Pour quiconque a l'imagination un brin fertile, le bloc opératoire d'un hôpital peut ressembler au cockpit d'un avion. Le chirurgien ou la chirurgienne comme commandant·e de bord, honorable et imposant·e, presque grandiose, avec son assistant·e et copilote à ses côtés, son équipe et l'ambiance particulière d'un lieu impénétrable, inconnu du grand public. Un endroit aux murs vierges, coloré de bleu, de vert et de blanc, cerné par les écrans noirs et leurs courbes jaunes et accompagné du tintement des instruments chirurgicaux. Il y a dans une opération comme un voyage, et parfois des turbulences qui prennent la forme de complications, d'une défaillance d'un organe, jusqu'au décès, fatalité invivable. «On a le droit de mourir dans les autres services, mais pas au bloc, ironise Fatima, infirmière de bloc opératoire (IBODE) à Nancy. Bientôt ce sera écrit à l'entrée.»
Le jour de notre rencontre avec le professeur Juan-Pablo Maureira, chef du service de chirurgie cardiaque au CHRU de Nancy, le chirurgien sort d'une opération de remplacement de la valve aortique. Une grosse opération à cœur ouvert, une matinée au bloc et une heure et demie avec une grosse machine pour compenser l'arrêt du cœur. Risque de mortalité, entre 2 à 3%. «Si on vous dit qu'il y a une chance sur 100 de mourir en montant dans l'avion, vous ne montez pas», image le chirurgien.
Il y a quatre types de situations au bloc: les prélèvements d'organes, les urgences absolues où la survie est très peu probable, les urgences dont l'issue est incertaine et les chirurgies programmées. Pour le personnel soignant, les morts engendrées par les trois premières opérations sont dures à encaisser, mais elles sont particulièrement insoutenables quand il s'agit de la quatrième. «Là, c'est quelque chose de terrible et dévastateur, confie Jean-Pierre Villemot, ponte de la chirurgie cardiaque à Nancy désormais à la retraite. On a vu le patient en consultation, son conjoint et ses gosses, et on a établi un pacte. La famille peut nous dire: “Docteur, on vous le confie, on a toute confiance en vous.” Ils ont mis leur vécu entre nos mains, et on sait qu'on va tout casser par la brutalité du décès. On imagine le drame que ça va être, on fait basculer une famille qu'on peut supposer heureuse dans une affliction totale.»
Culpabilité, flot de sang et solitude
À 43 ans, le Dr Wing, chirurgien vasculaire, a connu quelques morts au bloc. Il a déjà eu le «sentiment d'avoir tué quelqu'un». Une parole forte, à la hauteur de la violence d'un décès sur la table d'opération: «La mort, c'est l'échec absolu. Dans notre métier, on essaie de réparer un corps en ne laissant pas de traces, et un malade qui ne sort pas de la salle, c'est le pire des échecs. On se dit toujours, “et si quelqu'un d'autre avait opéré?”, alors quand ça arrive, c'est: “qu'est-ce que j'ai fait pour que ça merde?”»
«Ça m'a fait bizarre, le cœur ne battait plus. La veille, je lui avais dit “à bientôt”.»
Un décès au bloc est peu prévisible, toujours particulier. Le type d'opération –une chirurgie cardiaque ou neurochirurgie programmée est plus risquée que d'autres interventions minimes–, le profil et l'âge de la personne opérée, la durée de l'intervention: les causes peuvent être multiples, et le décès intervient souvent après plusieurs heures de combat pour tenter d'éviter l'inéluctable. «On peut sentir que ça va arriver et que les carottes sont cuites, souvent avant le chirurgien», explique Patricia Fourel, infirmière de bloc opératoire depuis 37 ans.
Romain Hittinger, interne de chirurgie thoracique et cardio-vasculaire en Martinique, se souvient parfaitement de sa première mort au bloc, «deux ou trois semaines» après le début de son internat. Le gaillard aux larges épaules buvait un coup et mangeait un sandwich à la cafétéria après une une grosse opération de valve aortique de huit heures «un peu compliquée» sur une patiente de 85 ans. Le téléphone sonne, sa cointerne est au bout du fil. «Elle m'a dit “dépêche, y'a ta patiente qui saigne, va vite au bloc”, je ne me suis pas posé de questions, j'ai laissé mon sandwich et j'ai couru au bloc. J'avais compris à sa voix qu'il fallait aller vite et que ça avait merdé.»
Réouverture du sternum, pansements retirés et «un flot de sang continu». Romain, ses chef·fes et les anesthésistes ont vite senti le vent tourner. Il fallait rajouter cinq heures d'opération, ce que n'aurait pas pu supporter la patiente. Comme souvent, la décision intervient entre les chirurgien·nes et les anesthésistes, qui décident eux-mêmes d'arrêter. L'interne se souvient très bien de l'ambiance étrange et de la solitude qui ont suivi le décès. «C'était très pesant. Les chefs ont commencé à refermer (le sternum) mais finalement, j'ai fermé tout seul et là, ça m'a fait bizarre, le cœur ne battait plus. La veille, je lui avais dit “à bientôt”.»
