre mythe et réalité.
Comme l'écrit Swift dans un prologue à l'album, elle a commencé par des images individuelles qui ont ensuite suggéré des personnages et des scénarios, jusqu'à ce qu'elle se retrouve «non seulement à écrire mes propres histoires, mais aussi à écrire sur ou depuis la perspective de gens que je n'ai jamais rencontrés, de gens que j'ai connus, ou de gens que j'aurais préféré ne pas connaître. [...] Des mythes, des histoires de fantôme et des fables. Des contes de fées et des paraboles. Des potins et des légendes. [...] Isolée, mon imagination s'est déchaînée [...] elle s'est échappée dans le fantasme, l'histoire et la mémoire.»
Une trame sociale riche
Exemple typique d'une chanson qui se glisse dans tous les interstices de ces catégories, «The Last Great American Dynasty» raconte d'abord l'histoire d'une femme divorcée du milieu du XXe siècle à Saint-Louis qui met le grappin sur un magnat du pétrole à Rhode Island (qui ne tarde pas à casser sa pipe) et scandalise la ville, remplit sa piscine de champagne et joue aux cartes avec Salvador Dalí. Swift chante: «Elle prenait un infini plaisir à tout gâcher.»
En fait, il s'agit de la véritable l'histoire de Rebekah Harkness, héritière excentrique et mécène (elle possédait sa propre compagnie de danse) dont le mode et vie et la prodigalité indignèrent la bonne société dans les décennies d'après-guerre. Le rebondissement apparaît vers la fin de la chanson, lorsque Swift révèle que la demeure de Rebekah Harkness est la maison qu'elle possède à Rhode Island, où elle aussi a eu maille à partir (quoique bien plus modérément) avec l'establishment du coin. Et elle est très fière de revendiquer qu'elle aussi «a pris un infini plaisir à tout gâcher».
Certes, la chanson aborde de nouveau le sujet de son image publique, mais en utilisant une trame sociale bien plus riche que dans n'importe laquelle de ses compositions précédentes. Sa morale «vivre bien est la meilleure des vengeances» est incomparablement plus gaie que la plupart de ses amères tentatives précédentes de livrer des sarcasmes sur le sujet (la comparaison est peut-être même un clin d'œil critique à sa propre fortune et à ses privilèges, bien que je concède que ce soit là une interprétation un tantinet généreuse).
Musicalement, la chanson glisse tout du long au fil d'un rythme swing discret qui pourrait évoquer des images de jeunes hommes énamourés dansant lors des garden-parties de Rebekah Harkness. D'une manière qui semble typique du cadre conceptuel de Folklore, le personnage de la veuve folle refait surface dans la chanson «Mad Woman» (malheureusement, celle-ci est dépeinte à plus grands traits plus polémiques).
Retour en arrière
L'autre chanson peut-être la plus frappante d'un point de vue narratif de l'album Folklore est «Epiphany», qui débute par l'image d'une armée déferlant sur une plage, dont le prologue explique qu'elle est inspirée par «mon grand-père, Dean, débarquant à Guadalcanal en 1942», puis passe dans sa deuxième strophe à une salle d'opération moderne où les signes vitaux d'une femme sont en train de s'effondrer tandis que quelqu'un lui tient la main à travers une protection en plastique. «Certaines choses», chante Swift, «ne peuvent être dites». Au son d'accords électroniques prolongés, Swift décrit ces scènes en syllabes chaudes et mesurées qui rappellent le «This Woman's Work» de Kate Bush.
Cette chanson évoque aussi les gestes héroïques du quotidien dont on ne parle pas, des soignant·es comme des soldat·es au front, mais aussi de la patiente qui vit ce qui pourrait être ses derniers instants de vie, rêvant «d'une sorte de révélation» comme le chante Swift: «Je sers avec toi, je tombe avec toi.» C'est la seule chanson touchant à l'actualité de l'album, une évocation de la crise du Covid-19, mais qui pourrait tout aussi bien évoquer la lutte de la mère de Swift contre le cancer et ainsi servir de suite au déchirant «Soon You'll Get Better» de Lover[1].
Dans la chanson «Seven», Swift semble retourner à cette époque en commençant par une vision de pieds qui se balancent au-dessus d'un ruisseau «Haut dans le ciel / la Pennsylvanie en-dessous de moi», avant d'ajouter avec une intensité sans fard «Reste-t-il encore de belles choses?». La chanson décrit ensuite une amie d'enfance coincée dans une famille maltraitante et ses naïves tentatives de fomenter l'évasion de la fillette, peut-être en fuguant ensemble jusqu'en Inde. Écrire sur la maltraitance des enfants avec cette légèreté est une prouesse. «Bien que j'aie oublié ton visage», chante Swift, elle sent encore l'amour qu'elles se portaient «transmis comme des chansons folk».
