Objet totémique des rude boys jamaïcains, les Clarks ont fait du chemin depuis le comté britannique du Somerset, où, depuis 1825, une petite entreprise familiale fabrique des chaussures avec des chutes de peaux de moutons. Le lien entre les Clarks et la Jamaïque naît au début des années 1960, après l'apparition quelques années plus tôt aux États-Unis du modèle iconique: la Desert Boots, suivie de près par la Wallabee (1967), et la Desert Trek (avec la couture au milieu, 1971).
C'est l'histoire d'une marque devenue tellement populaire sur l'île des Antilles qu'elle a donné lieu au placement de produit le plus efficace de l'histoire, parce que spontané: on ne compte plus les artistes jamaïcains auteurs de morceaux à la gloire des Clarks, chacun ventant sa préférence pour un modèle, les pochettes d'album et les clips les exhibant, à coup de gros plans sur les chaussures, alignées telles des objets de collection.
Un succès royal
Un engouement d'abord venu de la rue, puis cristallisé et immortalisé par les artistes reggae des années 1970. En 1971, le DJ Dennis Alcapone pose en Clarks sur la pochette de son album Guns don't argue. En 1980, Barrington Levy et Scorcher sortent «Put me Clarks on», au titre éloquent, suivi par Little John avec «Clarks Booty». Puis la passion Clarks gagne le mouvement dancehall. Le titre «Clarks», de Vybz Kartel (avec Popcaan, 2010), est un hymne à leur confort élégant et à leur pouvoir d'attraction sociale, comme en témoignent les paroles: «Tout le monde me demande d'où viennent mes Clarks/les nouvelles Wallabee sont plus hot que le souffre/ Clarks l'été, l'hiver, au soleil, dans l'eau.»
La star du dancehall donne même des conseils d'entretien à base de «brosse à dent permettant d'enlever rapidement la poussière». Chacun se vante d'avoir des placards entiers remplis de Clarks, de tous les modèles et de toutes les couleurs: Jahvillani, dans «Clarks pon foot», raconte que ses Clarks «donnent chaud aux filles», tandis que Popcaan conclut «Clarks is the ultimate». Pierpoljak détaille: «C'est des chaussures de bon karma/de toutes les couleurs/je les ai avec ou sans lacet/y a rien de meilleurs pour un braqueur bien habillé.»
Une popularité qui s'exprime aussi sur les réseaux: buzz après une photo du prince Harry en visite en Jamaïque, pas tant pour les quelques pas de danse qu'on le voit esquisser, mais pour les Desert Boots (choisies bleues) qui ornent ses pieds.
Sur Instagram, les hashtag #Clarksforlife ou #Clarkscommunity, les slogans de la marque, repris par les passionés «#DesertBoot is a story of free thinking», «Historical, motivational, inspirational», pullulent. Tout comme les témoignages: «I am proud to have dix pairs of desert boots.»
Une sacralisation de la marque dont attestent certains commentaires YouTube du clip «Clarks aux pieds»: «Mon rêve: Macron s'achète des Clarks, écoute Pierpoljak au casque parte à l'autre bout du monde en pleine retraite spirituelle. Ça serait un excellent début pour l'après confinement.» D'autres, plus terre à terre, n'oublient pas la réalité du prix de la chaussure (130 euros environ): «T'as pas un code promo pour les Clarks?»
Une chaussure d'inspiration militaire
Bien plus qu'un accessoire de mode, les Clarks sont devenues un signe de reconnaissance et un objet de prédilection en Jamaïque. Pour comprendre les raisons de cet engouement, remontons aux origines: en 1941, le jeune Nathan Clark, petit-fils de l'entreprise britannique déjà bien installée, propose un nouveau modèle inspiré des chaussures qu'il a vues portées par les officiers anglais en Birmanie, où il est enrôlé. Il remarque ces chaussures confortable et solides, au design simple, en tissu suède –un genre de daim– et en semelle de crêpe.
Celles-ci viennent tout droit du Khan kalili, un bazar du Caire où la septième division de l'armée anglaise s'est approvisionnée durant la Seconde Guerre mondiale (l'Égypte est alors un protectorat britannique). Ces bottines suffisamment hautes pour que le sable n'y rentre pas, souples, en cuir fin, deviennent bientôt l'uniforme des Desert Rats, le surnom de la division. D'où l'appellation de Desert Boots, modèle que Nathan Clark veut reproduire et commercialiser en Angleterre.
Mais, comme toujours dans les grandes histoires, ça commence mal: l'entreprise familiale, à qui Nathan Clark soumet le projet, ne parie pas un kopeck sur la chaussure d'inspiration militaire.
Plus qu'un accessoire, les Clarks sont devenues signe de reconnaissance et objet de prédilection en Jamaïque.
Finalement produites et vendues en Angleterre, les Clarks sont, dans les années 1950, la hantise des collégiens: fabriquées selon une technique qui leur permet de s'adapter parfaitement au pied de l'enfant, elles sont avant tout durables et fonctionnelles, en un mot pratiques, appréciées (seulement) des parents. C'est outre-Atlantique, en 1949, que le succès démarre véritablement, à l'occasion d'un salon de la chaussure à Chicago: l'Amérique s'emballe pour les Clarks, Steve McQueen adopte des Desert Boots, suivi, dans les années 1960, par les adeptes du mouvement beat generation qui ne les quitteront plus.
