Pour nous, spectateurs et spectatrices, il s'agit le plus souvent de moments de beauté, de divertissement ou de sensualité. Mais pour celles et ceux qui les jouent, les scènes de sexe à l'écran, si elles sont mal encadrées, peuvent être une véritable épreuve. Une actrice peut se retrouver plus dénudée qu'elle ne l'avait envisagé, se sentir mal à l'aise face à un partenaire de scène un peu trop entreprenant, ou exploitée par un réalisateur qui ne respecterait pas ses limites, son consentement ou son intimité.
Depuis le scandale MeToo et l'affaire Weinstein, le sexisme dangereux de l'industrie du cinéma est de plus en plus surveillé et un nouveau métier s'est rapidement imposé à Hollywood: celui de coordinatrice d'intimité (on l'emploie au féminin car la majorité des personnes qui le pratiquent sont des femmes). De même qu'aucune cascade n'est tournée sans supervision à Hollywood, les scènes de sexe, progressivement, sont encadrées par ces professionnelles qui veillent à leur sûreté sur les plans physique et mental.
C'est le cas d'Ita O'Brien, une des coordinatrices les plus prolifiques du moment, qui a mis en place il y a quelques années une liste de recommandations pour encadrer le bon déroulement des scènes de sexe. Actrice et danseuse de formation, elle a opéré au théâtre avant de défricher le métier à Hollywood et a contribué à des séries comme Sex Education (Netflix), Watchmen (OCS), The Great (Starzplay) ou I May Destroy You (OCS).
Sa dernière série en date est Normal People, disponible sur StarzPlay à partir du 16 juillet. Adaptation très fidèle du best-seller de l'Irlandaise Sally Rooney, la série suit l'histoire d'amour fusionnelle et incandescente entre Connell (Paul Mescal) et Marianne (Daisy Edgar-Jones), du lycée jusqu'à l'âge adulte. À travers des dialogues intimistes, mais aussi de nombreuses scènes de sexe (une dizaine en douze épisodes), Normal People est peut-être une des séries les plus intimes que le petit écran ait jamais vues.
Avec l'aide des réalisateurs Lenny Abrahamson et Hettie Macdonald, ainsi que la directrice de la photographie Suzie Lavelle, Ita O'Brien a donc joué un rôle crucial dans la création de ces scènes. Sur un plateau, son rôle est protéiforme, consistant aussi bien à chorégraphier les mouvements, placer des coussins pour que les acteurs et actrices soient à l'aise, mettre en place des safe words qui permettent à chaque comédien·ne d'interrompre la scène «s'il ou elle se sent mal à l'aise, pour n'importe quelle raison», ou encore s'assurer que le consentement est respecté et que la santé mentale est protégée. Elle analyse pour nous quatre des scènes de sexe les plus marquantes de la série.
Épisode 2: préservatif et consentement explicite
Au début de la série, Marianne et Connell sont encore lycéens. Après un premier baiser dans le premier épisode, les deux ados se donnent rendez-vous chez Connell après les cours et couchent ensemble pour la première fois. Cette scène de huit minutes, qui ouvre l'épisode 2, est la toute première scène de sexe de la série.
Comme dans toutes les scènes d'intimité, le travail d'Ita O'Brien est de chorégraphier les mouvements des acteurs et de veiller aux détails techniques: «Lorsque Connell se lève et s'éloigne pour attraper un préservatif, par exemple, je vais regarder à quel angle il doit se positionner pour qu'on ne voit pas sa “pochette génitale” [un bout de tissu qui sert à camoufler son anatomie, ndlr].» Mais le travail de la coordinatrice ne s'arrête pas là. La scène est composée à moitié de dialogues, et pour Ita O'Brien «ces dialogues sont extrêmement importants».
Au début, Marianne et Connell se confient sur la façon dont leurs camarades de classe les perçoivent et leurs propres insécurités. «Marianne révèle qu'elle a une image très peu flatteuse d'elle-même et Connell avoue qu'il ne sait jamais vraiment ce qu'il ressent. Et ça, c'est déjà de l'intimité», affirme-t-elle. «Le fait de s'exposer l'un à l'autre et de se trouver acceptables, et comment cela s'exprime physiquement, c'est tout aussi important.»