Un triangle amoureux mystère
À part cela, Folklore tourne autour des sujets préférés de Taylor Swift: l'amour et les chagrins, mais le côté sentimentalo-théâtral en moins. Comme elle le dit dans le documentaire Miss Americana, en s'installant dans une relation stable plus adulte –avec l'acteur anglais Joe Alwyn (dont les fans se demandent s'il n'est pas derrière le pseudonyme William Bowery, crédité comme coauteur de deux chansons)– elle a été ravie de découvrir qu'elle pouvait encore parler de chagrin d'amour sans avoir le cœur brisé.
La chanson d'ouverture, «The 1», semble faire appel au dernier royaume de la série «le fantasme, l'histoire et la mémoire», en se demandant si les choses auraient pu se terminer différemment avec un amour perdu. Par la même occasion, cela la lance dans un décompte de ses meilleurs jurons personnels: dès le premier vers, elle déclare «I'm on some new shit», et plus tard c'est l'escalade jusqu'à sa première salve de fucks.
Swift a également déclaré que trois des chansons de cet album forment une trilogie sur un triangle amoureux adolescent, tout en nous laissant deviner lesquelles. L'élément central évident est «Betty», sorte de retour d'une précision troublante vers le style country de son adolescence, mais chanté du point de vue d'un jeune de 17 ans nommé James qui trompe sa petite amie lors d'une amourette d'été. Si l'on se fie aux indices textuels, il semblerait que les deux autres soient le très sensuel «August», point de vue de l'objet de l'amourette en question, et sans doute le premier single «Cardigan» qui serait la chanson de Betty, plus âgée, qui se souviendrait de cette liaison.
Quelle que soit la réponse, les points de vue différents contrastent ostensiblement avec les nombreuses chansons victimaires passées de Taylor Swift, ce qui témoigne que la culpabilité et le pouvoir peuvent véritablement changer et passer d'un acteur et d'une perspective à l'autre. Les chansons «Illicit Affairs», «My Tears Ricochet» et «Exile» (un duo qui dit: «Mesdames et messieurs, voici la voix de basse de Bon Iver») fournissent un contre-chant plus adulte sur la trahison et le rejet.
Davantage elle-même
Il y a des chansons d'amour plus simples sur le disque, comme «Invisible String», le genre qui égrène toutes les étapes du chemin avant la rencontre des deux amoureux, comme si la connexion entre eux avait toujours existé. Peut-être que oui, peut-être que non, mais (pour citer à demi Le soleil se lève aussi) «Est-ce qu'il n'est pas vraiment joli de réfléchir?»
Ce qui est également très joli, c'est «Peace», chanson dans laquelle Swift avoue qu'une relation avec elle ne peut être libre de toute turbulence, mais offre tout ce qu'elle peut imaginer d'autre –«te donner mon côté sauvage, te donner un enfant... je mourrais pour toi en secret». Avec la chanson «Hoax» qui suit, ces derniers moments de Folklore sont ceux qui font le plus de l'œil à l'intimité nue de Joni Mitchell dans ses grands moments.
Dans tout Folklore, dans tous ses modes et ses styles de récits, cette façon dont le son de Swift (surtout avec Dessner) est passé d'une trajectoire bien droite à une sorte de suspension cyclique donne l'impression qu'elle cherche à partager des questions plutôt qu'à calmer le jeu. Elle reste pourtant capable de faire monter la tension d'un cran quand c'est nécessaire, souvent dans ses remarquables ponts.
Ceci dit, elle a trop souvent tendance à diffuser sa puissance dans un romantisme trouble et des métaphores à tout-va; seize chansons tranquilles et midtempo, objectivement, c'est trop; et l'ambiance indé de bon goût de la musique dans son ensemble ne laisse que trop peu de place à sa malice et à son espièglerie. L'insularité reste sa faiblesse, à la fois artistiquement et d'un point de vue politique plus large. Les bourdonnements sourds et les ostinatos ne sont probablement pas le chemin qui permettront de sortir de cette impasse.
Mais dans l'ensemble, Folklore voit Swift devenir davantage elle-même, assumer plus sereinement l'attitude qui convient à son âge, phénomène qui s'est produit plus vite en quelques mois qu'au cours des cinq dernières années, et sans gamelle majeure. Cela mérite d'être célébré bruyamment –à distance raisonnable, bien sûr.
1 — Dans cette chanson, les chœurs qui l'accompagnaient étaient interprétés par ses premières inspirations, groupe alors connu sous le nom de Dixie Chicks, et il est assez ironique que la semaine dernière, le trio ait fait un come-back avec un nouvel album, Gaslighter, sur lequel Natalie Maines adopte des tics révélateurs de Swift tout à fait reconnaissables, tandis que Swift elle-même retourne vers des récits plus ouverts. Les courants des influences générationnelles ont des sources impénétrables. Retourner à l'article