La pilule féminine fête ses 60 ans et après des années de prise quotidienne et quelques scandales, elle reste le moyen de contraception le plus utilisé par les femmes. Mais loin d'être perçue comme une libération, à la différence de ses débuts, elle est désormais parfois vue comme une contrainte qui fait peser sur les femmes des effets indésirables et la charge mentale de la contraception.
Où en sont les recherches sur une éventuelle pilule masculine? Nombreuses sont les publications qui promettent «une pilule masculine bientôt sur le marché», mais force est de constater que cette dernière n'est toujours pas disponible. Le recours à la pilule féminine reste la norme.
De sérieuses avancées
Aujourd'hui, il existe des pistes sérieuses susceptibles de parvenir à l'élaboration d'une pilule contraceptive masculine. Les travaux les plus avancés sont ceux de l'équipe de la chercheuse en endocrinologie Stephanie Page de l'Université de Washington. Elle travaille sur la mise au point de deux méthodes contraceptives par pilule: le diméthandrolone undécanoate (DMAU) et le 11β-methyl-19-nortestosterone 17β-dodecylcarbonate (11β-MNTDC). Ces deux molécules se fixent sur les récepteurs des androgènes, qui se trouvent au niveau de l'hypothalamus et de l'hypophyse, situées dans le cerveau.
Physiologiquement, l'hypothalamus (situé dans le cerveau) sécrète une hormone appelée GnRH qui passe dans l'hypophyse et stimule la libération de deux autres hormones, la LH et la FSH (appelées les gonadotrophines). Ces deux dernières vont ensuite passer dans le sang et venir stimuler la production de testostérone et de spermatozoïdes dans les testicules. Les deux molécules développées par l'équipe de la docteure Paige permettent de bloquer cette cascade chimique en se fixant aux récepteurs des androgènes –un groupe d'hormones dont la testostérone fait partie– et à la progestérone –hormone et précurseuse de la testosterone. Cela va envoyer un signal au cerveau, lui commandant de ne plus produire de GnRH ni de gonadotrophines, ce conduit à terme à la diminution de la production de spermatozoïdes et de testostérone.
En Australie, l'équipe du professeur Sabatino Ventura de l'Université Monash développe une autre méthode. Elle consiste à bloquer deux protéines situées à la surface des cellules musculaires entourant les canaux déférents, permettant leur contraction et donc le transport hors du corps des spermatozoïdes lors de l'éjaculation.
Si cette dernière méthode n'a pas encore atteint l'étape des essais sur l'homme, celles de la professeure Page ont déjà été testées sur un petit nombre de patients et se sont avérées efficaces et sans effets indésirables importants. La prochaine étape consiste à faire tester les molécules à grande échelle. Cette phase coûteuse nécessite généralement un investissement important des firmes pharmaceutiques. Mais comme l'explique Stephanie Page, le «manque d'intérêt de la part de l'industrie pharmaceutique a gravement entravé l'introduction de nouveaux contraceptifs masculins sur le marché».
Alexandra Roux, docteure en sociologie qui vient de publier une thèse sociohistorique intitulée Par amour des femmes? La pilule contraceptive en France, genèse d'une évidence sociale et médicale (1960-2000), dresse le même constat. «Les essais cliniques pour une pilule masculine ont atteint tous les stades. Il ne restait plus qu'à investir dans les tests à grande échelle. Mais la plupart des industries pharmaceutiques considèrent que ça ne va pas être si rentable que ça et que c'est un trop petit marché.» Pourquoi les firmes considèrent-elles le marché de la contraception masculine comme peu rentable?
Des obstacles à trois niveaux
Michel Aurrand-Lions est chercheur à Marseille au centre de recherche en cancérologie. En 2017, alors que lui et son équipe travaillent sur les cellules leucémiques, il découvre par hasard qu'en bloquant l'interaction, par l'intermédiaire d'une molécule inhibitrice, de deux protéines chez des souris, elles deviennent infertiles. Cette interaction protéique est indispensable à une des étapes cruciales de formation du spermatozoïde, l'étape dite de polarisation, qui donne la forme caractéristique de têtard.
