Culture

«Les Fleurs de Shanghai», songe cruel et somptueux

Temps de lecture : 4 min

La reprise sur grand écran du film de Hou Hsiao-hsien déroule avec une douceur surréelle les violences d'un monde clos où se manifestent les ressorts les plus intimes de la comédie humaine.

Rituels sophistiqués et jeux de rôles dans l'univers clos des «maisons des fleurs» (à gauche, Maître Wang joué par Tony Leung). | Carlotta
Rituels sophistiqués et jeux de rôles dans l'univers clos des «maisons des fleurs» (à gauche, Maître Wang joué par Tony Leung). | Carlotta

Merveille des merveilles, cette possibilité rarissime de retrouver sur grand écran, et dans une version restaurée, le treizième long métrage du maître taïwanais. Cette invitation au voyage qui avait envouté le Festival de Cannes 1998 s'impose comme la plus splendide proposition parmi les reprises de l'été.

Pour la première fois de sa déjà riche carrière, Hou Hsiao-hsien proposait un film qui ne se passe pas à Taïwan, et qui se déroule dans une temporalité dépourvue de liens avec l'actualité. Dans un monde non seulement révolu, mais proche de l'abstraction.

Adapté du roman éponyme de Han Ziyun, qui fut à la fois grand usager et chroniqueur attentif des «maisons des fleurs» dans les concessions étrangères de la métropole de la Chine du Sud, le film organise une circulation hypnotique entre de multiples personnages.

Dès sa séquence d'ouverture, qui réunit la plupart des protagonistes autour d'une table de jeu et de beuverie au cours d'un plan séquence de huit minutes, se met en place la circulation des signes et des silences, des provocations et des séductions qui alimentera tous le film.

Au centre, les femmes du monde flottant

Les lents mouvements de caméra parcourent les visages et les costumes traditionnels somptueux dans les clairs-obscurs savamment orchestrés par le chef opérateur Mark Lee Ping Bing. Ils offrent d'emblée une puissante traduction visuelle de cet univers que les Japonais appelaient «le monde flottant». Et où le regard et l'attention à leur tour sont rendues flottantes, pour mieux les comprendre.

Monde de la prostitution, monde de cruauté et d'avidité, où les très jeunes filles sont vendues. Monde dont l'injustice ne sera pas masquée, mais à laquelle ne se résume jamais l'existence des femmes qui sont les principales figures de ce film, même s'il se déroule dans un environnement conçu par et pour les hommes.

Les Fleurs de Shanghai raconte de multiples histoires, tissées autour du motif narratif principal de la trahison par le jeune et riche maître Wang (Tony Leung) de sa maîtresse attitrée pour une autre «fleur» plus jeune et plus entreprenante.

Composé d'un très petit nombre de scènes (trente-sept), chacune traitée en un plan unique, le film ne montre ni ne raconte rien qui concerne le sexe, ni l'amour. Dans les quatre maisons où il se déroule, enclaves qui ne font qu'un seul monde coupé du reste de la ville, mais certainement pas hors du réel, il n'est question que d'argent, de fierté (la «face») et de rapports de force.

Le monde est là, et les dollars des envahisseurs étrangers aussi bien que les jeux de pouvoir. Huis clos intégral, le film laisse pourtant in fine filtrer un peu de la lumière du dehors, s'immiscer quelques sons de l'extérieur, cet extérieur où règnent une misère et une brutalité qui n'oublient pas ces femmes, les plus jeunes comme celles que l'âge menace.

Elles sont celles qui organisent et qui font bouger, qui négocient et qui assument. Alors que, détenteurs d'un pouvoir injustifié dont le caractère absolu les infantilise, ou témoins désabusés de jeux de signes à l'infinie vanité, les hommes semblent les maîtres et sont tout autant les pions d'un jeu si multiple que nul n'en détient le contrôle.

À huis clos, un espace infini

Et de cette multiplicité savamment agencée par la mosaïque de scènes et la diversité des situations, tandis qu'on passe de l'une à l'autre par des fondus au noir hypnotiques, naît un espace qui semble infini pour la libre méditation du spectateur.

Assurément ce que montre Les Fleurs de Shanghai n'est pas ni ne fut jamais la réalité. C'est un songe, où on flairera aisément les vapeurs de l'opium, un voyage intérieur sur les ailes d'une beauté souveraine et pourtant extraordinairement concrète. Elle est matérialisée par les tissus, les objets, les meubles.

Elle est, surtout, incarnée par la présence physique singulière de ces femmes rebaptisées par les tenancières de bordel de noms de pierres précieuses (Rubis, Perle, Émeraude, Jade…), et qui chacune reconquiert son humaine singularité, à la pointe des actes, des mots, des stratégies.

Maître Wang et Rubis (Michiko Hara), dont il était le client régulier mais qu'il a délaissée pour une autre. | Carlotta

Ce rêve opiacé à travers un monde flottant, Hou Hsiao-hsien le raconte d'autant mieux qu'il est d'une rigoureuse précision. On connaît les lieux et la date (1884), non sans ironie des cartons viennent donner des informations, à la fois précises et aussi explicites que des signaux de fumée.

Et dans l'épaisseur même des matières délicates et des gestes codifiés, avec les gestes gracieux et les maquillages sophistiqués, s'activent les mécanismes du courage et de l'envie, de la ruse et de la colère. Parfois ça explose. Très brièvement.

Les pièces de la complexe marquetterie sociale, faite de domination feutrée et de soumission à un ordre d'autant plus rigide qu'il est en passe de s'effondrer, semblent se remettre en place. Pourtant, chaque fois, imperceptiblement, quelque chose a bougé.

Plus près, plus vaste

Lorsqu'il réalise Les Fleurs de Shanghai, Hou Hsiao-hsien a imposé depuis quinze ans un style faisant de lui l'un des fondateurs du Nouveau cinéma taïwanais qui a révolutionné le langage cinématographique mondial depuis l'Extrême-Orient à la fin du XXe siècle. Il fait cette fois le contraire de ses habituels partis pris.

Lui qui cherchait toujours à élargir le cadre, à inscrire personnages et actions dans un tissu aussi vaste que possible d'éléments de contexte, et à relativiser les gestes des protagonistes pour prendre acte de la complexité du monde, cette fois s'approche. Des êtres et des choses.

Sans doute le huis clos impose en partie cette transformation. Mais surtout, cette proximité nouvelle avec les visages et les gestes, les soies et les bois vernis, se révèle une autre façon d'accueillir du même élan dans l'écran-écrin à la fois des figures (féminines) singulières, et un univers tout entier.

Les Fleurs de Shanghai (1998)

de Hou Hsiao-hsien, avec Tony Leung Chiu-wai, Michelle Reis, Carina Lau, Michiko Hada, Jack Kao.

Séances

Durée: 1h54.

Sortie (réédition): 22 juillet 2020

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