Il règne une chaleur étouffante ce lundi après-midi à Montpellier. Les avocats se pressent dans la salle 6 du tribunal judiciaire. Près de la foule en robe noire, les justiciables arrivent les uns après les autres et sur les bancs, la distanciation sociale est de moins en moins respectée. Au fond de la salle, Evelyne, 76 ans, souffle à Jean, 80 ans: «Personne n'a de masque!»
L'huissière d'audience demande à l'assemblée d'une voix forte: «Qui est convoqué?» Evelyne se fige, fermée. Elle ne fera que ce que son avocat lui dit de faire. Alors Jean, hésitant, se lève et ensemble, ils se dirigent vers le bureau de l'huissière, leur convocation à la main. Au même moment leur avocat, Me Jean-Christophe Legros, entre.
Le président Abdessamad Errabih prévient: un certain nombre de dossiers vont devoir être renvoyés, car si tout venait à être jugé aujourd'hui «on finirait demain à 13 heures».
Il appelle les parties civiles. Mélina Florès, infirmière en réanimation au CHU de Montpellier, son compagnon Guenael, sa fille Déborah et sa mère Isabelle sont tous là. Le dossier d'Evelyne et Jean est retenu pour la session du jour. Ils sont poursuivis pour «emploi de voies de fait ou contrainte pour forcer des personnes à quitter leur lieu d'habitation», «harcèlement moral», «atteintes à l'intimité de la vie privée» et «dégradations volontaires légères» à l'encontre de Mélina et sa famille.
La peur plus contagieuse que le Covid
En plein confinement dû à la pandémie, l'affaire avait fait la une des journaux: «Coronavirus: Une infirmière mise à la porte par ses propriétaires», titrait Le Parisien; BFMTV: «Une infirmière et sa famille chassées de leur logement par crainte du coronavirus»; Capital: «Pour pousser une infirmière à partir, son propriétaire lui coupe l'eau et l'électricité».
Une enquête préliminaire avait donc été ouverte. Joint par téléphone, le ministre du Logement Julien Denormandie avait déclaré: «Ce qu'ont fait ces gens est abject. Cela montre ce que la crise révèle le plus sombre chez certains.» Le Monde publiait au même moment un article intitulé «Avec le coronavirus, le retour des corbeaux».
Le couple de propriétaires avait alors été placé en garde à vue.
«Je n'étais pas hébergée gratuitement. Et puis c'était pas n'importe quelle personne, c'était ma famille...»
Le bâtonnier de Montpellier, Me Rémi Lévy, ému du sort de Mélina, avait proposé de la défendre gratuitement. Le procureur de la République, Fabrice Belargent, avait écrit dans un communiqué: «Les deux personnes [...] se sont vu notifier une convocation par procès-verbal à l'audience du tribunal correctionnel de Montpellier du 29 juin 2020.» Le CHU de Montpellier et l'ordre des infirmiers de l'Hérault s'étaient constitués parties civiles. Quelque part en Normandie, une chanson était écrite pour Mélina.
Pendant que certains applaudissaient le personnel soignant la nuit, d'autres leur faisaient vivre un enfer le jour. La peur, découvrait-on, était plus contagieuse que le Covid, et Evelyne et Jean avaient été contaminés.
Dans la salle d'audience numéro 6, les journalistes épongent leur front: le dossier d'Evelyne et Jean sera le premier à être jugé.
En juillet 2019, Mélina et son conjoint Guenael emménagent à Montarnaud, village de 3.000 âmes situé à l'ouest de Montpellier. Leur appartement de 90 mètres carrés, deux chambres et une salle de bain, se trouve au rez-de-chaussée. Leur propriétaire, Evelyne, loge au-dessus avec Jean. Il y a un jardin commun. Mélina est infirmière en réanimation au CHU de Montpellier, son compagnon Guenael, vigneron. Ils travaillent tous les deux en journée.
Le 17 mars 2020, à midi, «nous en sommes tous témoins, relate Me Jean-Christophe Legros, la France s'arrête».
Mélina décide alors de réunir sa famille chez elle: sa mère Isabelle quitte sa résidence seniors, tandis que sa fille Déborah et son compagnon prennent leur petite de 3 ans et leur épagneul breton de 5 mois sous le bras. Tout le monde vient se confiner dans l'appartement de Montarnaud le 18 mars.
«Mes malaises me reprennent. Je suis très mal.»
Personne ne prend la peine de prévenir Evelyne. Mais après tout, pourquoi le faudrait-il? Mélina est chez elle. C'est ce qu'elle dira tous les soirs à Evelyne jusqu'à son déménagement: «Madame je paye un loyer, c'est provisoire.» À la barre, devant le président, elle réitère: «Je n'étais pas hébergée gratuitement. Et puis c'était pas n'importe quelle personne, c'était ma famille...»