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La chaussure du voleur
Au même moment, en Jamaïque, c'est le début d'un carton encore plus gros: les acheteurs sont principalement les rude boys, ces mauvais garçons, voyous de la rue qui utilisent les Clarks comme un signe de reconnaissance. Synonyme de décontraction cool, attribut badass, mais chic, les Clarks sont portées par celui «qui veut montrer d'où il vient», décrypte Sébastien Carayol[1], spécialiste de la Jamaïque et commissaire de l'exposition «Jamaica Jamaica!». «Les Clarks, c'est d'abord une manière d'avoir l'air plus riche qu'on est, vu et respecté. Un marqueur de luxe pour les gens du ghetto.» Dans une interview pour la BBC, Dennis Alcapone ajoute: «J'ai grandi avec l'idée que si tu ne portes pas de Clarks, c'est que tu n'as rien à dire.»
Sans-le-sou mais soucieux de leur style, les rude boys s'achètent des Clarks, chaussures résistantes, «assez souples pour courir», ajoute Jérémie Kroubo, spécialiste des musiques jamaïcaines. Sans compter sur le fait qu'à Kingston, dans les années 1960, le principal moyen de transport est la marche, «il faut donc une chaussure tout terrain», explique le DJ et producteur londonien Al Fingers (alias Al Newman), auteur du livre de photos Clarks in Jamaica qui achève de documenter le mouvement.
«J'ai grandi avec l'idée que si tu ne portes pas de Clarks, c'est que tu n'as rien à dire.»
Pour le magazine Vogue, la Desert Boots doit son succès au subtil alliage des contraires qu'elle concentre. Elle est en effet un «cocktail particulier (…) de délicatesse et de rugosité de commando, sans parler de sa praticité dans un milieu urbain et tropical qu'est la jungle de béton en plein essor de Kingston à cette époque».
Les Clarks sont un marqueur identitaire au point «que les jeunes gens qui en portaient risquaient d'être arrêtés par la police. Qui pouvait s'acheter des chaussures si chères, à part un voleur?», explique le joueur de baseball Al Newman. Le modèle Desert Trek est même immédiatement catalogué «chaussure des voleurs de banques».
Dans l'histoire de la mythologie Clarks, une descente de police est restée tristement célèbre: dans les années 1960, un officier de police de Kingston, Joe Williams, a débarqué un soir dans une soirée organisée par le label Sir Coxsone Dodd, connu pour ses sound system enfiévrés. Dennis Alcapone se souvient de l'arrivée du chef policier: «La musique s'est arrêtée. Il a dit: “ceux qui portent des Clarks vont d'un côté, ceux qui n'en portent pas d'un autre”. L'officier de police s'est ensuite mis à battre les porteurs de Clarks, immédiatement estampillés voyous.» Une discrimination par les Clarks qui n'a fait que renforcer l'identification à leur symbole: retournant le stigmate, les rude boys en ont fait un objet de puissance et de prestige.
Style «fashion conscious»
Dans les années 1960, la demande en Clarks en provenance des Antilles explose. En 1967, le distributeur français La Parisienne annonce avoir vendu 400 paires de Clarks en cinq jours sur l'île caribéenne. Ce marché, jusque-là secondaire, devient clé pour la petite entreprise du Somersert, qui va même tenter d'adapter la chaussure au goût local, en redessinant le modèle des Desert Boots avec un orteil plus long et plus étroit. Cette tentative d'un design spécifiquement jamaïcain (lui-même lié à la prédilection locale pour les santiags) sera pourtant battue en brèche par les puristes qui finiront par convaincre l'entreprise de ne pas toucher au modèle original et à son bout arrondi.
Tandis que la Jamaïque prend son indépendance en 1962, ses habitant·es continuent de porter des Clarks. Al Fingers commente: «Les gens en Jamaïque aimaient les produits anglais. Ils étaient synonymes de qualité. La première chose que les Jamaïcains voyageant en Angleterre devaient ramener à leurs proches, c'était d'abord des Clarks, et juste après, des marcels filet.» La chaussure fait l'objet d'une totale réappropriation par la rue: «Une façon de détourner les codes pour les mettre à bas», analyse Sébastien Carayol.
Un retournement symbolique qui ne s'est pas appliqué qu'aux Clarks, puisque la rue jamaïcaine a incorporé quantité de marques et vêtements étrangers pour les réinventer à sa manière: «Un peu comme le marcel filet (le ganzie), qui est au départ un vêtement de pêcheur norvégien pour réguler la température, et le chapeau en laine Kangol.» Kingston est un berceau du style, ce que confirme Dennis Alcapone: «En toute modestie, les Jamaïcains sont des avant-gardistes. On est fashion conscious.»
Indémodable Clarks. Les années passent, l'engouement perdure, les modèles s'élaborent. Aujourd'hui, on peut, à Kingston, faire faire ses Clarks sur mesure, personnaliser modèles et motifs. Produit d'une certaine contre-culture, la Clarks est-elle devenue mainstream?
1 — Auteur du livre à paraître Rockers - The Making of Reggae's Most Iconic Film, Gingko Press Retourner à l'article