Culture

Le monde poétique et spectaculaire des vrais défilés de mode

Temps de lecture : 12 min

Des premiers défilés de la couture à ceux d'aujourd'hui, beaucoup de choses ont changé.

Si les défilés Chanel sont toujours spectaculaires, Chanel Ground Control, en 2017, demeure l'un des plus grands. | Patrick Kovarik / AFP
Si les défilés Chanel sont toujours spectaculaires, Chanel Ground Control, en 2017, demeure l'un des plus grands. | Patrick Kovarik / AFP

Corollaire indiscutable de la mode (de la haute couture et des créateurs et créatrices), le défilé était, jusqu'à l'apparition du Covid-19, un rendez-vous incontournable. Vecteur d'images, il incarne avec sa part de rêve la vitrine idéale pour la commercialisation des modèles sans oublier les dérivés induits (accessoires, parfums...). Avec le temps, les défilés ont pris de l'ampleur, leur coût parfois astronomique (en millions d'euros) les transformant en spectacles avec décor, mise en lumière et musique. Ils jouent un rôle fondamental pour occuper le terrain des retombées médiatiques avec les photos du show et aussi désormais avec la présence très recherchée des personnalités dans la salle.

Les défilés de haute couture vont cette fois être des défilés fantômes, sous forme digitale à voir depuis son ordinateur à l'aide de liens, mais avec un calendrier classique et des horaires. Naomi Campbell a lancé l'événement arborant un tee-shirt «Phenomenally black», prônant la diversité et une «vision with action» pour changer le monde.

Avec la couture, le début des défilés

Nées au XIXe siècle avec Worth, les présentations de modèles sur des mannequins vivantes (alors nommées sosies car elles devaient ressembler aux clientes et à leur morphologie) ont progressivement pris de l'importance. Toutes les maisons de couture ont ainsi continué ce principe de quasi-défilé. Dans En habillant l'époque, Paul Poiret évoque une de ses mannequins: «Je me souviens de l'une d'elle... sotte comme un dindon mais belle comme un paon. Elle faisait la roue, elle apparaissait alors dans mes salons comme une Messaline, comme une reine de l'Inde, prétentieuse, majestueuse et hautaine, et son port de souveraine faisait réfléchir les princesses authentiques devant lesquelles elle se pavanait.» Paul Poiret, visionnaire, imagina des défilés pour la presse et même avec des photographes.

Les robes de Paul Poiret, dessinées par Paul Iribe. | Archives

Pour les maisons de couture, le défilé est devenu un rite, en petit comité et souvent dans leurs salons, avec des mannequins qui déambulaient, affichant un numéro et dont les modèles portaient des noms parfois hautement fantaisistes. Deux films donnent une idée très précise du côté assez intimiste que pouvaient avoir ces défilés, le magnifique Falbalas (1945) avec des costumes de Marcel Rochas et, en 1956, une comédie, Le couturier de ces dames, avec un défilé fantasque et des costumes de Pierre Cardin.

En 1945, le modèle du défilé se réinvente avec l'invention du Théâtre de la mode auquel participèrent les maisons de couture. Une formule originale pour continuer à montrer les créations mais en format réduit, sur des mannequins de fil de fer de 70 cm de haut environ. Une formule itinérante inédite qui traversa l'Europe et se termina aux États-Unis. Si l'après-guerre est encore une sorte d'âge d'or de la couture avec Dior, puis Yves Saint Laurent, les années 1960, avec Paco Rabanne, Pierre Cardin et André Courrèges, ouvrent un passage vers ce qui deviendra le prêt-à-porter. Courrèges sera le premier à faire un défilé mélangeant couture et prêt-à-porter et Yves Saint Laurent franchit le pas avec Rive Gauche.

Des mannequins de fil de fer du Théâtre de la Mode, au Maryhill Museum de l'État de Washigton (Etats-Unis) | GlenBledsoe via Flickr

L'explosion des défilés du prêt-à-porter

Les balbutiements voient alors l'émergence des premières marques de créateurs et créatrices. Très en avance, Chloé organise déjà un défilé au café de Flore en 1957 autour d'un petit déjeuner et ensuite chez Lipp. En 1962, Christiane Bailly et Emmanuelle Khanh montrent leur collection Emma-Christie au restaurant Pharamond. Sonia Rykiel, à partir de 1968, invente les coutures à l'envers; Karl Lagerfeld filme le défilé et lui écrit: «Tiens bon, je crois que tu as trouvé quelque chose.»