Le 23 mars, il y a un incident. L'épagneul breton de Déborah s'échappe et «se jette sur un passant». Un voisin est venu rapporter le petit chien à Evelyne. La propriétaire a «tapé très fort» à la porte de Mélina, personne n'a répondu. Evelyne s'exclame: «C'était 11 heures du matin!»
Déborah, son conjoint et sa fille viennent finalement récupérer le chien. Evelyne crie que le chien a attaqué quelqu'un. «Ces trois énergumènes se mettent à m'insulter. Mes malaises me reprennent. Je suis très mal.» La dame de 76 ans a des problèmes cardiaques. Jean est dans leur résidence secondaire en Aveyron.
Alors que la France tout entière est paralysée par le confinement, dans le village de Montarnaud, une guerre est déclarée.
L'électricité et les gaz
Tôt le matin, Mélina et son conjoint partent travailler. À peine ont-ils passé la porte que le reste de sa famille entend des meubles grincer au-dessus de leur tête. Evelyne argue qu'elle fait le ménage.
Le portail de la maison est tout le temps ouvert. Lors d'une audition, il est ressorti que la petite de 3 ans joue parfois avec le bip. Mais Isabelle, la mère de Mélina, a vu Jean à son retour «à quatre pattes» en train de trafiquer les fils électriques du portail. Elle s'exclame: «On n'allait pas laisser une gamine de 3 ans et un chien avec un portail ouvert!» La famille de Mélina ne sort plus dans le jardin.
Tous les jours, au travail, Mélina reçoit des appels de sa mère furieuse et de sa fille en larmes. Tous les soirs, Mélina monte pour tenter d'apaiser la situation avec Evelyne. Elle lui dit: «Madame, on a plus de risque d'attraper le coronavirus en montant ainsi tous les soirs!» Evelyne lui lance: «Que vous l'attrapiez vous et votre famille, c'est pas mon problème!»
«Que les étrangers rentrent chez eux.»
Mélina travaille soixante-treize heures par semaine au bloc, elle est fatiguée.
Arrivent les coupures d'électricité «intempestives»: dans l'appartement, l'eau chaude, le chauffage, la télévision ne fonctionnent plus. Evelyne et Jean les prennent en photo pour surveiller leurs allées et venues. Cloîtrée dans l'appartement de 90 mètres carrés, Déborah filme Jean poussant les gaz de sa voiture pour enfumer l'appartement. Sur la vidéo, on entend en fond sonore une chanson d'Aya Nakamura.
Mélina est épuisée. Il faut que cela cesse. «Chaque jour, il y avait quelque chose.» Elle voulait juste avoir sa famille auprès d'elle, qu'ils soient ensemble. Elle contacte la gendarmerie. Evelyne menace dans un courrier: «Je ferai appel à mon huissier si ces gens-là ne dégagent pas.» Le contrat du bail stipule que l'habitation est destinée à deux personnes. Elle n'en peut plus de ces «squatteurs», de cette «smala» venue troubler leur tranquillité pendant le confinement. Sur le pare-brise de la famille, un mot est déposé: «Que les étrangers rentrent chez eux.»
Mélina et sa famille donnent congé le 27 mars, déménagent «en plein confinement et en pleine nuit».
Le président fronce légèrement les sourcils: «Dans ce que vous me dites, je ne comprends pas que votre profession soit en lien direct avec leur volonté de vous faire quitter le logement...»
Il ne comprend pas non plus pourquoi, dans ce cas, les avocats du CHU de Montpellier et de l'Ordre des infirmiers sont présents sur les bancs des parties civiles.
Mélina acquiesce: «Au départ, c'était dirigé contre ma mère et ma fille. C'était pour un problème de nombre de personnes, c'est vrai.» Elle cite les propos d'Evelyne à propos du chien jugé trop dangereux pour sortir («Il n'a qu'à chier chez vous!»), la discussion totalement fermée, cette phrase prononcée par la propriétaire: «Vous irez attraper le coronavirus ailleurs!»
«À 16h45, on sort. À 17h19, Midi Libre titre: “Hérault: l'infirmière du CHU expulsée, les propriétaires de son logement poursuivis en justice”!»
Fin mars, Mélina ne dort plus. Elle finit par être arrêtée une semaine, du 4 au 11 avril, au plus fort de la pandémie. L'avocat du CHU de Montpellier s'insurge: «Vous nous avez privés de Madame Florès!»