Scène de l'épisode 2. | Capture d'écran
Dans la série, «les scènes d'intimité sont la prolongation du dialogue», où les actes physiques sont aussi parlants que la communication verbale. Avec cette scène, on découvre ainsi la connexion puissante entre Marianne et Connell, non seulement parce qu'ils se montrent vulnérables l'un face à l'autre, mais aussi à travers la puissance de leurs respirations qui semblent presque synchronisées. Ita O'Brien confirme que le souffle est au cœur de son travail: «Je leur dis tout le temps de laisser leur respiration s'exprimer, et de laisser leur souffle faire du bruit.»
La scène, qui occupe presque la moitié de l'épisode, frappe aussi par son honnêteté émotionnelle et sa douceur. Juste avant de passer à l'acte, Connell insiste sur l'importance du consentement de Marianne –un moment si rafraîchissant et rare dans une œuvre de fiction qu'internet est rapidement tombé en pâmoison.
Quant à l'utilisation d'un préservatif, dépeinte (hors-champ) de façon très réaliste, elle est tout aussi cruciale pour Ita O'Brien. «Il faut que les techniques aient l'air réalistes. Quand il met son préservatif, il faut créer cet effet de résistance, pour que le public y croit. Si un personnage met un préservatif trop rapidement, vous n'y croirez pas une seule seconde.» L'acte de mettre un préservatif a parfois été ignoré à la télé, mais se démocratise lentement: dans la série Insecure, la créatrice Issa Rae avait réagi à des critiques de ses fans et s'est assurée de promouvoir la contraception de manière plus évidente dans sa troisième saison. Désormais, certaines séries vont encore plus loin et s'attachent à dépeindre en détail les problématiques liées à l'utilisation du préservatif.
«J'ai travaillé sur d'autres séries dans lesquelles la notion de consentement est énorme, et toute l'action autour du préservatif, quand il est présent ou pas, est cruciale», explique Ita O'Brien. Dans la série I May Destroy You, où la Britannique a également officié, l'héroïne découvre que son partenaire a retiré son préservatif pendant l'acte, à son insu. Il s'agit de «stealthing», une pratique de plus en plus dénoncée qui s'apparente au viol.
Dans Normal People, le consentement est au cœur de la scène et renforce l'idée de communication ouverte entre les deux personnages, qui sont déjà en synchronicité totale. «Quand on est jeune, la technique de la capote, c'est toute une histoire, n'est-ce pas? Ça n'est pas toujours facile, et ça peut un peu perturber le flow. C'est important que les jeunes s'entraînent et qu'ils aient confiance. Ce moment montre la facilité du dialogue entre eux: Marianne demande une capote, il la met, et le rapport protégé s'intègre avec fluidité à la narration. C'est très important et je suis vraiment fière du message que cette scène peut transmettre à un jeune public.»
Scène de l'épisode 2. | Capture d'écran
Épisode 5: comment gérer la nudité totale?
Dans l'épisode 5, les deux protagonistes sont désormais à la fac et se rapprochent lors d'une soirée étudiante –une scène déjà très intime, bien qu'elle ne contienne pas de sexe. Marianne et Connell s'embrassent, mais ce dernier refuse d'aller plus loin car elle est en état d'ébriété. Le lendemain matin, Connell ramène Marianne chez elle. Lorsque Marianne sort de la douche et se rend dans la cuisine, Connell défait le peignoir de la jeune femme et l'embrasse sur le ventre, dans un des moments d'intimité les plus forts de la série. Plus tard, les amant·es se retrouvent dans la chambre, et Marianne embrasse à son tour le ventre de Connell. Un superbe parallèle, qui renforce une nouvelle fois le rapport égalitaire et symbiotique des deux personnages.
Pourtant, ce n'est pas Ita O'Brien qui en est à l'origine –celle-ci a uniquement chorégraphié la scène de sexe dans la chambre, avant que celle de la cuisine ne soit tournée. «J'ai demandé à Lenny s'il avait intégré le baiser sur le ventre dans la cuisine parce qu'il avait vu que nous avions fait ça la veille [dans la chambre], et il a confirmé. C'est un moment magnifique, n'est-ce pas?»
