On ne vous tiendra pas rigueur de ne pas savoir que les aquariums traversent une mauvaise passe. Certes, ils ont pu toucher un public bien plus vaste durant le confinement, période durant laquelle internet s'est rempli de vidéos de manchots et de chiots arpentant les couloirs vides qui longent les bassins.
Les parents épuisés des enfants faisant l'école à la maison ont reçu des messages quotidiens leur rappelant qu'ils pouvaient regarder des vidéos en live des bassins des requins ou des phoques. Pourtant ce rôle presque essentiel que jouent les aquariums dans l'éducation en ligne ne les protège pas des difficultés financières.
S'occuper d'animaux en captivité revient cher. Les bassins nécessitent un entretien minutieux, qui prend en compte quantité de variables: un poisson tropical, par exemple, ne peut pas survivre si l'eau n'est pas chauffée et s'il ne reçoit pas une nourriture spécifique. Les animaux en captivité ont une vie très structurée qui exige une attention et des soins constants. (Saviez-vous que l'alimentation des loutres peut être plus chère que celle des ours polaires?) Les aquariums comme les zoos tirent 85% à 90% de leurs revenus du public qui vient les visiter.
Certains établissements, qui étaient déjà dans une situation financière précaire avant le confinement, envisagent aujourd'hui de fermer leurs portes définitivement. Beaucoup d'entre eux lancent des appels aux dons. Aux États-Unis, un grand nombre d'aquariums ont commencé à mener des actions de lobbying auprès des États et des autorités fédérales pour demander une aide financière similaire à celle qu'ont pu recevoir les parcs animaliers anglais et australiens.
Préserver les espèces, un travail de longue haleine
J'étudie la manière dont les aquariums publics jouent un rôle scientifique et participent à la préservation des espèces marines. La partie éducative de leur travail est importante, mais elle éclipse souvent aux yeux du public tout le travail scientifique et de préservation réalisé. Il ne faudrait pas non plus oublier toutes les connaissances que les soigneurs et soigneuses ont des habitats qu'elles recréent pour les animaux en captivité. Au cours du siècle dernier, les aquariums publics ont joué un rôle essentiel dans la mise en place d'initiatives de préservation à long terme d'espèces menacées. La mise en œuvre de programmes visant à protéger des espèces en danger peut prendre des années, et ces efforts peuvent mettre plusieurs dizaines d'années à porter leurs fruits.
Les zoos et les aquariums sont des établissements relativement stables qui participent à ces efforts à long terme ou, du moins, c'est encore le cas pour l'instant. Si les aquariums disparaissaient, nous perdrions bien plus que des établissements éducatifs interchangeables ou des lieux de sortie agréables où emmener les enfants le week-end.
L'interruption du travail scientifique mené dans les acquariums aurait des conséquences dramatiques sur les projets de conservation des espèces.
Nous perdrions des établissements de référence, à la tête de difficiles programmes de conservation qui nécessiteraient plusieurs années, voire plusieurs décennies, pour pouvoir être remplacés.
De nombreux aquariums sont spécialisés dans des projets sur la durée de conservation d'espèces locales. Ce travail intensif ne donne pas forcément lieu à des expositions qui attirent les personnes en visite, et certaines de ces espèces se révèlent totalement inintéressantes et ennuyeuses quand on les regarde à travers la vitre d'un bassin. Ainsi, la lithobates capito, grenouille endémique de Caroline du Nord, ou le bar du Pacifique n'ont pas le même attrait que les manchots ou les loutres de mer. Pourtant, il s'agit d'espèces essentielles pour les cours d'eau des régions où elles sont endémiques et plusieurs aquariums américains tentent donc désespérément de les sauver. L'interruption de leurs efforts aurait des conséquences dramatiques sur les projets de conservation.
L'ormeau blanc, un cas d'école
Le travail effectué pour reconstituer la population des ormeaux blancs en est un bon exemple. Espèce de gastéropode, l'ormeau blanc est menacé d'extinction dans les eaux californiennes à cause de la surpêche. Ce fut le premier invertébré à bénéficier d'une protection fédérale totale en vertu de la loi sur les espèces en danger de 2001. Aujourd'hui, le nombre d'ormeaux blancs dans les eaux de Californie est si faible que l'espèce ne parvient pas à se reproduire. Une association d'organisations, le White Abalone Restoration Consortium, a été créée dans le but de développer des méthodes d'élevage et de réinsertion d'ormeaux blancs dans leur milieu naturel afin de sauver l'espèce.
Les aquariums publics jouent un rôle important dans cette entreprise. L'aquarium du Pacifique travaille en collaboration avec l'Agence américaine d'observation océanique et atmosphérique, le Service national de la Pêche maritime et le Département californien des poissons , de la faune et de la flore, ainsi qu'avec des partenaires universitaires et commerciaux, afin d'élever et de replacer des ormeaux blancs dans l'espoir de stimuler la croissance de la population locale. C'est un projet à long terme. Les ormeaux sont des organismes qui se développent lentement, et la stabilité est primordiale pour les instituts qui travaillent sur ce mollusque. C'est ce qui fait des aquariums publics des lieux idéaux pour en faire l'élevage.
