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De Phyllis Schlafly aux électrices de Trump, les contradictions des antiféministes américaines

Temps de lecture : 8 min

Phillys Schlafly valorisait la femme au foyer alors que sa carrière professionnelle était bien remplie. Pourtant, si elle avait été un homme, elle serait allée très loin dans son parti.

Phyllis Schlafly le 4 mai 2000 au Capitol à Washington DC. | Leslie E. Kossof / AFP
Phyllis Schlafly le 4 mai 2000 au Capitol à Washington DC. | Leslie E. Kossof / AFP

«Certaines femmes aiment mettre leurs échecs sur le dos du sexisme plutôt que d'admettre qu'elles n'ont pas fait assez d'efforts.» C'est ce que Phyllis Schlafly assène à un élu républicain dans le premier épisode de Mrs America. La série, sortie au printemps et diffusée en France sur Canal+, retrace la bataille autour de l'Equal Rights Amendment (ERA) –un amendement de la constitution américaine visant à garantir l'égalité des droits hommes-femmes. Bien que proposé dès 1923, c'est dans les années 1970 que le combat pour sa ratification a sévi, divisant d'un côté les femmes du mouvement féministe et, de l'autre, un groupe de femmes au foyer conservatrices organisées autour d'une figure: Phyllis Schlafly, décrite par le magazine Newsweek en 1979 comme «la première dame de l'antiféminisme».

Si cette réplique de Phyllis Schlafly a été écrite par les scénaristes de la série, elle reflète les positions de l'activiste conservatrice qui écrivait dans un livre de 1977: «L'affirmation selon laquelle les femmes américaines sont opprimées et injustement traitées est la fraude du siècle. [...] Si vous êtes prête à travailler dur, il n'y aucune barrière que vous ne puissiez surmonter.»

Instrumentalisation de la maternité et hypocrisie

Mariée à un avocat républicain et mère de six enfants, Phyllis Schlafly a bâti son image publique autour de son statut de mère au foyer. En 1952, elle brigue un siège au Congrès (elle est, d'ailleurs, la première femme à le faire dans sa circonscription) et place son identité de femme au cœur de sa campagne, affirmant par exemple que «les femmes ayant toujours été les gardiennes de la moralité dans le foyer, cela ferait du bien [aux États-Unis] si elles exerçaient leur droit de vote pour restaurer la moralité au sein du gouvernement fédéral». Elle utilisera ainsi une rhétorique de la maternité tout au long de son parcours et notamment au moment de sa lutte contre l'ERA, qualifiant alors son mouvement de «pro-famille».

L'ironie, bien sûr, c'est que Phillys Schlafly a eu une carrière professionnelle (qu'elle décrivait comme un simple «hobby») plus remplie et accomplie que la vaste majorité des femmes actives. Détentrice d'un master en gouvernance et d'un diplôme de droit, elle a publié presque trente livres au cours de sa vie et était célèbre pour ses talents de lobbyiste et d'activiste. Autre réalité mise de côté dans ses discours mais montrée dans Mrs America: elle a élevé ses enfants avec l'aide d'une domestique (une femme noire, selon la série).

Cette hypocrisie n'a pas manqué d'être soulignée par les militantes féministes qui s'opposaient à elle. «Ça a toujours été le hic avec les positions de Schlafly: elle s'est présentée deux fois aux élections du Congrès tout en disant aux femmes qu'elles devaient épouser le rôle de femme au foyer», affirme Kelly Dittmar, professeure au Centre sur les femmes américaines et la politique de la Rudgers University.

Une influence durable

L'influence de Phyllis Schlafly –et de ses contradictions– sur la scène conservatrice américaine a été majeure. Son mouvement anti-ERA, qui a au moins accompli une partie de ses objectifs puisque l'amendement n'a jamais été ratifié, a été l'une des pierres fondatrices des guerres culturelles qui divisent la politique américaine depuis les années 1960. Le succès de son discours anti-féministe et ultra conservateur auprès d'une base électorale autrefois négligée a ouvert la voix à la victoire de Ronald Reagan en 1980.

Une victoire qui a définitivement transformé la plateforme du Parti républicain: autrefois centré autour des questions économiques et fiscales, le GOP est devenu, sous l'influence de la droite chrétienne et de mouvements comme ceux de Phyllis Schlafly, le parti du conservatisme moral.

