Parents & enfants / Société

La conduite accompagnée amplifie-t-elle le stress au volant?

Temps de lecture : 12 min

Si l'apprentissage anticipé de la conduite est censé faire acquérir de l'expérience et, ainsi, de l'assurance au volant, l'accompagnement par les parents peut aussi avoir l'effet inverse.

Les parents ne savent pas, quand ils inscrivent leur enfant à la conduite accompagnée, s'ils vont être de bon formateurs. | Orkun Azap via Unsplash
Les parents ne savent pas, quand ils inscrivent leur enfant à la conduite accompagnée, s'ils vont être de bon formateurs. | Orkun Azap via Unsplash

«J'ai fait la conduite accompagnée avec ma mère. C'était compliqué parce qu'elle était hyper stressée et nerveuse, et moi aussi. J'ai un peu gardé cette appréhension quand je conduis et que la personne à côté a le permis aussi», évalue Audrey, dix ans après avoir passé et réussi l'examen. Pour cette avocate de 28 ans, le fait de conduire deux fois par an et de craindre d'être jugée quand elle prend le volant «a clairement un lien» avec le passage par ce mode de formation. «C'est horrible, mais c'est vrai, tu t'imagines comment la personne à côté de toi pourrait comparer à ce qu'elle aurait fait, ce qui n'est peut-être pas du tout ce qu'elle a en tête –moi, quand je suis passagère, je ne me dis jamais ça, sauf si la personne est vraiment dangereuse.»

Une situation paradoxale, puisque cette méthode d'apprentissage anticipé de la conduite est censée permettre «une meilleure assurance au volant», dixit le site de la sécurité routière, et de «gagner […] en confiance […] en tant que futur conducteur». Afin, notamment, de limiter les accidents de jeunes conducteurs et conductrices. «Il y a deux raisons qui font que les jeunes sont surrepresentés dans les accidents: la jeunesse et, surtout, le manque d'expérience», résume le chercheur Gérard Hernja, responsable de recherche pédagogique à l'École de conduite française (ECF). Or, si la conduite accompagnée ne joue pas sur l'âge, les jeunes qui optent pour ce système doivent conduire 3.000 kilomètres minimum avant de passer le permis, au lieu de 200 à 300 en une vingtaine d'heures seulement de conduite pour la formule classique. Soit dix fois plus.

«En Suède, ce système a diminué quasiment de moitié la surmortalité des jeunes au volant. Et si, en France, les assureurs jouent le jeu [en diminuant la surprime appliquée aux jeunes titulaires du permis formé·es de manière traditionnelle], alors qu'ils ne sont pas philanthropes, c'est que le système est globalement efficace», démontre le spécialiste de l'éducation routière. Efficace du point de vue de la santé publique –on ne peut que s'en réjouir– certes. Mais, individuellement, pas sûr que ce procédé ne s'accompagne pas aussi parfois d'une appréhension du volant spécifique et durable. Et ce n'est pas parce que les conducteurs et les conductrices passées par ce mode d'apprentissage sont restées de grandes ados à la recherche éternelle d'une validation parentale.

Amour de jeunesse

Ce n'est pas non plus qu'Audrey déteste être conductrice. «J'aime bien conduire quand j'ai déjà fait la route et, du coup, que j'ai eu le temps de repérer. Ou quand c'est des longs trajets sur l'autoroute.» Plus jeune, une fois qu'elle a «pris confiance» et s'est sentie «plus à l'aise» au volant, il lui est arrivé de trouver que conduire était «un vrai bonheur». Passer par la conduite accompagnée n'est d'ailleurs pas statistiquement corrélé à une dépréciation plus conséquente de la conduite, relève Yoann Demoli, co-auteur avec Pierre Lannoy de l'ouvrage Sociologie de l'automobile.

Au contraire. Les données de l'enquête nationale Transports et déplacements de 2008 révèlent même ainsi que les titulaires du permis ayant pratiqué la conduite accompagnée aiment davantage que les autres la conduite (à 86%, contre 82%). «Toutefois, comme plus on est jeunes, plus on aime conduire, il est possible que cela cache un effet d'âge», tempère le sociologue. Les personnes plus âgées, qui aiment donc en moyenne moins conduire que les plus jeunes, sont en effet surreprésentées parmi celles qui détiennent un permis et qui sont passées par la voie classique, l'apprentissage anticipé de la conduite (AAC) n'ayant été instauré qu'en 1987, avant d'être généralisé à l'ensemble du territoire en 1988. Des études spécifiques sur le sujet seraient les bienvenues pour comparer objectivement le potentiel désamour pour la conduite des accompagné·es par rapport aux non-accompagné·es.

