Laissez-moi ruiner votre été en une phrase. Et si vous regardiez un épisode d'«Only Connect»? Ils sont tous sur YouTube et c'est l'une des choses les plus excitantes qui soient diffusées sur le réseau de la BBC, au centre de cette galaxie de formats que les Anglais·es qualifieraient pudiquement de «smartass» (petit malin). «Only Connect» n'est pas un jeu qui brille par son dispositif technique: deux équipes sur un plateau vide, seulement animé par l'infinie gouaille de Victoria Coren Mitchell, championne de poker de son état.
Deux équipes de trois joutent pour devenir les gagnantes de la saison –une seizième devrait démarrer à la rentrée. Les trois membres de l'équipe qui remporte le jeu devront se partager un trophée, un cash prize de zéro livre sterling et le droit de se vanter à vie. Après tout, ils ont triomphé de ce qui est peut-être le jeu le plus difficile diffusé en Europe. Enfin… en Angleterre.
Qu'est-ce qui relie ces quatre éléments? Indice: c'est une question très «culture internet». | Capture d'écran via YouTube
Le but est simple: trouver le point commun entre quatre indices apparemment sans rapport. Plus vite une équipe fait le lien, plus elle remporte de points. Tout peut se deviner dès le premier indice (mais avec un minimum de chance) et le dernier indice doit au maximum le «donner». Un principe qui permet de taper dans tous les domaines de culture générale, misant moins sur les connaissances que sur la logique. Voici un exemple plus simple que la moyenne tiré du jeu:
C'est, en général, très difficile, et un auditoire étranger sera souvent perdu par certaines manches très localisées. Une question sur dix concerne Shakespeare ou les Smiths.
Un tel jeu ferait long feu sur la télévision française. Dans les quiz de culture générale, nous n'aimons pas vraiment la difficulté. Pas tellement sur le niveau exigé de culture générale ou l'aspect aléatoire et injuste de certains formats, mais parce que presqu'aucun jeu télé français n'est difficile pour le principe ou est ouvertement conçu pour se creuser la tête.
N'importe quel coup d'œil sur les programmes du service public un après-midi donnera des pistes argumentaires: nous sommes accros aux «concepts à dictionnaire». Trouver tel mot à partir de tel indice. Remplir des trous ou remettre des choses dans l'ordre. La galaxie Nagui des jeux à champion·nes où la chanson française a son importance. Les jeux sans twist. Dans les cas les plus compliqués, il faut deviner ce qu'un panel de Français·es a répondu («Une famille en or») ou l'inverse («Personne n'y avait pensé»). Des pays anglo-saxons, nous avons surtout importé les concepts où le dispositif est l'émotion, le storytelling, les gains très élevés rapidement («Who Wants To Be A Millionnaire») ou cette gamme de jeux où le décor est le personnage le plus important.
«Spin The Wheel», dont la version française est toujours dans les tuyaux, est un concept assez étrange. Son ambiance est lunaire. On dirait qu'un sacrifice humain pourrait commencer à tout instant.
Entre le second degré et la «pensée latérale»
Affirmons qu'il y a une ressemblance dans la manière de concevoir les jeux. Une mentalité un peu spécifique. Et si, en France, nous n'aimions pas ceux qui demandent plus d'un étage de réflexion? Dans toutes ses formes et formats, le medium exige de ses candidat·es de trouver une réponse après une question simple. «Qu'est-ce que X?» Et leur rôle est d'avoir ou non ce savoir.
Mais «Only Connect» demande une surcouche de pensée: il faut d'abord comprendre ce qui nous est demandé, puis avoir le savoir nécessaire. Chaque question est un concept, donc une petite trouvaille d'écriture. Elle est une bonne idée en soit. Il faut bien équilibrer les propositions pour que la première puisse se deviner avec un peu de chance, et que la dernière mette ostensiblement sur la bonne piste. Toute âme un peu prompte à la pensée latérale ou à l'éclair de génie y obtiendra une satisfaction. La deuxième manche du jeu est davantage énervée: il faut comprendre une séquence puis avoir le passif pour pouvoir trouver le quatrième et dernier élément –encore un étage de difficulté, mais la qualité d'écriture est là pour faire le reste.
Quel est le quatrième élément de cette suite logique? Vous avez vu ça des dizaines de fois. | Capture d'écran via YouTube
La série américaine de jeux vidéo «You Don't Know Jack» est un bon exemple. On vous demande parfois des choses plus simples qu'il n'y paraît, noyées sous des informations pop culturelles sans pertinence. Voici un exemple de question parfaitement écrite: un bon concept, un piège irrésistible et une réponse bien cachée.