«Sarah Palin a brillamment utilisé cette rhétorique de la maternité établie par des gens comme Phyllis Schlafly.»
Melissa Deckman, professeure de science politique

«Beaucoup de gens parlent de l'influence de Phyllis Schlafly sur le succès de Reagan en 1980, et ils ont raison, affirme Kelly Dittmar. Il faut reconnaître le rôle crucial qu'elle a joué, non seulement en mobilisant une base à ce moment-là, mais aussi en développant un argumentaire autour de la moralité et de la famille.»

On retrouve son influence encore récemment, dans un autre mouvement grassroots ultra-conservateur, où les femmes ont eu une place privilégiée: le Tea Party. Ces activistes anti-Obama, avec pour figure de proue Sarah Palin, s'inscrivaient ainsi dans la droite lignée de Phyllis Shlafly. Jusque dans l'utilisation de la maternité dans les discours des femmes du mouvement. «Ce que Palin a fait brillamment, c'est d'utiliser cette rhétorique de la maternité établie par des gens comme Phyllis Schlafly», commente ainsi Melissa Deckman, professeure de science politique à Washington College et autrice d'un livre sur les femmes dans le mouvement Tea Party. «Palin et les femmes du mouvement étaient des mères “pro-life”, pro-armes à feu, il y avait cette idée de “mama grizzly”, de femmes qui protégeaient leur famille.»

Donald Trump dans la lignée de Phyllis Schlafly

La sortie de Mrs America en 2020 n'est pas anodine. L'anti-féminisme et la rhétorique de Phyllis Schlafly présageant celle de Donald Trump et de ses supporters. Le dernier épisode de la série la montre arborant un badge à l'effigie de Ronald Reagan avec le slogan repris par l'actuel président américain: «Make America Great Again». Phyllis Schlafly est décédée quelques mois avant les élections de 2016 mais elle aura eu le temps, avant sa mort, de publier un dernier livre intitulé The Conservative case for Donald Trump. Une prise de position en faveur d'un homme doublement divorcé et adepte des grossièretés qui pourrait paraître quelque peu ironique de la part de la figure de proue des «pro-famille» de la droite chrétienne.

La question des femmes conservatrices et anti-féministes est d'ailleurs revenue dans l'actualité après l'élection du milliardaire populiste, quand des statistiques ont estimé que 52% des femmes blanches avaient préféré le candidat républicain à son opposante, Hillary Clinton. Des chiffres dont l'exactitude a depuis été contestée, une étude affirmant qu'on serait en réalité plus proches des 47%, mais qui a donné lieu à d'innombrables essais sur les opinions politiques des femmes conservatrices.

«Ce qui était particulièrement choquant pour beaucoup de journalistes, et pour beaucoup d'observateurs de la politique américaine, c'est que d'un côté vous aviez la première femme candidate d'un parti majeur et, face à elle, un candidat misogyne qui proférait une rhétorique sexiste contre les femmes, explique Melissa Deckman. Beaucoup de femmes à gauche se sont demandées comment est-ce que des femmes pouvaient voter pour Donald Trump vu son comportement et les allégations d'atteintes à caractère sexuel dont il a fait l'objet.»

Hillary Clinton, figure honnie des mères au foyer conservatrices

Plusieurs facteurs sont entrés en jeu dans le succès de Donald Trump et de son discours conservateur et antiféministe. Le profil d'Hillary Clinton, d'abord, perçue comme l'héritière des féministes du mouvement pro-ERA, à l'antithèse des idées conservatrices. «Une grande partie de la vie politique américaine aujourd'hui est expliquée par le partisanat négatif: ce qui motive beaucoup d'électeurs, ce n'est pas qu'ils aiment certains candidats, mais qu'ils en détestent d'autres encore plus», explique Melissa Deckman.

Dans le cas de 2016, une partie de l'électorat a voté contre Hillary Clinton plutôt que pour Donald Trump. «Je pense que, dans une certaine mesure, certains à droite seraient restés chez eux ou auraient voté contre Donald Trump si il y avait eu un autre candidat en face», affirme Emily Johnson, professeure d'histoire à Ball State University et autrice d'un livre sur le leadership féminin dans la droite chrétienne américaine. «Mais la droite déteste Hillary Clinton spécifiquement, et ce depuis des années.»

