Monsieur le Premier ministre,
Vous avez, mercredi 15 juillet, ouvert votre discours de politique générale par des paroles à l'œcuménisme peut-être convenu, mais néanmoins réalistes et indubitablement républicaines:
«Il y a beaucoup de France qui se sentent loin et laissées pour compte: France des banlieues, France rurale, France des Outre-mer, France dite “périphérique”, France de ceux qui, y compris au cœur de nos villes, n'ont pas droit à la parole. Ces France-là sont notre pays autant que la France de la réussite économique, scientifique, industrielle ou culturelle dont nous sommes légitimement fiers. Et ce sera notre première ambition, immense: réconcilier ces France si différentes; les souder ou les ressouder; faire que, de part et d'autre, on s'écoute, on se reconnaisse, on se comprenne.»
Que s'est-il passé pour que, moins de trente secondes après cette ode à l'unité, à la réconciliation nationale, vous ayez jugé bon de prononcer les mots suivants?
«La France, c'est la République et celle-ci aussi se trouve aujourd'hui ébranlée dans ses fondements par la coalition de ses ennemis terroristes, complotistes, séparatistes, communautaristes, dont les armes habituelles de la violence, dans la rue comme dans l'espace privé, et de la lâcheté souvent garantie par l'anonymat permettant [le] recours dévoyé aux réseaux sociaux, ont pris ces dernières années une intensité inquiétante.»
Pour qu'à la fin de votre intervention, vous en soyez arrivé à cette annonce choc, où le vague et le stéréotype le disputent à l'arbitraire?
«Un projet de loi contre les séparatismes sera présenté en Conseil des ministres à la rentrée pour éviter que certains groupes ne se referment autour d'appartenances ethniques ou religieuses.»
Vous vous rappelez sûrement Racine et Andromaque. Acte V, scène 5: Hermione vient de se suicider sur le corps de Pyrrhus. Oreste, ivre de malheur, meurtrier de son hôte et ami, monologue en hallucinant des furies attachées à sa perte; ces visions lui permettent de se croire victime de la fatalité:
«Hé bien! filles d'enfer, vos mains sont-elles prêtes?
Pour qui sont ces serpents qui sifflent sur vos têtes?
À qui destinez-vous l'appareil qui vous suit?
Venez-vous m'enlever dans l'éternelle nuit?»
Ces séparatismes que vous ne nommez pas, Monsieur le Premier ministre, sinon pour les jeter dans un sac informe et rempli d'-ismes, où l'on trouve tout et n'importe quoi, rappellent étrangement les propos du président de la République sur cet «hydre islamiste» qui «prospère sur le terreau national».
Une rhétorique du complotisme
Mais de qui parlez-vous au juste, improbable Oreste? Qui sont ces puissances qui nous dépassent, ces «minorités ultra violentes» qui ont juré notre perte, ces «groupes constitués» qui s'en prennent aux lois de la République? Ne sont-ils pas un deus ex-machina très commode pour ne pas regarder la réalité en face? Pour ne pas assumer notre propre responsabilité dans les fractures qui nous tourmentent?
La langue de bois a fait son temps. Devant l'assaut des populismes, sous la pression des réseaux sociaux, cette boîte de Pandore où grouillent toutes sortes de forces démoniaques, vous avez choisi le registre martial et la posture tragique chères à un Michel Onfray: l'heure est grave, voici venu le temps du sang et des larmes, nous sommes en guerre, en permanence, contre le coronavirus, le djihadisme, les incivilités, le chômage, l'absentéisme des profs, les déficits publics, le réchauffement climatique, etc.
L'idée n'est pas de sortir de cette belligérance et de faire la paix; elle est de maintenir la posture le plus longtemps possible, idéalement jusqu'à la prochaine élection, afin d'assurer une réélection et de recommencer comme si on n'avait pas été au pouvoir pendant cinq ans.
L'idée n'est pas de sortir de cette belligérance et de faire la paix, elle est de maintenir la posture le plus longtemps possible.
Cette mise en scène démagogique et cette rhétorique de la dramatisation présentent, par leur façon d'orchestrer le réel en simplifiant ses causalités, les éléments classiques du complotisme: instrumentalisation des ressentis, logique de l'amalgame, principe d'explication universel, désignation d'ennemi·es non-identifié·es qui œuvreraient dans l'ombre.