Scène de l'épisode 5. | Capture d'écran
Quant à la scène de sexe elle-même, il s'agit d'une des préférées de la coordinatrice d'intimité. «J'adore cette scène! En matière de liberté, de fluidité, de sensualité [...] Marianne est à nouveau célibataire et ils sont complètement prêts à se retrouver: la scène est pleine d'anticipation.» Entre cet acte et le précédent, Marianne et Connell sont devenus adultes et cela se sent à l'écran. «Nous avons discuté du fait que plus de parties du corps étaient impliquées, car ils sont plus matures. Ils ont tous les deux eu des expériences avec d'autres personnes et se remettent ensemble, il y a une vraie délectation. Nous avons vérifié ensemble quelles parties du corps nous pouvions impliquer, quelles parties on peut embrasser, quelles sont les zones de “non” et les zones de “oui”. [...] Les zones de «oui», c'est tout ce que vous avez vu à l'écran [rires].»
La scène s'achève sur une image saisissante: un plan large des deux personnages allongés l'un sur l'autre sur le lit, Connell sur le dessus, complètement nu. C'est le premier moment de nudité totale dans la série, et un des rares cas de nudité masculine à l'écran, rendant son impact encore plus fort.
Scène de l'épisode 5. | Capture d'écran
Comme pour chaque scène, la coordinatrice s'est assurée que les comédien·nes étaient parfaitement à l'aise avec la vision du réalisateur. «Oui évidemment, Paul [Mescal] a eu un petit coup de stress, ce moment de “oh merde”. Mais la scène n'est pas dans l'exploitation et tout le monde était à fond derrière la vision artistique.» Selon elle, les scènes qui impliquent de la nudité nécessitent une attention toute spéciale. «Je vérifie toujours que tout va bien avec les acteurs, deux jours après la fin de chaque scène. Et s'il y a la moindre inquiétude, je m'en occupe».
Ce petit délai permet à l'acteur ou l'actrice de digérer le travail effectué. «Quand un acteur sait qu'ils est autonome, respecté, il évaluera la scène différemment. Alors que si on lui dit “ok c'est parti, enlève ton pantalon et mets-toi tout nu”, sans qu'il ne s'y attende, et sans qu'il ne comprenne la vision artistique... Cela peut être exactement le même type de contenu, mais cela peut créer un choc, et l'acteur va ressasser et se sentir exploité.»
La coordinatrice affirme avoir déjà assisté à une telle situation sur un autre tournage, après une journée entière de scènes de sexe. «L'actrice m'a dit “je l'ai fait, donc il faut que je l'accepte” et je lui ai répondu que non, pas du tout. On peut trouver une solution. Dans son contrat, l'actrice avait le droit de voir les premiers montages, donc je suis allée parler à la production pour que ça soit fait, qu'elle puisse voir les scènes et les valider. C'est extrêmement important que les acteurs aient l'opportunité d'appréhender leur propre nudité avant que le contenu ne soit diffusé, pour qu'ils ne voient pas soudainement quelque chose qui les choque.»
Épisode 9: une relation dominant-dominée
Dans la deuxième moitié de la saison, réalisée par Hettie Macdonald, l'histoire entre Marianne et Connell se complique et s'assombrit; chacun·e est en couple avec quelqu'un d'autre, les deux sont plus déconnecté·es que jamais. Dans cet épisode, Marianne, en année d'échange en Suède, est atteinte d'un profond mal-être et s'engage dans un jeu de soumission avec son petit ami Lukas.
La jeune femme semble tout sauf épanouie dans ces moments de l'intrigue, mais Ita O'Brien précise d'emblée: «Il était très clair dans nos conversations avec Hettie que ces scènes étaient consensuelles. Marianne choisit d'explorer ce terrain de BDSM et de fétichisme, mais c'est fait avec des paramètres où elle peut mettre fin au jeu si elle le veut, ce n'est pas abusif. C'était vraiment important pour nous.»
«Il faut que le déroulement physique de la scène soit structuré pour que l'acteur ou l'actrice puisse se concentrer sur le travail émotionnel qu'implique ce rapport de pouvoir.»
Après les ébats tendres et passionnés de Marianne et Connell, ces scènes sont plus froides, dérangeantes, presque déshumanisantes. Une nouvelle preuve de la connexion unique entre les deux personnages principaux, qui peinent à retrouver l'équivalent avec d'autres partenaires. «Quand on faisait des scènes de sexe avec d'autres gens, ce qu'on voulait montrer, c'est que ce n'est pas forcément du mauvais sexe, ça n'est juste pas ce sexe connecté. Le rythme est légèrement décalé, le regard n'est pas là. Ce n'est pas forcément nul, mais on sent qu'il manque quelque chose.»