«Si Phyllis Schlafly avait été un homme, elle serait allée très loin dans le Parti républicain.»
Melissa Deckman, professeure de science politique

Son impopularité auprès, en particulier, des femmes au foyer conservatrices est née lors de la première campagne présidentielle de Bill Clinton en 1992. À l'époque, Hillary Clinton affirme dans une interview: «J'aurais pu rester à la maison, faire des cookies et servir le thé, mais j'ai décidé d'exercer ma profession.» Une déclaration très mal reçue par les femmes conservatrices et qu'elle essaiera à plusieurs reprises de se faire pardonner –avant de finalement la revendiquer en 2016, pendant sa propre campagne. «Les femmes conservatrices ont très mal pris cette remarque, explique Emily Johnson. Pour elles, c'était un autre exemple d'une féministe qui ridiculise les femmes au foyer.»

La religion a aussi joué un rôle crucial. En particulier la question de l'avortement, déterminante dans les choix politiques de nombre de conservateurs et de conservatrices. «Certains sont constamment surpris d'apprendre qu'il existe des femmes résolument antiféministes, explique Emily Johnson. Mais avec l'élection de Trump, l'une des choses les plus importantes, et qui l'est depuis des années, est la question de l'avortement: un siège allait s'ouvrir au sein de la Cour suprême et cet électorat ne voulait pas d'un juge “pro-choice” et était donc prêt à voter pour quiconque s'opposait à Clinton.»

Le privilège blanc, obstacle à la conscience de groupe des femmes

Une étude de science politique publiée en 2018 dans la revue Political Behavior souligne par ailleurs des phénomènes de sexisme hostile et de déni des discriminations genrées qui ont influencé le choix des électrices de Trump. L'étude montre que de nombreuses femmes blanches «supportent des idées sexistes, et que ces idées ont fortement influencé leur vote en 2016». «Le soutien pour Trump était corrélé avec de hauts niveaux de sexisme hostile –des idées comme “le féminisme va trop loin”, explique Kelly Dittmar. Les femmes qui ont soutenu Trump étaient aussi beaucoup plus susceptibles d'affirmer qu'il n'y a pas de discrimination genrée dans le pays.»

L'étude utilise la théorie de la justification du système pour expliquer ce phénomène. Selon Kelly Dittmar, «c'est l'idée que parce que les femmes blanches sont à l'intersection à la fois de la marginalisation et du privilège –elles sont marginalisées en raison de leur genre mais privilégiées en raison de leur race– elles vont choisir de s'aligner avec leur privilège, et donc avec leur race, plutôt que leur genre. L'explication à tout ça, c'est le privilège: est-ce que vous préférez maintenir un statu quo qui vous est avantageux ou est-ce que vous préférez vous battre pour peut-être avoir la chance de faire baisser votre marginalisation sur un autre axe? C'est tout le principe de la justification du système: elles choisissent le système qui les avantage le plus».

Cet alignement avec l'axe du privilège racial explique en partie le rejet du mouvement féministe chez les conservatrices, qui peuvent percevoir leur condition comme intimement liée à celles des hommes dans leurs vies. «Quand vous êtes une femme, vous êtes souvent mariée, vous avez des fils, des pères, affirme Melissa Deckman. Et beaucoup de femmes pensent qu'elles n'ont jamais vécu de discrimination. C'est pour ça que ça a toujours été plus difficile pour les femmes de développer une conscience de groupe.»

Les femmes conservatrices aussi victimes de sexisme

Qu'elles l'admettent ou non, les femmes conservatrices sont pourtant elles aussi victimes du sexisme, notamment au sein de leur parti. Cela explique le succès d'un mouvement populaire comme le Tea Party auprès de l'électorat féminin de droite. «L'une des raisons pour lesquelles on a vu tellement de femmes leaders dans le Tea Party, c'est qu'une grande partie de l'establishment républicain local n'était pas accueillant envers les femmes, explique Melissa Deckman. Le Tea Party s'est bâti à partir de la base et ça a donné l'opportunité aux femmes d'organiser leurs propres groupes sans avoir à faire aux réseaux d'hommes dirigeants.»

Phillys Schlafly, elle-même, avait écrit en 1967: «Le Parti républicain est porté sur les épaules des femmes qui font le travail sur le terrain, qui sonnent aux portes, qui distribuent des tracts, et qui font toutes les tâches de campagne électorale fatiguantes et répétitives. Beaucoup d'hommes dans le parti veulent cantonner les femmes au travail ingrat.» Un aveu surprenant venant de celle qui reprochait aux féministes leur «statut de victime autoproclamée».

Malgré toute son influence et le succès de sa campagne anti-ERA, Phillys Schlafly n'a jamais été élue et n'a jamais occupé de fonction officielle au sein de son parti ou du gouvernement. Pourtant, selon Melissa Deckman, «si elle avait été un homme, elle serait allée très loin dans le Parti républicain».

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