Dans cet épisode de «You Don't Know Jack», la rédaction part en pique-nique. Les questions deviennent de plus en plus lacunaires et mal vérifiées.
Les mamelles de «YDKJ», dont les opus sortent de temps en temps, sont la qualité d'écriture et certains bons concepts de question. «Je vous raconte le rêve bizarre que j'ai fait et vous devez deviner le film que j'ai regardé juste avant.» «Devinez la bonne célébrité selon le contenu de sa poubelle.» Puis il y a le «Dis Or Dat», qui rappelle un certain «Sel ou Poivre». Eh oui, «Burger Quiz» s'en est inspiré. Le jeu français incarné par Alain Chabat & friends a duré bien plus longtemps que l'unique semaine de diffusion de la version télé de «You Don't Know Jack» –sans doute aussi parce que la balance humour/culture générale demandée n'est pas la même. En revanche, vous pouvez jouer à la version française de 1995 en ligne, localisée avec des blagues et des faits d'époque.
David Retiere a été assistant de production chez «Question pour Un Champion». Un format simple mais bienveillant, et sans doute le jeu de quiz réputé le plus ardu de la télé française. Ses règles sont indéboulonnables, ce format inspire les autres jeux «à champions» et reste considéré comme un outil éducatif. David rédigeait les fiches candidat·es pour Samuel Étienne, le successeur de Julien Lepers. Il est passionné de jeux télé. Lors de notre entretien, il articule «L'homme du XXe siècle» avec «La Tête et les jambes», et une époque où Pierre Bellemare et Jacques Antoine étaient les producteurs influents.
Il raconte la rédaction des questions, supervisée par une quinzaine d'âmes: «Il y a ceux qui cherchent des idées de questions, de thèmes; ceux qui formulent les questions et vérifient leur véracité; ceux qui “construisent” les questions d'un épisode, notamment pour équilibrer des thèmes abordés. […] Le cliché de personnes rivées sur Wikipédia ou dans les livres à longueur de journée n'est pas faux, mais incomplet. Ce sont surtout des personnes très ouvertes sur le monde extérieur, toujours à l'affût des dernières infos, découvertes, des expos, livres et films à voir.»
«QPUC» fait quelques efforts pour faire évoluer les questions, pas tant pour la dramaturgie de l'émission que pour essayer de surprendre les candidat·es. David Retiere relève la présence grandissante de «questions sur l'actualité, visuelles et sonores, voire des petits problèmes mathématiques. Le but est de surprendre et parfois déstabiliser les habitués, notamment ceux des clubs, de vrais compétiteurs qui s'affrontent parfois sur des tournois amateurs avec des questionnaires encore plus difficiles que ceux de l'émission».
Difficile de faire des efforts pour des bouche-trous
Le second degré s'est peut-être un peu perdu dans la marche de l'histoire (des jeux télé), mais il est bien né quelque part dans les années 1970. David Retiere évoque le très conceptuel «Pourquoi». «Un candidat démarrait avec une affirmation banale (“J'aime le cinéma”) et devait répondre à chaque fois pourquoi. Un jury déterminait si la réponse était convaincante et posait la question suivante. Si le candidat avait répondu qu'il aimait le cinéma car ça le détend, il devait expliquer par la suite pourquoi ça le détendait. De quoi virer presto dans l'absurde et le mystique. C'est peut-être le premier jeu faisant appel à une sorte de “lateral thinking”.»
Mais pourquoi diable plus aujourd'hui? La cruelle vérité étant que «les jeux télévisés restent les parents pauvres du PAF, ça doit pas coûter cher, ça doit fonctionner tout de suite, et ça doit combler les trous dans la grille». Les tentatives font long feu, «peut-être par manque de volonté des sociétés de production et des chaînes.» «La Gym Des Neurones» est un bon exemple. Concept rigolo, instructif et ludique, mais qui n'a tenu qu'une seule saison de 2001 à 2002.
Et s'il devait vous faire découvrir quelque chose, David Retiere citerait un obscur format russe diffusé depuis le milieu des années 1970: «What? Where? When?».
Comme dans «Only Connect», des têtes répondent aux énigmes proposées par le public. Une communauté mondiale et solide n'a jamais réussi à le faire exporter. Mesdames et messieurs les grosses légumes, vous savez désormais quoi faire.