Ita O'Brien explique son processus pour le travail sur les scènes non consensuelles (on en trouve notamment plusieurs dans I May Destroy You, série qui parle en profondeur d'agressions sexuelles). «Là, il ne s'agit pas d'amour mais de pouvoir, donc on discute du rapport de pouvoir. Et dans ces scènes, il est encore plus crucial d'avoir une vraie séparation. Il faut, encore plus que d'habitude, que le déroulement physique de la scène soit très structuré pour que l'acteur ou l'actrice puisse ensuite se concentrer sur le travail émotionnel qu'implique ce rapport de pouvoir.»
Épisode 11: un rapport qui dérape
Dans l'avant-dernier épisode, Marianne et Connell se rapprochent de la fin de leurs études et sont de retour dans leur ville natale pour l'été. Ils se considèrent alors comme des amis, mais lors d'un après-midi humide passé à regarder des matchs de foot et déguster des glaces à l'eau, les deux ex se rapprochent inévitablement.
Située dans la petite chambre d'ado de Connell, cette scène crée un parallèle évident avec celle de leur premier rapport, tout en montrant l'évolution de leur relation. Alors que la toute première scène était timide et pudique, celle-ci fait la part belle aux plans larges et s'avère être une des plus explicites de la série.
Scène de l'épisode 11. | Capture d'écran
La scène, qui occupe plus de la moitié de l'épisode, est tour à tour tendre, sensuelle, érotique, gênante, mélancolique. Comment se préparer à un tournage si dense? «En ayant des tonnes de glaces à l'eau à disposition!», répond Ita O'Brien, puis plus sérieusement: «C'est la première fois que Marianne propose cette position sexuelle [Connell la pénètre par derrière, ndlr]. Dans cette scène, j'aime tout particulièrement le moment où Connell fait glisser sa main sur le dos de Marianne.»
Mais après un début extrêmement érotique, Marianne demande à Connell de la frapper, et celui-ci, déstabilisé, refuse puis se retire. La coordinatrice d'intimité raconte que c'est l'acteur Paul Mescal qui, pendant les répétitions, a eu l'idée du geste de recul de Connell, qui se retranche dans le coin opposé du lit et se couvre derrière un oreiller. «C'était l'instinct naturel de Paul, il s'est dit que c'était la réaction évidente: soudainement on a envie de se couvrir, se protéger, et se retirer à la fois physiquement mais aussi émotionnellement et psychologiquement.»
Une industrie en pleine évolution
Du début à la fin, la série aura mis l'accent sur le consentement, la beauté mais aussi l'équilibre fragile des rapports intimes. Normal People représente une évolution majeure dans la façon dont les scènes de sexe sont dépeintes à l'écran, et Ita O'Brien se félicite du parcours accompli en si peu d'années. «Avec la saison 1 de Sex Education [diffusée en 2019, ndlr], c'était très nouveau. C'était le premier programme à m'embaucher en tant que coordinatrice d'intimité et nous avons développé les protocoles sur le tas. [...] C'était un peu un baptême du feu, mais je pense vraiment que la série n'aurait pas été aussi bonne sans ce travail.»
En 2018, la série HBO The Deuce (diffusée sur OCS en France) a embauché sa première coordinatrice d'intimité, Alicia Landis, à la demande de l'actrice Emily Meade. L'expérience a été tellement payante que la chaîne a rendu la pratique obligatoire pour tous ses programmes. En deux ans seulement, ce métier est presque devenu un incontournable de l'industrie.
Mais pour Ita O'Brien, il y a toujours une marge de progression. Selon elle, les efforts doivent être faits dès l'écriture de la série: «Nous invitons les scénaristes à utiliser un vocabulaire professionnel et adulte lorsqu'ils écrivent des scènes de sexe, en utilisant les bons termes pour chaque partie du corps. Deuxièmement, lors du tournage, le placement de la caméra joue un rôle immense dans la vulnérabilité de l'acteur et peut raconter une histoire très différente. Nous invitons les réalisateurs à créer des storyboards pour ces scènes, afin d'avoir une vraie clarté non seulement sur le contenu de la scène, mais aussi sur comment elle sera filmée.»
Enfin, «tout cela devrait relever de la loi et ne devrait pas être à l'appréciation des productions. C'est l'objectif que j'espère atteindre un jour dans l'industrie».