Le programme a commencé en 2008 par la distribution, à un grand nombre de laboratoires et d'aquariums de Californie, d'ormeaux destinés à l'élevage. Onze années durant, ces centres en ont élevé des milliers et travaillé sur des méthodes de remise en mer. La surpêche des ormeaux étant la cause de l'extinction de l'espèce, les mollusques devaient être installés au large des côtes, afin qu'ils puissent s'adapter à leur environnement tout en étant protégés des adeptes de la pêche et de leurs prédateurs naturels. Concevoir des structures qui permettent de maintenir les ormeaux en place sans empêcher leur adaptation à leur nouvel environnement a pris du temps. Les premières cages pleines d'ormeaux blancs ont été placées, en secret, le long des côtes californiennes en octobre 2019. En novembre, les cages ont été ouvertes et des ormeaux blancs ont été officiellement relâchés en mer pour la première fois. Le premier lâcher ne signifiait toutefois pas la fin de ce programme. Il y a encore des milliers d'ormeaux d'élevage en captivité que l'aquarium et ses partenaires remettrons à la mer au cours des prochaines années afin d'augmenter le niveau des populations d'ormeaux blancs et donner à cette espèce une chance de se rétablir.
Les coulisses de la conservation: de jeunes ormeaux sont élevés dans des bacs à l'aquarium du Pacifique. | Samantha Muka
L'ormeau blanc n'est pas l'animal le plus sexy qui soit, comme vous pouvez le voir sur la photo ci-dessus. Le travail de conservation mené sur cette espèce ne s'est, en outre, pas doublé d'une exposition captivante. Pour tout dire, lorsque j'ai visité l'aquarium, au printemps 2019, il n'y avait qu'un petit téléviseur, bien au-dessus du niveau des yeux, sur lequel était affichée une description du projet d'élevage. Tous les ormeaux étaient conservés dans des bacs, en coulisse, et il n'y avait que peu d'explications relatives au travail réalisé. Pourtant le manque d'attrait de l'ormeau n'a pas découragé les aquariums de poursuivre leurs efforts de conservation.
Point de survie sans aides publiques
Certains des plus célèbres exemples de projets d'élevage ayant réussi dans ce cadre ont pu prendre plusieurs dizaines d'années. Prenons l'exemple de Charles Townsend, directeur de l'aquarium de New York, qui avait, en 1927, récupéré toutes les tortues qu'il avait pu trouver dans les îles Galapagos. Ces animaux permirent de constituer des populations qui furent par la suite distribuées dans différents zoos et aquariums, mais il fallut attendre 2013 pour que les descendants de ces individus puissent faire leur retour dans les Galapagos. Les efforts actuels pour sauver les condors et les putois à pieds noirs se sont prolongés plusieurs décennies durant et les programmes de reproduction et de réintroduction d'espèces menacées n'ont fait qu'augmenter.
Bien entendu, ces aquariums sont loin d'être les seuls à avoir mis en place des projets de préservation de la faune aquatique. Lancé par l'aquarium du Tennessee, le programme destiné à ramener l'esturgeon jaune à son aire de répartition d'origine en est à sa vingt-et-unième année. Tous les ans, l'aquarium relâche dans les eaux locales des centaines d'esturgeons élevés dans ses aquariums. Grâce à son nouveau programme, l'aquarium de Floride espère être en mesure de cultiver et faire pousser du corail en nursery afin de repeupler le récif corallien de Floride. L'aquarium travaille en collaboration avec le Horniman Museum and Gardens, à Londres, pour développer des techniques permettant d'élever du corail en captivité, un procédé qui est à la fois difficile d'un point de vue technique et qui nécessite beaucoup de temps. Le corail se développe lentement, et pour que ce projet soit un succès, l'aquarium doit disposer d'un financement constant tout au long du processus.
Mais les fermetures dues au Covid-19 ont mis les aquariums, et leurs efforts de conservation, dans une position financière précaire. L'aquarium de Floride a été le premier à rouvrir ses portes, mais il ne fonctionne qu'à 13% de sa capacité pour des raisons sanitaires et de sécurité. D'autres aquariums n'ouvrent qu'à 25% de leur capacité. La réouverture est bienvenue pour les établissements en difficulté, mais cela ne réglera pas les difficultés financières engendrées par la fermeture. Les plus touchés sont, bien entendu, ceux qui ont été fermés le plus longtemps et dont la date de réouverture n'est pas programmée.
Ces établissements ont désespérément besoin d'aides financières publiques pour poursuivre leurs programmes de conservation à long terme. Nous ne pouvons pas nous permettre de les laisser échouer.