Mais ce sont les années 1970 qui lancent définitivement le mouvement avec le groupe Créateurs et industriels. En avril 1971 défilent Emmanuelle Khanh et Ossie Clark. Didier Grumbach se souvient: «Dès octobre 1971, les défilés accueillent une foule démentielle de supporters, prêts à tout pour assister aux présentations. Les uns investissent les coulisses, les autres les escaliers, les plus audacieux s'asseyent sur le rebord des fenêtres.» Salle Wagram, les nouveaux noms que sont Jungle Jap, Dorothee bis et Ter et Bantine orchestrent un «match de mode». S'ajoutèrent Jean Muir, Issey Miyake et aussi Claude Montana, Thierry Mugler, Michel Klein avec des défilés dès 1975.

«La transformation d'un moment ennuyeux en une manifestation flamboyante.»
Donald Potard, consultant mode, longtemps à la tête de la maison Jean Paul Gaultier

Dans la nouvelle chambre syndicale, en 1978, figurent les noms de nouveaux membres: Angelo Tarlazzi, Chantal Thomass, Jean-Charles de Castelbajac, Anne-Marie Beretta, Claude Montana, Anne-Marie Beretta... Le mouvement est lancé et ne cessera de prendre de l'ampleur. Donald Potard (aujourd'hui consultant mode, mais longtemps à la tête de la maison Jean Paul Gaultier) se souvient du basculement qui eut lieu avec les fantaisies débridées de Kenzo. «Ce fut un passage entre des événements uniquement professionnels et ce qui allait devenir le défilé spectacle; la transformation d'un moment ennuyeux en une manifestation flamboyante. Une cassure dans un monde fermé où auparavant on donnait trois photos aux magazines, où les photographes n'étaient pas autorisés et où on chassait les caméras miniatures qu'auraient pu avoir les Japonais! Il y avait avant un contrôle de l'image très strict. Les journalistes avaient l'obligation d'une date de release et ne pouvaient parler des modèles qu'à partir du moment où ils seraient disponibles en boutiques. C'était une sorte de cercle vertueux.»

Un nouveau monde allait s'ouvrir avec cette mode en ébullition, mais les paramètres allaient changer aussi avec l'arrivée des télévisions, des vidéos et une ouverture tous azimuts. Si la réalité du défilé demeure pour des happy fews privilégié·es, qu'ils et elles soient professionnel·les ou pas, les images, elles, circulent désormais partout. Pour Donald Potard, cette surmédiatisation actuelle peut aussi avoir un revers: «Le vêtement peut avoir été vu cent fois avant qu'il n'arrive en boutique, il n'y a plus de surprise alors que l'essence de la mode, c'est justement la surprise.»

Aujourd'hui, tout est vu quasiment en temps réel au moment des défilés et les copies sont désormais en vente avant les originaux... Parfois demeure une différence entre les propositions audacieuses du podium et la commercialisation souvent plus basique. Les boutiques apprécient l'image vecteur d'envie, mais achètent ce qu'elles pensent vendre. Maria Luisa, directrice d'une boutique éponyme dont les choix pointus ont marqué l'histoire de la mode à Paris, disait que si dans un défilé il y avait un pantalon violet dont elle trouvait la coupe intéressante, elle achèterait un seul violet pour la vitrine et vingt en noir pour la vente.

Un phénomène mondial

Les défilés ont progressivement pris de l'ampleur jusqu'à devenir un phénomène international avec la multiplication des fashion weeks aux quatre coins du globe. Si la capitale la plus importante demeure Paris en nombre (une centaine de défilés officiels) et sans doute aussi avec les plus grands noms de la mode, Milan est la vitrine des grandes marques italiennes avec une mode qui oscille entre la sensualité de Dolce & Gabbana et le classicisme de Giorgio Armani en passant par le côté cérébral de Prada. New York est globalement plus casual. Londres et Tokyo misent sur de nouveaux talents émergents. Et il y a désormais des fashion weeks dans de très nombreux pays: Serbie, Georgie, Tunisie, Suède, Portugal...

Des premiers défilés de la couture à ceux d'aujourd'hui, beaucoup de choses ont changé. D'une durée de plus d'une heure, les défilés d'aujourd'hui sont passés à 10 ou 15 minutes, temps considéré comme idéal pour ne pas ennuyer le public. En quelques minutes, une collection (un travail de plusieurs mois) est lâchée en pâture aux journalistes, aux acheteurs, clientes, et avec les réseaux sociaux, en temps réel, au public. Dix minutes pour attirer l'attention, se démarquer, faire réagir et si possible vendre ou susciter des envies d'achat. Des grandes messes comme chez Chanel ou Dior où s'ose la démesure aux présentations modestes des nouveaux et nouvelles créatrices qui tentent l'exercice en compensant le manque de moyens par des idées ou idéalement par leur talent, les défilés offrent une palette extrêmement diversifiée.