Réussite pratique

En attendant, ce qui est sûr, c'est que les jeunes conducteurs et conductrices passées par la filière AAC ont, grâce aux 3.000 kilomètres parcourus avant de passer l'examen pratique du permis, un meilleur taux de réussite à ce dernier. Le bilan des examens du permis de conduire de l'année 2018 en atteste. Si les candidat·es AAC représentaient cette année-là 19,6% des examiné·es toutes présentations confondues, elles et ils formaient 25,3% des personnes reçues. Le taux de réussite du permis B après la conduite accompagnée était de 74,6%, bien plus élevé donc que le taux de réussite global (de 57,8%, soit +17 points) et, forcément, que le taux de réussite hors AAC (+21 points).

«Le but de la conduite accompagnée est d'être capable de connaître ses limites.»
Gérard Hernja, chercheur

Entre l'expérience acquise pendant les deux ans de conduite accompagnée, la validation de ces compétences au volant dans les trois quarts des cas par le permis et un taux d'accidentalité moindre, on devrait donc aboutir, en toute logique, à une plus grande confiance sur la route. Sauf que ces éléments ne sont pas toujours reliés de manière rationnelle. Ainsi, les femmes, meilleures conductrices (75% des personnes tuées sur la route en Europe sont des hommes), ont davantage peur au volant, mais, indique Gérard Hernja, peut-être est-ce parce qu'elles mesurent mieux que les hommes leurs compétences réelles. En effet, «la confiance, en matière de conduite au sortir de la formation, est souvent illusoire et peut au contraire exacerber les prises de risque. Le but de la conduite accompagnée est alors moins de donner confiance que d'être, grâce à cette expérience encadrée, capable de connaître ses limites».

Gage de responsabilité

Cette perception (du code) de la route différenciée, plutôt scolaire et bon élève, démarre même avant l'autorisation d'accoler le disque «Conduite accompagnée» sur le véhicule parental, constate la psychologue et anthropologue sociale Maryse Pervanchon, autrice notamment de l'ouvrage Du monde de la voiture au monde social. Conduire et se conduire. «Ce ne sont clairement pas les mêmes individus qui s'inscrivent en conduite accompagnée: les jeunes qui ont fait vingt heures de conduite, ils n'ont qu'une hâte, que ça se termine et de prendre le volant; ceux en conduite accompagnée veulent apprendre et comprendre de façon plus approfondie ce que c'est que de conduire.» La voiture n'est alors pas envisagée comme l'«objouet» habituel qu'elle est pour les jeunes qui veulent en avoir une à eux, sans contrainte ni regard parental.

Le sens des responsabilités est donc sensiblement différent suivant la formule d'apprentissage choisie et le temps qui y est consacré. «Les élèves en conduite accompagnée sont déjà responsables d'eux-mêmes et ont une autre relation aux parents et une autre prise en compte de la société, analyse l'autrice de l'article “Petite histoire de l'accompagnement au volant”. Les comportements de responsabilité au volant viennent habituellement avec l'âge alors qu'avec la conduite accompagnée ils viennent avec l'apprentissage anticipé, donc plus jeunes.»

Si «la voiture est un objet symbolique, celui de notre adultéité et de notre sociabilité», pour les jeunes conducteurs et conductrices passées par la conduite accompagnée, une fois le permis en poche, la prise en main progressive du volant se traduit moins par une envie plus ou moins consciente de se singulariser (en roulant vite et/ou de manière risquée) que par une volonté de se fondre dans la circulation adulte et d'y trouver le plaisir valorisé de cette autonomie. «On peut se faire remarquer parce qu'on conduit bien avec un A derrière», récapitule Maryse Pervanchon.

Contrôle parental

Certes, les jeunes conducteurs et conductrices passées par la formule traditionnelle n'ont pas toutes appris les règles de la route pour les recracher à l'examen puis les oublier tout aussi vite afin de pouvoir ensuite rouler à leur guise. Gérard Hernja a ainsi observé, dans le cadre d'une recherche menée en 2008 sur les conducteurs et conductrices novices, que, si certain·es voulaient conduire seul·es dès le début, d'autres réclamaient une présence à leurs côtés dans les premiers temps après le permis afin de pallier «le sentiment très marqué d'une incapacité, à l'issue de la formation, à maîtriser l'ensemble des situations de conduite», écrit-il. Sauf qu'il ne fallait pas que ce soit une personne qui les juge. «C'est moins le fait d'être avec ses parents qui bloque ou stresse que le fait de se sentir jugé», me précise-t-il, ce jugement pouvant être parfois tout aussi mal vécu quand il vient du ou de la petite amie.