Las, Me Legros, l'avocat d'Evelyne et Jean, pousse un soupir d'affliction et se lève.
«J'ai besoin qu'on fasse un tout petit peu de droit», prévient-il. Il pousse son siège et s'avance vers le prétoire: «Je n'aurai qu'une séquence émotion: Monsieur, 80 ans, et Madame, 76 ans, aspirent à être tranquilles.»
Evelyne et Jean jurent qu'ils n'ont jamais eu l'intention de mettre Mélina dehors, qu'au contraire ils auraient voulu qu'elle reste, que leur petit-fils est médecin. Ils ne voulaient pas tous ces «gens». Le contrat de bail était prévu pour deux personnes. Ils avaient pris soin de mettre une clause pour interdire les chiens dans l'habitation.
Me Legros rappelle le nombre d'articles dans les médias, Le Figaro, Europe 1, il répète les propos de Mélina dans la presse («Ils nous ont coupé le chauffage!»), France 2, France 3, BFMTV.
Le conjoint de Mélina lève le doigt, il veut répondre: «C'est moi qui l'ai dit mais...»
Chut, fait le président.
Chut, fait l'assesseure à sa droite.
Chut, fait le procureur.
«Qu'est-ce qu'on fait là en plein confinement?!»
Maître Legros rappelle que la chaudière n'est manœuvrable qu'à partir du bas, et non depuis le logement d'Evelyne et Jean, que tout ceci a été constaté par huissier. Il s'interroge sur la chronologie des événements: le 15 avril 2020, la garde à vue d'Evelyne se terminait à 11h30, celle de Jean à 13h45.
Ce dernier n'avait pas encore relu ses déclarations, il ne les avait pas encore signées, que les gendarmes leur ont signifié: «On va vous emmener devant le procureur.» Sur le coup, Me Legros, croyant avoir mal entendu, a demandé: «Mais c'est pour une convocation devant le tribunal?» La minute suivante, ils se sont tous retrouvés dans le panier à salade, direction le palais de justice. L'avocat a protesté: «Qu'est-ce qu'on fait là en plein confinement?!» Le procureur de la République leur a tendu la convocation.
«À 16h45, on sort. À 17h19, Midi Libre titre: “Hérault: l'infirmière du CHU expulsée, les propriétaires de son logement poursuivis en justice”!» réagit-il devant le tribunal.
Me Legros l'affirme: personne n'avait lu le dossier. Sur les 250 cotes, pas une ne contient le certificat médical de madame Florès sur son état de santé, ou quelque chose –n'importe quoi– qui permettrait de faire le lien entre l'arrêt de travail et le harcèlement subi par l'infirmière.
Il y avait alors «deux France: une au service des autres et puis la France de ceux qui veulent vivre en vase clos».
Si harcèlement moral il y a eu, souligne-t-il, alors c'est entre le 23 mars, jour où il y a eu «le malentendu du chien», et le 27 mars, jour où Mélina a décidé de quitter l'appartement de Montarnaud –quatre jours, «le harcèlement le plus court de la Terre». Une justice expédiée, où les méchants et les gentils ont déjà été désignés par les réseaux sociaux.
Comment expliquer la folie médiatique qui s'est emparée de ce dossier, si ce n'est par la «vacuité événementielle» du mois d'avril 2020?
Le 17 mars à midi, «la France s'arrête», clamait plus tôt l'avocat. Mais si quelques heures ont suffi à nous faire basculer dans une autre vie, que dire des deux mois qui nous séparent désormais du confinement, de cette parenthèse printanière et hypocrite où «la nuit on applaudit, et le jour on a rien à se dire»?
Mais en avril 2020, les médias n'étaient pas frappés de vacuité sinon d'un seul et unique sujet, le Covid-19, jusqu'à saturation. En avril 2020, il y avait alors «deux France: une au service des autres, qui met sa famille à l'abri pendant qu'elle travaille soixante-treize heures par semaine, et puis la France de ceux qui veulent vivre en vase clos», plaide Me Lévy, l'avocat de Mélina.
Deux mois plus tard, la France est redevenue une et indivisible: l'affaire de l'infirmière expulsée par les propriétaires inquiets est devenue une affaire de voisinage comme tant d'autres.
Le 29 juin 2020, le tribunal judiciaire de Montpellier a prononcé la relaxe d'Evelyne et Jean.
La mère de Mélina a retrouvé sa résidence pour seniors, sa fille Déborah est repartie dans son logement avec sa petite fille et son épagneul breton, et son conjoint est allé vivre chez ses parents. Mélina Florès, elle, a déménagé dans un petit studio «sans machine à laver».