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Une saison particulière

Juillet est le mois traditionnel où la haute couture (spécificité française) défile avec ses membres dont les grandes maisons comme Chanel et Dior et quelques noms plus récents, ainsi Adeline André, Maurizio Galante, Alexandre Vauthier, Julien Fournié, Schiaparelli, Giambattista Valli, Stéphane Rolland... Les membres correspondants apportent une couleur internationale avec les Hollandais Viktor & Rolf et Iris van Herpen (tout juste nommée cette saison), les Italiens Armani et Valentino, le Libanais Elie Saab, etc.

Cette saison, les défilés seront vus via des ordinateurs, des tablettes, et probablement réduits à des pastilles de quelques minutes de vidéo. Kuki de Salvertes, attaché de presse et directeur du bureau Totem, a suivi la première fashion week virtuelle à Londres autour des collections homme et des pré-collections femme. Il analyse cette première expérience: «Cette semaine a été un fiasco en terme d'attendance en raison d'un accès compliqué aux plateformes avec de multiples codes d'accès et des présentations qui se sont aussi transformées en prise de paroles moralisatrices.»

Mais Kuki de Salvertes demeure optimiste, il imagine qu'une voie est désormais ouverte et que le Covid-19 n'est en fait qu'un accélérateur d'une évolution inéluctable. Il imagine un futur 50/50 avec encore de vrais défilés qui suscitent une émotion et ont du sens quand les créateurs ont réellement quelque chose à dire. Les grandes maisons vont conserver les défilés et les jeunes vont sans doute expérimenter «de nouvelles formes d'expression». Parmi les grands souvenirs de défilés, Kuki de Salvertes se souvient: «Alexander McQueen et son final Jeanne d'Arc, les défilés de W & L. T qui, en plus de collections originales avaient un côté spectacle, une scénographie, une performance; les 20 ans de Mugler, la première collection pour hommes de Jean Paul Gaultier qui réinventait la garde-robe masculine, Raf Simons à la Géode, Manish Arora et sa collection sur le cirque, Courrèges dans un igloo de plastique

La fédération de la haute couture et de la mode, ordonnatrice de cette saison particulière, a donné la parole à Simon Liberati qui parle du défilé ainsi: «L'énergie de la mode, bien supérieure au théâtre, à la messe ou aux ballets de danse moderne, tous spectacles auxquels j'ai assisté à différents âges de ma vie, venait je crois de la concentration d'argent, de pouvoir, de rivalité sur une distance très courte, quelques minutes, pendant lesquelles on avait quand même le temps de s'ennuyer si c'était mauvais, trop lent, trop moche ou si la musique était atroce... mais ce condensé de quelques minutes, à peine plus qu'un morceau de rock'n'roll où tant de vibrations s'étaient accumulées et se déchargeaient d'un coup, sans possibilité de recommencer le numéro. J'en parle à l'imparfait, c'est idiot.»

Oui, il faut continuer à en parler au présent et que les défilés reviennent en vrai. Si les défilés ont gagné en importance, en visibilité d'un plus grand nombre, ils ont parfois un peu perdu en sens. Si la création doit être ce qu'il y a de plus important, elle est un peu cannibalisée par le spectacle où parfois la forêt cache les arbres et où le cirque (un article de Suzy Menkes épinglait déjà il y a quelques années le «fashion circus») qui entoure ces manifestations l'emporte. Mais il y a eu et il y aura encore sans doute des moments inoubliables qui font que les défilés ont un rôle à jouer. Aux créateur·rices d'avoir l'imagination de peut-être faire bouger les lignes et d'inventer les défilés de demain.

Mon best off

Des moments incroyables et mémorables où le défilé devient spectacle.

1981, Paris. Mon premier défilé, habilleuse pour Yohji Yamamoto, une impression extraordinaire d'une mode tellement différente et novatrice, brouillant les codes, les réinventant.

Tokyo Saison 91-92 The men, un défilé conjoint, Comme des garçons et Yohji Yamamoto, un défilé homme avec des personnalités hors normes jouant les mannequins: Denis Hopper, John Cale, John Lurie, Tom Novembre...