La différence tient plutôt à ce que la conduite accompagnée se déroule à l'adolescence, période charnière des relations parent-enfant, où l'on gère peut-être plus difficilement d'être systématiquement, et sur 3.000 kilomètres, sous regard parental.

«Dans la conduite accompagnée, quelle que soit la relation qu'on a avec ses parents, c'est conflictuel pendant au moins les six premiers mois.»
Maryse Pervanchon, sociopsychologue

«Ce n'est pas tant la conduite accompagnée qui crée le conflit mais plutôt le conflit latent qui fait que la conduite accompagnée se passe parfois mal», rappelle celui qui a longtemps été enseignant de la conduite. Heureusement, il est rare que l'expérience soit si tendue que l'on y mette fin et revienne à la formule classique. Au cours de sa carrière, il a même plus souvent vu la conduite accompagnée resserrer les liens et recréer du dialogue entre l'adolescent·e et les parents que l'inverse.

Mais, même sans clash ni profondes difficultés relationnelles, la place parentale dans cet accompagnement à l'autonomisation n'a rien d'évidente. Les rôles s'inversent. «Les parents se remettent en cause en matière de comportement en voyant conduire leur gamin car c'est à eux de s'adapter à ce que l'enfant a appris à l'école de conduite afin de ne pas lui porter préjudice au permis, complète le responsable de formation à l'ECF. Très souvent, dans les rendez-vous pédagogiques, les parents disent: “J'ai changé ma conduite”, il y a une prise de conscience de leur responsabilité en tant que conducteurs et conductrices vu que la conduite de l'enfant est aussi déterminée par ce qu'il observe des parents et qu'ils veulent être crédibles devant lui.»

Peur passagère

Pas facile de changer de place, symbolique comme physique. Je me souviens pour ma part comme si c'était hier (alors que ça fait plus de quinze ans) des «trop à droite» angoissés de ma mère, plus du tout habituée à se retrouver sur le siège passager. «Je l'ai, cette sensation. Je ne dis pas “j'ai peur”, mais ce n'est pas loin. C'est un vrai élément fort du ressenti parental», témoigne Maryse Pervanchon, accompagnatrice de deux de ses petits-enfants. Avoir peur pour sa voiture, qu'on ne peut contrôler en se trouvant côté passager (et en perdant littéralement les pédales comme le volant), et son compte en banque comme pour soi est donc presque un passage obligé dans les premiers temps.

«Même si l'adolescent est doué et calme, même s'il aura son permis du premier coup, il reste quand même cette crainte, poursuit la sociopsychologue. Dans la conduite accompagnée, quelle que soit la relation qu'on a avec ses parents, c'est conflictuel pendant au moins les six premiers mois, qui sont quand même la découverte de ce qu'est la route. Puis ça s'automatise.» D'ailleurs, de manière générale, le surrisque d'accident des conducteurs et conductrices novices décroît sensiblement après environ six mois de conduite post-permis (au Canada, on dénombre 41% d'accidents en moins au bout de sept mois et, en Suède, 50% en moins après huit mois).

Formation hâtive

Pour le chercheur, une autre raison qui pourrait conduire à ce que l'apprentissage accompagné soit parfois vécu comme un moment douloureux réside dans le fait que le système a quelque part été «dévoyé». Explications: «Dans l'idéal, la personne à qui on délivre l'autorisation de faire la conduite accompagnée devrait avoir atteint le niveau du permis, une autonomie suffisante pour conduire seul. Ce n'est donc pas au bout de vingt heures que l'on devrait la lui donner mais lorsqu'on estime qu'elle est prête à passer le permis.» Or, en moyenne on passe l'examen pratique du permis de conduire après avoir roulé non pas vingt heures mais trente-cinq dans la filière classique, contre vingt-quatre au total pour les AAC!

Conséquence: «Un jeune conducteur qui vient d'obtenir son permis a quelque fois un meilleur niveau que l'adolescent qui vient de commencer la conduite accompagnée.» En somme, le stress peut être engendré par le fait que cette conduite accompagnée commence parfois trop tôt et que le niveau des élèves n'est alors pas suffisant.