Le chercheur a voulu poursuivre la recherche mais s'est retrouvé très rapidement face à un obstacle de taille: obtenir un financement. Il a donc été contraint d'abandonner. Il suggère que les raisons au peu d'engouement pour les recherches dans ce domaine sont avant tout sociétales: «C'est quelque chose qui a du mal à entrer dans les mœurs. On a du mal à imaginer qu'il puisse y avoir une contraception masculine. Il est donc évident que faire financer de la recherche là-dessus est compliqué.»
«Mettre au point une pilule masculine dans les années 1970-1980 se fait sur un marché déjà saturé.»
Michel Aurrand-Lions évoque un autre obstacle, celui de la toxicité. «Dès lors qu'il y a le moindre risque de toxicité d'une molécule, elle est éliminée d'emblée. On a vu ce que ça donnait avec la pilule contraceptive pour femmes et les cancers du sein, là c'est moralement inadmissible et lorsqu'on travaille sur ce genre de choses, c'est un point important à prendre en compte.» Un cercle vicieux puisque pour moduler la toxicité d'une molécule potentiellement active et efficace, il faut de l'argent: «Dès lors qu'on fait de la pharmacologie, ce qui est compliqué c'est toute la chimie qui est derrière. Cet aspect-là coûte très cher.»
À ce titre, un essai clinique sur 320 participants, coparrainé et cofinancé, entre autres, par l'Organisation mondiale de la santé (OMS), a été interrompu pour cause d'effets indésirables jugés trop importants: «acné, douleur au site d'injection, augmentation de la libido et troubles de l'humeur». Dans l'étude, on peut lire: «À la suite de la recommandation d'un comité externe d'examen de l'innocuité, le recrutement et les injections d'hormones ont été interrompus prématurément.»
Les effets indésirables constatés sont pourtant similaires à ceux tolérés chez la femme. Par exemple, sur la notice de la pilule Leeloo disponible dans la base de données publiques des médicaments, parmi les effets indésirables fréquents, c'est-à-dire pouvant affecter plus d'une femme sur dix, sont répertoriés: modification de l'humeur incluant la dépression, modification de la libido (désir sexuel), apparition d'acné. Ces effets figurent aussi sur la notice d'autres pilules.
Cette différence de traitement entre femmes et hommes s'explique par plusieurs raisons. Tout d'abord, les normes réglementaires sont plus strictes aujourd'hui qu'elles ne l'étaient à l'époque de la mise sur le marché de la première pilule en 1956 par son coinventeur, Gregory Pincus. Ensuite, il n'y avait à l'époque quasiment aucune concurrence dans le marché des contraceptifs, ainsi que le raconte Alexandra Roux: «Dans les années 1950-1960, les firmes pharmaceutiques avaient grand intérêt à investir sur la pilule parce qu'il n'y avait pas de marché. C'était un marché nouveau, sans concurrent. Alors que mettre au point une pilule masculine dans les années 1970-1980 se fait sur un marché où déjà beaucoup de contraceptifs efficaces (pilules, dispositifs intra-utérins, implants hormonaux) sont présents, donc c'est un marché déjà un peu saturé.»
«Il n'y a pas d'acceptation des effets secondaires que peuvent avoir ces produits sur le corps des hommes.»
Le troisième obstacle, et pas des moindres, est que «culturellement, il y a un double standard qui fait que les effets secondaires sont beaucoup moins acceptables pour les hommes que pour les femmes. Les firmes et certains médecins anticipent que les hommes ne prendront pas la pilule et que certaines femmes, pas toutes, voudront garder la main sur leur contraception, ce qui rend les investisseurs assez frileux».
Comme le dit si bien André Gide, le présent serait plein de tous les avenirs, si le passé n'y projetait déjà une histoire. Celle de la pilule en dit long sur la perception qu'on en a aujourd'hui. Les essais cliniques menés par Gregory Pincus ont été menés sur des femmes portoricaines et déjà à l'époque, les volontaires avaient fait remonter bon nombre d'effets secondaires. «Mais malgré tout, il y avait une volonté de commercialiser ce produit», relate Alexandra Roux.
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De nos jours, même si les pilules commercialisées ne présentent plus les fortes doses d'hormones qu'elles contenaient à l'époque de Gregory Pincus, les effets secondaires sont toujours là. «Dès le départ et encore aujourd'hui, il y a une acceptation de l'impact et des effets secondaires que peuvent avoir ces produits sur le corps des femmes alors qu'il n'y a pas cette même acceptation pour le corps des hommes», observe la sociologue.