Égalités / Société

Prendre congé des enfants et du mari pour profiter de ses vacances

Temps de lecture : 9 min

Parvenir à avoir l'esprit libre durant les jours off quand on est une femme, et plus encore quand on est maman, peut être un chemin de croix.

«C'est horrible ce que je vais dire, mais j'ai besoin de quatre jours sans mes enfants.» | Phuket@photographer.net via Flickr. 
«C'est horrible ce que je vais dire, mais j'ai besoin de quatre jours sans mes enfants.» [email protected] via Flickr

La charge mentale des femmes ne connaît pas de répit. Pour les mères de famille, les congés se transforment vite en un travail à plein temps. Retrouvez dans «Les femmes sont rarement tout à fait en vacances» les témoignages de celles qui ne trouvent pas de moments de repos durant leur séjour.

«Avec mon mari, je gère tout avant, pendant et après les vacances. Bien sûr que ça me gêne», s'exclame Florence, 37 ans, qui exerce le métier de directrice de la communication et qui a deux petites filles. «En plus, jusqu'à il y a un an, il était à son compte à la maison, il avait énormément de temps par rapport à moi. Je travaillais soixante-dix heures par semaine, rentrais rarement avant 20h, j'étais épuisée et je devais gérer ça!» Florence n'est pas la seule à qui revient et pèse cette charge vacancière supplémentaire.

Comme l'observe Emmanuelle Santelli, directrice de recherche CNRS au Centre Max-Weber à Lyon, dont les travaux portent sur les inégalités de genre et les pratiques conjugales, pour certaines femmes, il faut en arriver à la séparation pour vraiment jouir des vacances, «ne plus avoir le souci des courses à faire, des repas à préparer, du linge à nettoyer, du ménage à faire, etc., et aussi avoir du temps pour ne penser qu'à des activités pour elles-mêmes: lire, se baigner, faire du sport». C'est bien le signe que, en couple, «les femmes tirent probablement moins profit des vacances que les hommes, quand il y a des enfants».

Une situation inégalitaire qui rompt la promesse des vacances comme d'une coupure, d'un moment de relâchement et va, en outre, à l'encontre des valeurs contemporaines de l'amour conjugal. Comme la sociologue l'écrivait, dans un article paru en 2018 dans la revue Recherches familiales, cet amour particulier ne se réduit pas aux trois éléments, que sont l'amitié, la passion et le désir, listés par le philosophe Francis Wolff dans son ouvrage Il n'y a pas d'amour parfait (éditions Fayard, 2016); s'y ajoute une quatrième, qu'Emmanuelle Santelli nomme «la composante réalisatrice».

C'est-à-dire que «la relation ne doit pas seulement procurer une satisfaction à “être deux” qui, selon les individus, se situe plus sur le registre amical, passionnel ou du désir, elle doit aussi permettre d'assouvir une double aspiration: continuer à être soi et parvenir à se réaliser. […] Tant les femmes que les hommes aspirent et revendiquent ce bien-être, individuel et à partager ensemble; quand, dans le passé, les premières avaient pour rôle de s'assurer du bien-être des seconds».

Ce changement majeur de représentations a pour conséquence que «les femmes ont de plus en plus de difficultés à “encaisser” ce déséquilibre, cet inégal investissement dans la vie domestique et familiale» que les vacances mettent en exergue, signale Emmanuelle Santelli. Et qu'elles cherchent donc des solutions pour ne plus être au service des vacances, mais pour en avoir, elles aussi, le bénéfice.

Évacuer l'égoïsme

Pour cela, «le principal est de se libérer de l'auto-accusation d'égoïsme lorsque l'on revendique un temps pour soi et de pouvoir décrocher, de se débarrasser de la stigmatisation de tout geste qui vise le bien-être personnel», estime la sociologue Chiara Piazzesi, professeure de sociologie à l'Université du Québec à Montréal (Uqam) et membre de l'Institut de recherches et d'études féministes (Iref). C'est ce qu'évoquait la prix Nobel de littérature Doris Lessing dans son roman Le Carnet d'or, paru en 1962: «Lorsque j'en parle à d'autres femmes, elles me racontent qu'elles sont également obligées de lutter contre toutes sortes de culpabilité qu'elles reconnaissent comme irrationnelles –généralement à propos de leur travail ou du temps qu'elles désirent préserver pour elles-mêmes.»

Cette idée que le temps libre des femmes doit être consacré au bien-être d'autrui, et notamment des enfants, comme la chercheuse le détaillait dans le premier épisode de cette série, est encore bien enracinée dans les esprits. «Il peut y avoir un petit sentiment de culpabilité chez les mères parce qu'il y a une injonction sociale très importante à être présente pour ses enfants», complète Chiara Piazzesi.