«Un jour, quelqu'un m'a dit que j'avais tué sa mère»
Les minutes qui suivent un décès au bloc défilent lentement, et la salle d'opération se vide doucement. «Personne ne se parle, on n'ose même pas se regarder, souffle Patricia Fourel. Quand tout s'arrête, il y a une échappée de moineaux et il ne reste que le personnel paramédical.» Avant de retirer le champ opératoire, les chirurgien·nes referment le corps et s'éclipsent pour annoncer le décès à la famille. «Après avoir refermé la plaie, on est en présence d'un mort et plus d'un être humain. C'est extrêmement violent parce que deux ou trois heures auparavant, c'était un être humain avec lequel on parlait», confesse Jean-Pierre Villemot, qui appréhendait énormément l'annonce à la famille. «Il faut faire preuve de beaucoup d'empathie, faire attention à ses mots et à ses postures.» Et d'ajouter: «La famille peut revenir et nous dire: “Vous ne nous avez pas dit ce qu'il s'est passé”», raconte-t-il. «Un jour, quelqu'un m'a dit que j'avais tué sa mère, mais en général ça se passe très bien», témoigne le professeur Maureira.
Pendant ce temps-là, les IBODE procèdent à la toilette mortuaire, moment particulier que chacun vit différemment. Patricia Fourel se ferme «pour se protéger», sa collègue Fatima y voit un «dernier soin ultime. Je me dis qu'ils sont apaisés. L'autre fois, une patiente avait du sang dans les cheveux donc je lui ai fait un shampoing». Pour Patricia, «parfois on chante, on siffle. C'est nerveux, il faut décompresser». Fatima, croyante, pense que ce «n'est pas fini». Alors elle fait comme si l'âme était encore là et lui dit «de ne pas avoir peur». Leur troisième collègue Marie-Christine n'admet pas «cette vie qui se termine». Elle met un linge sur la tête de la personne défunte, et n'en parle surtout pas, ça risquerait «de plomber l'ambiance». En trente ans qu'elles se connaissent, Marie-Christine et Patricia disent ne presque jamais parler du sujet. Le deuil est intime et personnel.
«Certains vont aller picoler, d'autres courir, prendre de la cocaïne ou pleurer.»
Comme Fatima, Juan-Pablo Maureira est croyant. Le chirurgien d'origine chilienne croit en l'immortalité de l'âme, à rebours d'une profession très cartésienne. La religion donne du sens et offre un réconfort dans ces moments d'extrême solitude où les soignant·es sont seul·es, loin de la fourmilière d'un bloc. L'infirmière Marie-Christine refuse la mort, au point d'en être «traumatisée pendant quelques jours», le professeur Villemot se souvient de nuits compliquées à ne pas dormir, surtout quand le patient décédé était jeune. Sinon, «certains vont aller picoler, d'autres courir, prendre de la cocaïne ou pleurer, même si c'est dur de pleurer devant tout le monde», confesse le Dr Wing.
«On n'a pas le droit de souffrir, pas le droit de se plaindre», regrette Fatima. Sa collègue Marie-Christine acquiesce: «C'est dans ta fiche de poste. Qu'on le vive mal ou pas, on ne te demande pas ton avis.»
Le puzzle de l'hôpital
Sandrine Fourel, psychologue du travail au CHU de Strasbourg, décrit le bloc comme «un univers particulier, un huis clos et une sorte de transgression où l'on attaque un corps au scalpel, ce qui nécessite de se blinder et de mettre de la distance». Elle parle d'un univers où la mort «fait partie du job» du tabou de l'expression de la souffrance à l'hôpital. «Le médecin, il doit faire, il est programmé pour ça.» Jusqu'au jour où le programme bugge. «J'ai le souvenir d'un chirurgien qui avait eu un décès sur un enfant, ça l'a fait vriller. Son enfant avait le même âge, il avait accompagné la famille et il s'était projeté sur le père. Ses défenses étaient ébranlées, il s'est dit: “Mais qu'est-ce que je fais là?”»
Si la mort est intégrée au puzzle de l'hôpital, que la crise du Covid-19 a montré au grand jour, elle ne fait quasiment pas l'objet de cours à la faculté de médecine. «Bien évidemment qu'on parle de la mort quand on est en médecine, mais la nature intrinsèque de la médecine, c'est sauver, donc les vivants. Et il n'y a pas de cours ou de préparation formalisée à cette expérience de la mort», indique Jean-Pierre Villemot, qui a enseigné à la faculté de Nancy. «Tu fais médecine, et à 25 ans, tu vois la mort. Les études ne te préparent pas à ce que tu vas prendre dans la tête. Mais on essaie d'apprendre aux étudiants à annoncer une mauvaise nouvelle, ce qui ne se faisait pas il y a vingt ans», abonde le Dr Wing. Juan-Pablo Maureira questionne même: «Comment vous voulez apprendre ça, est-ce qu'on apprend aux gens à être gentil?»
À défaut d'y être préparé, il faut vivre avec la mort. Certain·es y arrivent, d'autres moins. Les décès marquent, interrogent, changent. Jean-Pierre Villemot se souvient d'un état de quasi «communion virtuelle avec le drame familial qui va se déclencher», parle d'un rapport plus complexe et psychologique à mesure que la vie avance. «Plus on avance, et on plus on cogite, soutient Marie-Christine. On se rapproche de la mort, elle nous paraît plus proche et plus intime qu'à vingt ans.» À 25 ou 60 ans, de l'interne au chirurgien ou à la chirurgienne, une mort au bloc est toujours particulière, unique, terrible. Et de l'aveu de tous, personne ne s'y habitue.