«Le stress de ces gamins au volant, c'est aussi le stress des parents. Quand il y a du stress, c'est en général les deux.»
Gérard Hernja, chercheur

Ceci ne démultiplie pas pour autant en pratique le risque d'accrochage, «le risque est moins celui de l'accident que de voir la phase accompagnée être perturbée, avec une prise d'expérience qui se limite à des trajets peu diversifiés».

Si, «au bout de vingt heures, il est exceptionnel que des gens soient capables de conduire avec une forme d'assurance», il n'est alors pas surprenant que les adolescent·es ne soient pas très confiant·es au volant de la voiture parentale, qu'elles et ils craignent de l'emboutir et que ce manque d'assurance tracasse leurs parents, et ainsi de suite dans un cercle (de stress) vicieux. «Lorsque vous avez à côté de vous quelqu'un qui n'est pas sûr et fait beaucoup d'erreurs, vous allez vous-même vous retrouver à stresser. Indirectement, ça va le stresser encore plus. C'est une spirale. Le stress de ces gamins, c'est aussi le stress des parents. Quand il y a du stress, c'est en général les deux», décrit Gérard Hernja, fort de sa longue expérience d'enseignant de la conduite. Ce que confirme Audrey, encore maintenant: «C'est un peu dans ma tête mais quand je suis avec quelqu'un qui a l'habitude de conduire j'ai toujours cette appréhension qu'il va y avoir un jugement. Ça va dégager une sorte de stress communicatif et me paralyser.»

Motivation profilée

Autre obstacle sur la route d'un permis sans stress du jugement identifié par l'ancien moniteur de conduite: les raisons pour lesquelles les ados comme leurs parents se tournent vers le dispositif de l'apprentissage anticipé. «La conduite accompagnée devrait être faite uniquement pour des raisons pédagogiques ou de sécurité routière mais elle a été détournée. Dans les écoles de conduite, beaucoup de personnes viennent faire la conduite accompagnée pour une question d'argent, elles se disent que le permis sera moins cher et l'assurance aussi. Quand on ne promeut que les questions de sécurité, il y a très peu de candidates à la conduite accompagnée; quand on dit que grâce à elle le permis et les assurances seront moins chères, on a un afflux de demandes.»

Or, insiste le chercheur spécialiste de l'apprentissage de la conduite, ce ne devrait pas être une question financière mais d'«envie d'apporter quelque chose en plus», d'être «dans le partage, l'accompagnement et l'apprentissage»: «C'est une belle mission qu'on donne aux parents d'avoir à la fois la responsabilité et le droit d'accompagner leur enfant!»

«La conduite accompagnée avec votre père ou votre mère aura forcément un retentissement sur la conduite future.»
Gérard Hernja, chercheur

Problème: ils peuvent aussi s'en emparer de manière excessive et vouloir jouer au moniteur d'auto-école, alors que ce n'est ni leur métier ni leur rôle –mon père prenait par exemple un grand plaisir à me faire conduire comme si, à chaque fois, je passais le permis, ce qui a contribué à me donner l'impression de passer un examen avec un regard scrutateur et jugeant lorsque je me retrouve au volant.

Dans le cas d'Audrey, qui habitait un petit village à la campagne et a passé le code dès ses 16 ans afin de pouvoir passer le permis plus vite, parce que «si t'as pas de voiture, tu peux absolument rien faire», c'était plus un choix stratégique et pragmatique qu'un véritable souhait de sa part de conduire. «C'est surtout ma mère qui a insisté pour que je puisse tout faire rapidement pendant que j'étais chez elle avant de partir à la fac. Je pense que c'était pas la meilleure idée…», dissèque-t-elle dix ans après. «La conduite accompagnée, c'est bénéfique mais ce n'est pas à tous les coups gagnant. Les parents ne savent pas quand ils inscrivent leur enfant à la conduite accompagnée s'ils vont être le bon accompagnateur pour leur enfant. Ce qui se passe avec votre père ou votre mère, ce sont des choses qui ont forcément un retentissement sur la conduite future», admet Gérard Hernja, pourtant fervent défenseur de cette méthode, qui permet d'acquérir de l'expérience dans des conditions plus sûres. Mais à condition d'avoir le bon profil, les bonnes motivations et de ne pas faire trop l'impasse sur la formation initiale.

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