Pas facile de sortir de cette socialisation, tant des tâches à réaliser que des caractéristiques psychologiques valorisées côté féminin. Certes, comme l'indique dans son article Emmanuelle Santelli, «former un couple ne correspond pas seulement à devenir un “nous”: le “je” doit être présent» et «les femmes ne veulent plus, comme c'était souvent le cas pour les générations antérieures, oublier ce “je”». Reste qu'«elles ne privilégient pas le “je” au détriment du “nous”». Et se retrouvent à faire passer le couple comme la famille avant leurs propres envies et besoins.

«Il y a une injonction sociale très importante à être présente pour ses enfants.»
Chiara Piazzesi, professeure de sociologie

«C'est horrible ce que je vais dire, mais moi j'ai besoin de quatre jours sans mes enfants», m'énonçait ainsi Florence. Comme si de ne pas vouloir être «tout le temps en état d'alerte» était sans-cœur et faisait d'elle une mauvaise mère. Alors qu'il s'agit juste de débrancher, d'être capable ne serait-ce que de boire un verre d'eau et de le reposer ensuite sur la table basse sans se dire que la plus petite va le renverser ou y mettre ses Playmobil… «Cette revendication-là n'a absolument rien d'égoïste, c'est au contraire très juste», poursuit la chercheuse de l'Uqam et spécialiste de la sociologie des émotions.

Équilibre émotionnel

Cela n'empêche pas que ce sentiment soit parfois ressenti comme «déchirant», insiste-t-elle. «En tant que parent, on peut avoir le désir de passer du temps de qualité avec ses enfants.» Et ne pas avoir envie, surtout lorsqu'on a peu de vacances, de les passer sans sa progéniture alors que cela nous apparaît comme la seule stratégie viable pour vraiment déconnecter. «Il faut trouver l'équilibre entre le désir de bien-être avec l'autre, que ce soit son conjoint ou ses enfants, et le désir d'un peu de justice. C'est un équilibre très personnel.»

Ainsi, si le mari de Florence la pousse à prendre des vacances en solo, cette solution pourtant «sans enfants» et potentiellement libératrice ne la tente guère. «Il m'encourage à partir toute seule. Quand je partais toute seule, avant, c'était avec l'UCPA. Mais là, je n'ai pas envie de faire des randos, je n'ai plus envie de dormir au bord d'une piscine. Partir avec des copines, c'est mon rêve, mais je ne peux pas parce qu'elles n'arrivent pas à se séparer de leurs gosses. Ah si, je suis partie une fois, il y a deux ans, trois jours à Madrid pour un enterrement de vie de jeune fille. Ça m'a fait du bien…!»

De la même manière, elle n'a pas envie de passer des vacances en club pour déléguer la gestion des activités ou des repas à une organisation tierce et avoir ainsi l'esprit plus libre. «On l'a fait une fois, quand l'aînée avait un peu plus d'1 an et apprenait à marcher, mais on n'est pas fans des clubs.» Outre des vacances avec des copines sans enfants, elle aspire donc à des vacances familiales avec un plus grand partage des tâches parentales et organisationnelles. Et à ce que, comme le formule Emmanuelle Santelli, «chacun·e se sente impliqué·e dans l'organisation et le bon déroulement des vacances afin que tout le monde puisse en profiter et que ce soit des vacances pour tout le monde».

Emmerdeuse légitime

Pour y parvenir, Chiara Piazzesi suggère d'établir en amont une sorte d'emploi du temps vacancier qui prévoit des temps de relâche pour les deux parents ou les deux conjoints –et mentionne tant les tâches concrètes à effectuer que la planification qui permet, tout du long, un déroulé sans trop d'accrocs. «Ce n'est pas seulement qui fait quoi, mais qui pense à quoi qu'il faut envisager.» C'est là qu'intervient un autre obstacle à surmonter sur la voie des vacances régénératrices pour les femmes: passer pour l'empêcheuse de tourner en rond en soulignant tout ce que l'on ne veut pas porter seule. Ce qui est désagréable.

«Ce n'est pas seulement qui fait quoi, mais qui pense à quoi, qu'il faut envisager.»

Non seulement il y a cette injonction culpabilisatrice au «care» à créer, puis maintenir un environnement (conjugal comme familial) harmonieux, mais il y a aussi l'idée que les femmes se doivent d'être conciliantes, appuie la sociologue, sous peine d'être qualifiées d'hystériques.