1995. Les vingt ans de Thierry Mugler au Cirque d'hiver, une sorte de rétrospective fabuleuse avec les plus grands mannequins, mais aussi Cyd Charisse, Tippi Hedren, Patty Hearst... et une prestation live de James Brown chantant Sex Machine. Le sacre d'un grand.

Martin Margiela dont je n'ai pas vu malheureusement les premiers défilés. Le rite avec l'accueil de personnes vêtues de blanc, le vin chaud que je ne bois pas, le coup de tampon du sponsor beauté tatoué sur la main... Toujours des inventions, un décalage, la récup, la poésie, le blanc... mais je me souviens d'un train à l'arrêt et du public installé dans les compartiments. Pour les collections artisanales, une saison où les mannequins étaient dans des boîtes et où les journalistes regardaient furtivement les modèles via des œilletons.

Le travail d'Hussein Chalayan était remarquable depuis ses débuts, mais il a fallu un défilé marquant en 1997 pour qu'il se fasse connaître. Un final percutant avec un mannequin en tchador et puis progressivement sur d'autres filles le même vêtement se raccourcit jusqu'à la nudité complète. Une sorte de statement sur un vêtement qui, sous couvert d'anonymat, arrive à l'effet inverse.

Alexander McQueen. Les défilés du créateur anglais ont toujours été proches de la performance et il a écrit des temps forts de la mode. À Londres en 1997 The doll, une collection inspirée par Bellmer et un mannequin entravé dans un cadre de bois marchant dans un plan d'eau. En 1999, un final époustouflant avec une robe peinte à la bombe par des robots, un tourbillon fou et un résultat magnifique.

Walter van Beirendonck avec ses défilés pour W & L T (1997-98) a fusionné des créations originales dans un contexte de haute fantaisie sans oublier l'humour. Un champignon géant sous la neige, des mannequins sur échasses, un bal fin du monde avec masques à gaz...

1999, Viktor & Rolf, un défilé avec une seule mannequin, Maggie Rizer, sur qui était posée une série de modèles jusqu'à l'engloutir, une poupée russe à l'envers, une Matriochka sauce hollandaise.

Printemps été 1999. A.F. Vandevorst, une collection sous le signe du sommeil, toutes les mannequins couchées sur des lits dans un dortoir un peu hôpital éphémère. Le public assis devant les lits en attendant le réveil.

Printemps été 1999, Issey Miyake présente A-Poc (a piece of clothe) une véritable innovation, une pièce de tissu pré-découpé à recomposer. Lors du final, 23 mannequins sont reliées les unes aux autres dans une même pièce de tissu extensible dans un rouge flamboyant.

En 2004, Maurizio Galante présente Galanterie, une collection de couture sur marionnettes mises en mouvement avec ses modèles réalisés à l'échelle 1/5. Une poétique et délicieuse idée qui reprend une coutume ancienne et tisse un lien avec la Théâtre de la mode.

Toujours des moments magiques, poétiques et troublants chez Undercover. Pour le printemps été 2018, Body double, des mannequins deux par deux, inquiétante étrangeté d'une fausse gémellité, un hommage à Cindy Sherman et au film Shining.

Iris van Herpen crée une mode très personnelle fusionnant la technologie et l'artisanat. Pour sa haute couture hiver 2017-2018, un défilé exceptionnel avec un concert acoustique étonnant où les musicien·nes étaient en plongée dans des aquariums. Une poésie folle, un des plus beaux défilés jamais vus.

Si les défilés Chanel sont toujours parmi les plus spectaculaires (le supermarché, la forêt, l'«iceberg»...), les plus fous, Chanel Ground Control demeure un grand moment avec sa gigantesque fusée et une illusion parfaite d'un quasi décollage.

Chanel fait décoller une fusée au Grand Palais, à Paris, le 7 mars 2017. Patrick Kovarik / AFP

Tous les défilés de Comme des garçons, toujours imprévisibles et où la vedette demeure le vêtement, sa déconstruction, sa réinvention avec une inspiration toujours renouvelée. Le seul défilé que, dans une fashion week, pour rien au monde, je ne voudrais manquer.

Sans oublier le dernier défilé couture de Christian Lacroix avec tout ce qu'il a apporté à la mode et les défilés fous de John Galliano qui demeure un des très grands de la mode.

Je regrette les défilés de Rick Owens que j'aurais adoré voir autrement qu'en vidéos et voir plus de Thom Brown...

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