Pourquoi, Monsieur le Premier ministre, vous adosser ainsi à des mythologies que vous dénoncez (l'insécurité culturelle, la menace du «grand remplacement»), comme si les seules politiques viables pour enrayer ce fameux «déclin» et rassurer une opinion publique désorientée étaient la comédie du changement et un conspirationnisme officiel, sur l'air de la grande peur blanche?
N'y a-t-il pas mieux à faire pour retisser le lien social, réinventer l'universalisme, créer de nouvelles formes de citoyenneté? De liberté, d'égalité et de fraternité?
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Peut-être est-il naïf de vous demander de qui vous parlez. La seule question qui vaille, en fait, est celle-ci: à qui parlez-vous quand vous parlez de «séparatismes»?
Le but est-il de poser d'entrée de jeu un marqueur politique, après avoir passé votre première semaine à Matignon par monts et par vaux, à vous présenter comme un homme de terrain et d'action, un porte-parole des territoires?
La droitisation, une issue qui s'annonce tragique
Si vous avez eu peur qu'on vous pense trop à gauche, rassurez-vous: toute ambiguïté qui subsistait dans les esprits peu attentifs a été dissipée. Mais cette droitisation de la politique gouvernementale, parce qu'elle engage tout l'exécutif jusqu'en 2022, va bien au-delà de votre seule personne. S'agit-il de vampiriser l'extrême droite? De braconner sur les terres de Marine Le Pen comme elle braconne sur les terres du gaullisme?
Si l'objectif ultime est la réitération du duel de 2017 au second tour de la prochaine présidentielle, quel est le sens de cette tactique sur l'échiquier de Jupiter? Ne serait-il pas plus avisé, dans son schéma, de regagner des voix à gauche? Ou l'assurance de Jupiter est-elle si inébranlable que ce vote utile, dans son esprit, lui serait d'ores et déjà acquis –un peu comme Hillary Clinton avait eu la faiblesse de le penser en 2016 au sujet du vote des classes populaires et des minorités? Ou bien s'agit-il au contraire de ne laisser aucun espace possible entre Jupiter et le Rassemblement national? Aucun interstice dans lequel pourrait s'engouffrer, par exemple, votre prédécesseur parti avec sa couronne de lauriers au lieu du goudron et des plumes, chose rare pour un Premier ministre?
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Quels que soient votre raisonnement et celui du chef de l'État, la terre que vous avez choisi de labourer ces deux prochaines années contient bien des substances toxiques –et les fractures que votre discours ne manquera pas d'engendrer sont tout aussi dangereuses que les divisions auxquelles vous entendez remédier.
La manipulation des menaces, si elle peut a priori sembler payante politiquement, a rarement une issue heureuse pour ses architectes –demandez donc à George W. Bush et Tony Blair ce qu'ils en pensent. Avant de vous jeter dans la bataille contre les éoliennes sécessionnistes qui, semblez-vous penser, sera le maître-étalon de votre légitimité, prenez donc un moment pour réfléchir à la notion de prophétie auto-réalisatrice.
Qui espérez-vous convaincre en criant ainsi au loup? D'où vous vient cette pulsion tragique?
N'est-ce pas vous, par votre girondisme de combat, forgé aux truismes du «réarmement des territoires», de la «France qui ne dit rien mais qui n'en pense pas moins», du «bon sens et de la raison», qui cherchez à dresser la majorité silencieuse contre les autres, tout comme le président de la République s'efforce depuis un moment de diaboliser les mouvements antiracistes, de provoquer une exaspération «républicaine» contre leurs demandes?
Qui espérez-vous convaincre en criant ainsi au loup? D'où vous vient cette pulsion tragique?
Le problème avec la tragédie, c'est qu'elle finit mal, en général. Revenons à Andromaque: selon la formule consacrée, «Oreste aime Hermione, qui aime Pyrrhus, qui aime Andromaque, qui aime Hector, qui est mort».
Dans la tragédie française, qui se joue sur la scène lugubre et nostalgique d'une ex-grande puissance, un pouvoir aux abois aime les électeurs et les électrices égarées, qui aiment Marine Le Pen, qui aime un pays qui n'existe plus. Quel sera le dénouement de cette pièce? Et ne s'agit-il pas plutôt d'une farce?
Je laisse ces questions ouvertes, de peur de tomber sous le coup de votre futur projet de loi. Qui sait? Mon portrait-robot est corsé: antiraciste, universitaire, expatrié depuis quinze ans aux États-Unis. Fait-il de moi, à vos yeux noirs d'angoisse, un pion de la cinquième colonne et de ces infernales légions qui conspirent contre la République et l'esprit français?