Cette vision des femmes comme facilitatrices et protectrices du bien-être de la cellule familiale et de leur conjoint (ainsi que du développement économique que celui-ci permet par son travail rémunérateur, et donc de la gent féminine comme agente du capitalisme) a beau dater, elle continue d'influencer, sans qu'on le veuille, nos comportements actuels ainsi que les conversations conjugales. Pas facile pour Florence d'aborder le sujet avec son mari: «Il me fait “c'est bon, arrête de faire ta chienne de garde”.»

Elle a toutefois réussi à ce qu'il prépare désormais sa valise. Elle s'était retrouvée à la lui faire systématiquement un peu par hasard, en se proposant, au début de la relation, de mettre au passage ses affaires; sauf que, lors d'un voyage en Floride il y a quelques années, elle avait oublié de lui prendre assez de chaussettes. Crise conjugale. «Je lui ai dit “à partir de maintenant, c'est toi qui vas faire ta valise, parce que tes chaussettes, c'est pas les miennes, donc tu les gères avec le reste de tes fringues”.»

Si elle prépare toujours la trousse de toilette de toute la famille ainsi que les bagages de leurs deux enfants, elle travaille actuellement à ce que son mari range leur valise une fois de retour à la maison. Au moment où elle me parle, une semaine après avoir déposé leurs enfants chez leurs grands-parents puis les avoir récupérées, la valise parentale, contrairement à celle des filles, qu'elle a depuis rangée, traîne en évidence, toujours pleine. «Je la laisse jusqu'à ce que je sois obligée de la vider pour remettre des trucs dedans.» Pour Chiara Piazzesi, «peut-être qu'il faut en passer par là, qu'il faut être un peu emmerdeuse». Même si c'est vivement stigmatisé. «Il faut revendiquer le fait de parfois n'avoir pas envie, d'être fatiguée.» Et ce, sans attendre d'avoir atteint le burn-out domestique.

Éducation partagée

Anne-Laure, 33 ans, professeure de français en Espagne, a elle aussi déjà tenté de rétablir l'équilibre de la charge vacancière, qui lui revient intégralement. Ce fut un échec cuisant. Lors d'un voyage à Tenerife, dont son compagnon est originaire, celui-ci avait choisi «un hôtel pour personnes du troisième âge» à Grenade, il a fait des erreurs de réservation d'hôtels et n'a pas non plus pensé à acheter les billets pour l'Alhambra, impossibles à se procurer le jour même…

Difficile d'anticiper et d'organiser quand on n'y a pas été éduqué puis rodé. Le changement est loin d'être immédiat, il prend du temps. En attendant, pour se décharger et profiter de ses vacances sans trop risquer de les rater, la jeune femme propose donc «petit à petit» et «de manière discrète» de partir dans des endroits connus afin qu'il y ait «moins d'organisation en amont et sur place» pour elle.

«Le bon plan semble d'aller chez la famille», conclut-elle. «On peut imaginer que c'est aussi un moyen de se répartir la charge de travail entre femmes», glisse Emmanuelle Santelli. Sa consœur de l'Iref rapporte aussi les formes de solidarité, et même de sororité spontanée qui se mettent en place notamment sur les plages, où les mères de famille bavardent tout en gardant un œil sur les enfants. «Ce peut être un geste politique démonstrateur par rapport à la possibilité du partage et de la coopération, qui n'a ni genre ni sexe, et pas seulement un geste de survie. Il ne faut pas oublier que l'on mène une bataille collective et politique.»

Florence, elle, a pris le parti, pour se faciliter la tâche, de rendre «autonomes» ses filles de 3 et 6 ans. «Je leur apprends à préparer leurs affaires. Je leur dis “on part une semaine, tu prends sept paires de chaussettes, sept culottes et deux chemises de nuit ou pyjamas dans ton armoire”.»

«Il ne faut pas oublier que l'on mène une bataille collective et politique.»

Ce passage de relais à la génération suivante peut aussi prendre un angle plus militant. Comme le fait remarquer Emmanuelle Santelli, «pour qu'à moyen terme, on assiste à un réel progrès en matière de répartition du travail domestique, une façon de s'en sortir est de ne plus éduquer nos enfants selon une répartition genrée des tâches et des fonctions (aux femmes l'intérieur, le soin aux enfants, la préoccupation des autres, le “care”, etc.; aux hommes l'extérieur, le bricolage, la force, etc.)».

Ainsi, les femmes ne seront plus identifiées comme les seules expertes de l'organisation des vacances. Et celles-ci seront vraiment un moment de partage au lieu d'être une résurgence du sexisme et un surcroît de travail féminin.

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